Carnet à plumes

Jour 1

Le grand carnet noir à couverture en cuir souple attend sagement sur la table, son rabat élastique fermé sur les pages couvertes de phrases tracées au bic bleu ou vierges encore, hormis le fin quadrillage gris. Un ruban marque la progression de l’écriture, petite queue effilochée de tissu couleur taupe. Le carnet renferme aussi quelques photos, des bouts de papier annotés et bien sûr une petite plume de geai cachée entre deux pages.

Objet familier, l’écriture s’emporte, sort du cadre -ratures- emportée par son élan ou dans l’inconfort d’une position adoptée sous l’impulsion d’une inspiration subite. Carnets à plumes. Souvent dialogue avec soi-même, où l’on cherche pourtant une certaine distance.

Jour 2

Le grand carnet noir à couverture en cuir souple attend toujours sur la table, son rabat élastique fermé sur les pages, certaines couvertes de phrases tracées au bic bleu, d’autres vierges encore hormis le fin quadrillage gris. Un ruban marque la progression, petite queue effilochée de tissu couleur taupe, pour l’instant fichée au centre du carnet, le séparant en deux parties presqu’égales. Le carnet renferme aussi quelques photos, des bouts de papier annotés et la petite plume de geai y restera jusqu’à ce que ce soit terminé, que les pages soient couvertes de mots, de phrases tracées à la main au bic bleu.

Carnet. Diminutif de quaternetum, qui se rattache à quaternio, cahier de quatre feuilles. Carnet et cahier ont la même racine. Je les distingue pourtant. Cahier, c’est un objet de l’enfance et de l’apprentissage. Un objet rassurant. Ouvert à tout vent, pas de secrets. Cahiers d’école, crayons et gommes, les odeurs de l’année qui commence et toutes ses promesses. Toujours lignés pour guider l’écriture à domestiquer. Couverture en papier bleu, pliage parfait, un cm de papier collant, perfection impossible à reproduire, étiquette bordée de bleu. On les appelait cahiers de brouillon. Est-ce cela qui leur donnait cet aspect débonnaire et amical?

Tendresse pour les tout petits carnets à spirales que l’on disposait à côté du téléphone. Prendre au vol des adresses, des numéros. Aide-mémoires, assistants modestes qui accueillent toutes les erreurs, les ratures. Dans lesquels on ne peut s’empêcher de faire des gribouillis.

Sans cahier, sans carnet, on peut aussi se débrouiller avec des papiers volants. Je me souviens d’une époque où la moindre feuille était utilisée jusqu’au bout, tout espace vierge était exploité. Le verso des courriers et des factures, le bord vierge des journaux. Le papier d’emballage de la pharmacie, papier ligné de vert, un vert médical, doux, discret, fin lignage qui court d’un bord à l’autre du rouleau que le pharmacien tranche d’un geste sûr. On n’a pas idée du nombre de supports qui se prêtent à la prise de notes. Listes de courses, de livres à lire. Parfois une citation. Papiers volants, flyers, « papillons » qui jonchent les tiroirs, les sacs à main des personnes disparues. Quelques mots d’une écriture familière qui s’entremêle parfois avec les phrases de la facture ou de la circulaire qui a servi de support à l’époque.

Chercher « le » bon carnet. Le grain de papier qui convient, couleur, forme épaisseur. Appréhension et tentation de l’aventure qui potentiellement s’ouvre. Que va-ton découvrir? Objet de compagnie pendant de longs mois. Recueil de banalités, de souvenirs, parfois une perle, quelque chose qui s’échappe et lorsqu’on le relit ça brille, on est surpris soi-même.

Jour 3

Le grand carnet noir à couverture en cuir souple est ouvert sur la table, l’élastique détendu du rabat git sous la couverture attendant sans impatience. Les deux pages de papier ivoire se font face, entre elles le ruban gris marque le centre, sa petite queue effilochée nonchalamment posée comme la langue d’un serpent.

Le trait bleu trouve sa place dans le quadrillage, les lettres habitent les cases, s’appuient sur la ligne horizontale mais ne semblent pas contraintes, jouent avec le calibre pour en exploiter toutes les possibilités.
(De temps à autre, retourner le cahier, regarder les pages à l’envers pour découvrir le ballet de l’écriture, sa musique personnelle.)

Plaisir de tracer des lettres, plaisir du mouvement, plaisir physique de l’activité, faire (pas seulement penser), comme peindre, dessiner, choisir les mots pour leur qualité graphique, leur mouvement. Découvrir en le traçant la beauté visuelle d’un mot ou le plaisir gestuel qu’il provoque.
quand

Je parcours des yeux les jours précédents et mon oeil capte et reconnait les mots que la main aime tracer: acquis, pendant, longtemps, plaisir. Les deux T cinglants du mot Etiquette

parfois
une perle
les plumes de geai toujours

Je sépare l’écriture manuscrite de celle du clavier. Comme une recette de cuisine où jaune et blanc sont d’abord séparés avant de pouvoir agir de concert et apporter chacun leur part à l’entreprise commune. Écrire commence donc par laisser le bic bleu parcourir quelques lignes, parfois quelques pages, du carnet à plumes. Dans le geste, la main reconnecte aux cahiers de brouillon quand elle courait, joyeuse des aventures à découvrir.

Jour 4

La grand carnet noir est ouvert et dans ses pages ivoire des mots bleus jouent avec le fin quadrillage gris. Un ruban couleur taupe traverse parfois la page et il est alors question de serpents qui auraient été aperçus. Les mains glissent dans un doux froissement et les mots s’enchainent dans leur belle chorégraphie. Autour du carnet, des bouts de papier annotés d’une écriture nerveuse ont figé des listes de courses d’un autre temps, des livres à lire absolument et une citation qui semble désormais inutilisable. Une formule de politesse de ce qui a autrefois été une facture se mêle à la danse des lettres tracées à la main et forment un document palimpseste où signes manuscrits et imprimés figés ensemble ont maintenant valeur historique et portée émotionnelle identiques. Des flyers, papiers papillons échappés d’un sac à main volent autour du carnet à plumes et irriguent les canaux qui quadrillent ses pages.

Jour 5

Dans le grand carnet noir à couverture souple, un serpent couleur taupe sommeille entre les pages. Veilleur ou gardien, il attend que s’ébroue le troupeau des mots qui progresse lentement. Des papillons aux motifs imprimés bercent ses rêves de considérations distinguées désormais inutiles. La plume de geai pulse doucement son bleu électrique qui guide les voyageurs.

A propos de Anne Vanweddingen

Formée au journalisme, travaille dans une société d'auteurs et d'autrices depuis longtemps, j'écris depuis toujours. Dans des cahiers à plumes, dans les marges, sur des papiers volants. Je cours, j'écris, je travaille. Je cours sur les bords du trou noir comme sur les rives d'un vieux volcan. J'écris mes aventures au centre de la terre.