02. Alphabet

« Je compris brusquement que le monde écrit ne dépend pas de Milan ou de Londres, mais qu’il tourne toujours autour de la main de celui qui écrit, du lieu d’où il écrit: là où tu es – c’est le centre de l’univers. » Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres.

Il pourrait avoir fini la lecture d’un roman, être troublé, les mains sur la couverture, sentir son cœur battre vite, fort. Il pourrait comprendre que la lecture qui avait été entreprise pour lire, simplement, curieusement, journalistiquement la vie d’un homme, d’une époque, d’un pays, de familles, d’un état n’était que la sienne propre, comme une sorte de filiation d’autant plus forte qu’elle était mystérieuse. Et comprendre. Il pourrait comprendre et aimer ce regard posé sur les siens et son entourage, avec une infinie patience, une infinie tendresse, avec silence, sans que rancœur et rage n’appartiennent à son vocabulaire, mais cet incommensurable amour et vie, comme à murmurer l’adage dans l’adversité, il y a la joie, la suite, l’infinie lumière du vivant. Toutefois, il pourrait rester muet, triste, vibrant d’émotion, retenir encore la poésie des mots qui ont su rejoindre sa lecture, leur lecture devenant ses mots, sa pensée, son être; et se poser la question, que l’auteur se pose aussi, sans jamais vraiment l’écrire, ou juste vers la fin, si j’ai à écrire, comment puis-je le faire? Qu’est-ce qu’écrire? Raconter des histoires. Raconter les histoires depuis toujours dites, mais ici, maintenant. Nerveux, il pourrait se lever brusquement et se dire Non! Quel prétentieux ferais-tu! Qui serait-il pour avancer de telles choses? Personne. Son trouble serait plus intime, viscéral. Il en aurait encore la chair de poule. La musique des mots serait la musique de l’âme, éthérée et tactile, une fumée incolore et vibrante, caresse et gifle. Force et abandon. Et se forcer à dire, au cœur-même de sa propre inconsistance, insignifiance, matricule inepte sur un registre des Affaires étrangères, entre deux feuillets à l’encre noire, l’écoute des mélodies d’autrui. Il n’y a pas de mots inutiles. Il pourrait vouloir prolonger l’émoi, aller plus au fond de l’émerveillement, creuser plus encore en lui et dire son dire. Cela l’effraierait. Il n’aurait pas encore les mots. Il faudrait commencer par de petites choses. Quelques rencontres. Ou rien de tout cela. Pourtant. Nous ne sommes qu’un tissage, mots minuscules se mêlant à la trame, reliefs sur un tissu damasquiné dont nous ne connaissons, en fait, nullement le dessin, ou juste un peu, cette volute, ce pétale.

Il pourrait revenir d’une longue promenade, un peu las. Les couleurs fraîches du matin joueraient encore entre les feuilles des frênes. Une légère vapeur monterait du sol et déverserait sa lumière translucide sur l’angle champêtre de son retour, le long du sentier étroit entre boccage et prairie. Il pourrait avoir fait l’amour et on lirait sur son visage la joie et le regret. Lui aurait-il menti? Lui-même hésite. Sincère. Reconnaissant de ce partage sans plus de mots qu’il ne fallait pour témoigner la rencontre, l’écoute attentive, réconfortante. Il avait aimé sa grâce et son intelligente pudeur à recevoir son abandon. Heureux. Le mot paix avait peut-être un sens. Il éprouvait la gratitude de sa présence, qu’elle ait été là, que les années n’étaient pas seulement des rides sur le temps, mais cette main toujours présente, prête à tenir la sienne. Il aimait cette simple lumière sur la surface de la vie qui, sans effort, sans mémoire, était ainsi vécue. Être au monde. Ici. Il pourrait aller le long des sentiers de traverse d’Oxted, peu avant la voie ferrée. Il aurait un peu froid tout à coup, en remontant le col de sa veste, et sentirait – pourquoi pas – sa cravatte au fond de la poche gauche, en cherchant abri et tiédeur. Enlevons les mains des poches et le petit matin brumeux. Il marcherait dans le silence du jour encore pâle, sans présent, à peine conscient d’être pris dans un tourbillon de vie, un peu étourdi, surpris, suspendu, ni coupable, ni perdant, ni héros. Pourquoi d’ailleurs? Enlevons cela aussi. Pourtant, il marcherait bien dans le petit matin, à la périphérie d’Oxted, évitant les regards qui déjà avaient été portés, un peu hagard pour les caresses reçues et l’impromptue irruption d’un chant mémoriel.

