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mardi 6 janvier 2004 / poésie et
quotidien
(Conort, Sacré, Emaz)
archives : séance
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5_séance 6 (ci dessous)
on a beaucoup
travaillé dans les précédentes séances
sur la notion d'image-mémoire: la convocation mentale du réel
comme source pour l'écrit
il s'agit d'aller un peu plus loin, en travaillant sur la frontière
entre l'image-mémoire, en quoi la convocation de langage agit
en amont sur cette captation même, et comment la réorganisation
du texte, induisant production d'une nouvelle illusion de réel,
offre au texte son instance propre, indépendante évidemment
du réel source
l'autre paramètre est celui du rythme, que je considère
comme signature essentielle de chacun : la cohérence qui existe
entre la manière formelle et la cadence d'une phrase et son organisation
globale en texte ou, au-delà, en livre
la consigne : se saisir d'une épiphanie récente du réel,
ces instants où il nous semble que l'appel au langage créerait
une fragile, éphémère transfiguration, puis a, concevoir
l'ensemble du temps d'écriture comme accumulation progressive,
mais la plus extensive possible, de ce réel-source et b, l'organiser
en textes que, pour la seule fois du cycle, on traitera arbitrairement
selon des rythmes différents
j'ai amené trois livres récents dont le point commun est
de s'ancrer dans le quotidien pour un engagement poétique radical
ces trois poètes, Benoît Conort, James Sacré, Antoine
Emaz, ont certes d'autres points communs, esthétiques ou biographiques
mais Cette vie est la nôtre, de Benoît Conort, Écritures
courtes de James Sacré, et Poèmes communs d'Antoine
Emaz, s'ils ont cet ancrage premier dans une épiphanie du quotidien,
une très humble perception d'un instant à charge symbolique
ou sémiotique forte, diffèrent radicalement dans la forme
: longues cadences rapsodiques pour Benoît Conort, acceptation
du lyrisme et du continu, blocs compacts parfois en prose pour James
Sacré, d'une dizaine de lignes souvent, et un exigeant travail
du blanc, coupé au couteau, pour Antoine Emaz - pourtant, le récent Lichen,
lichen d'Emaz en témoigne : pour lui aussi, la source est
dans le quotidien, les actualités télévisées,
le bruit d'un crissement de pneu, une odeur d'eau de Javel - et son travail
de préparation et notes, captation dans Lichen, lichen est
massif et continu
on est entré dans une nouvelle phase de notre travail, où moi
aussi j'expérimente, et ne dispose pas avant la séance
de projection sur ce qui en résultera
par exemple, m'a bien intéressé comment,
dans ce travail de captation, la convocation de l'écriture était
déjà une première réorganisation
narrative du réel, là où j'aurais souhaité qu'on
aille plus loin dans l'agrégat brut - m'a intéressé,
dans la plupart des textes entendus, comment la reprise brève,
format James Sacré, permettait un passage au métaphorique,
gardait du réel le collant, l'expérience, le symbole,
et souvent un vocabulaire là où le quotidien se
refuse en apparence le plus au poétique (déchetterie,
bruits électriques, parking etc): dans le passage de ces
textes proches du réel source à la réécriture
format Sacré, nous avons eu la récompense de notre
travail
à l'inverse, beaucoup m'ont dit avoir trouvé "facile" la
troisième étape, qu'on dira l'étape Emaz, de parvenir sans
perte à l'expression la plus brève et la plus tendue, le haïku
non pas comme état premier de la sensation, mais l'aboutissement de notre
expérience au réel, laissant derrière nous la parole, les
formes : pour moi c'était le plus escarpé, et peut-être voudrez-vous
m'envoyer par mail des tentatives, qui n'ont pas été possibles,
dans cette radicalité souhaitée, dans le temps imparti de l'atelier
autre question : le traitement rapsodique, les cadences longues à partir
de la captation source - on a utilisé l'ami Benoît,
dont j'espère bien qu'il nous visitera un de ces mardis, comme
clé pour l'entrée dans ce réel - cette notion de
déchiffrement du réel, de son transfert dans l'univers
du langage, qui met en cause précisément la notion d'image-mémoire,
mais fait de cette mémoire du réel une première
cible à conquérir pour le langage, nous a troublés
la semaine prochaine, avec Nathalie Sarraute je pense, c'est à cette
frontière qu'on va revenir - conquérir par la langue un
fragment de réel qui ne pré-existe pas comme image-mémoire,
de ce réel pourtant quotidien, subjectif, lié à notre
expérience sensible, qui sert de source à cette séparation,
condensation, transfiguration poétique qu'aujourd'hui on a touchée
très concrètement: en ce sens, séance parfaitement
réussie, même si troublante parce qu'ouvrant à pas
mal de possibles, pas mal d'inconnu
et une nouvelle fois, même si nous avons convoqué dans le
travail même une double strate de réécriture, c'est
dans l'amont, la préparation du texte que nous travaillons : densifier,
mais déjà en écrivant, tout ce que convoque la prise
d'écriture, de façon irrationnelle et sauvage
je suis de plus en plus convaincu que le premier déplacement de
concept, qu'il m'aurait été donné d'explorer
ces dernières années et qui signerait mon approche, c'est
là qu'il s'ancre : non pas considérer l'atelier d'écriture
comme apprentissage ou chemin du premier jet à la forme accomplie,
mais comme dépli des paramètres de l'amont, que le premier
jet va catalyser dans une figure erratique, dont l'imprévu même
signera la potentialité d'oeuvre - et je suis de plus en plus
convaincu qu'il y a là un champ neuf, totalement absent par exemple
de l'approche normative de la langue littéraire telle que proposée
sans distinction aux élèves de 1ère pour l'EAF
c'est donc un voyage très structuré que nous avons à accomplir,
et l'architecture commence à en être perceptible: les textes
entendus ce mardi, c'est un moment de l'atelier que je trouve toujours
miraculeux, commencent à apparaître comme la continuité des
textes précédents, la voix de chacun, et non pas réponse à une
consigne spécifique, qu'ils respectent pourtant - on tient le
bon bout
et merci à celle qui m'a dit
en partant (je ne dis pas le nom): – Et je lis "même" vos
commentaires sur Internet! - bien j'espère, oui!
F
De Benoît
Conort, je vous propose de lire sur remue.net ce travail qui prolonge Cette
vie est la nôtre: Rapsodie
de rhapsodie,
accompagné de 2 autres textes, L'envers de la langue et Défaut
de prose. Il est bien sûr de l'équipe fondatrice
de Carrefour-des-Ecritures, et vous pourrez y lire ce texte : L'amour
de la langue ou, vous n'en dénigrerez pas le titre: De
la nécessité d'écrire en atelier d'écriture.
Sur et de Antoine
Emaz, dossier sur remue.net, lire en particulier les extraits
proposés, et le texte de Dominique Viart (Lille III). Liens
aussi vers une étude de Jean-Michel Maulpoix et sur un texte
qui vous parlera sans doute de très près, dans l'écho
de notre séance, ses Notes sur André Du Bouchet,
d'abord publiées dans la revue Recueil, qu'animent Maulpoix
et Conort. Non parce que "le monde est petit", comme disait
ma grand-mère, mais simplement parce qu'il y a une grande
cohérence dans tout cela.
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