Il pourrait venir d’éteindre son smartphone après avoir parcouru les nouvelles, ces cris incessants sur pourquoi? mais que fait-on? et alors? et c’est quand? qui demeurent sur la surface insignifiante des choses, des ‘increspature’, des crêtes, des gouttelettes, de l’écume prises pour un drame éternel, tout en criant à des causes à la hauteur de ces mythes aveugles qui n’en feraient que précipiter les absurdes conséquences. Dans le salon, les lumières sont discrètes et le divan, poussif, accueillant, une sorte de confiant discret invitant à l’abandon de l’être entre deux coussins. Il est nu pieds, pour ne pas perdre ce contact primordial avec le réel. Il allumerait le lecteur, sélectionnerait la piste 5, laisserait les premières notes de violoncelle apaiser son âme, prendrait conscience que déjà le fait « d’allumer le lecteur » le placerait dans une situation « vintage » irréductible et cela le ferait sourire. Il pourrait s’imaginer avant.

Il pourrait hésiter à appuyer sur sixième ou huitième étage dans le minuscule ascenseur, à l’intérieur rouge, qui le porterait vers l’appartement de ses amis, escalier C. Il aime à aller chez eux, pour les films, les discussions, les désaccords, mais aussi parce qu’il se surprend toujours à laisser errer son regard sur ce vase protogrec ou pré colombien, là, sur sa droite. Une fascination. Il se féliciterait de sa mise, simple, neutre, primordiale, linéaire. Noire. Non pas que les couleurs l’importunent. Mais il les laisse aux autres convives. Il recherche autant la rigueur qu’une expression artistique d’un être là, qu’une élégance. Un tracé net sur la feuille blanche de la vie. Ce soir-là, il aurait détaillé les tracés géométriques noirs, un noir un peu bleuté remarquerait-il, imaginant la main tenant le calame, l’autre veillant à ce que le tour ne ralentisse trop. Il pourrait se dire que son pull noir avait vraiment besoin de laver, essayant de garder une attitude posée pour faire oublier son inélégance. Il pourrait se laisser aller à écouter sa propre voix dire avec une assurance enfin conquise ce qu’il penserait du livre, du monde, puis envoyer tout cela au diable et goûter ses convives et le bon vin. Ses cheveux seraient déjà blancs. Il pourrait prendre plaisir à écouter, derrière les mots, la maladresse à ne pas vouloir dire une relation, une action, une ambition tout en les affichant aussi bien par narcissisme que par désir de reconnaissance sinon d’adulation. Mais, ce soir-là, les mots seraient encore en demi-teinte, en ombres lasses, en je-ne-fais-que-passer, menus, enroués, presque en s’excusant. Le face à face, quelque peu gênant, durant la discussion générale, une sorte d’arène où construire le mécano d’un discours huilé, parfois déjà dit ailleurs et dont chacun tend à diminuer la tension qui en se servant un verre d’eau, qui en picorant une olive, s’évanouit quand les intervenants deviennent des convives, assis autour d’une table croulant sous les plats apportés par chacun des participants. Mais est-ce le 8 ou le 6? Etage ou âge?

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3 commentaires à propos de “02. Alphabet”

  1. Rétroliens : De ci, de là – d'autres pas…

  2. profité de mon petit moment de battement pour lire un 9 (ne me suis pas risquée à y penser) et suis bien tombée… assez beau pour être savouré, admiré mais aussi capable de susciter désir d’essayer (va falloir que j’arrive à y penser) merci

    • Plus Une l’hypothèse sur l’histoire, j’ai suivi l’hypothèse du personnage principal/narrateur, partant de ce qui avait été écrit.
      Merci d’avoir apprécié !