Chez madame Ravachol

Personne ne se souvient précisément où elle habitait. Par là… derrière la CAF, vers la Grand’Église, du côté de la place Boivin, dans les petites rues là-bas,.. Je me souviens que ça montait, il y avait un square pas loin… Personne ne saurait y retourner et même en y retournant, personne ne saurait retrouver l’entrée, les façades des immeubles ayant été refaites depuis bien longtemps, des immeubles détruits… C’est peut-être là, ou là, ou ici, je ne sais plus… Google maps n’enregistrait pas nos itinéraires, ne fixait pas dans la mémoire de ses serveurs où nous allions, où nous nous arrêtions, combien de temps, jour après!s jour. Goggle maps n’existait pas et les visites qu’on lui rendait étaient trop épisodiques pour qu’on en reconnaisse les lieux, quarante ans après. Son existence de vieille femme était déjà si discrète qu’on était peu à lui prêter attention, encore bien moins à savoir où elle vivait. C’était peut-être ici.

C’était dans une arrière cour, une bâtisse d’une pièce avec toilettes, accrochée au mur de gauche. Pour arriver à la cour, il fallait traverser un premier bâtiment de 4 étages par un couloir sombre et étroit. Pour éclairer, il fallait tourner d’un quart de tour vers la droite ou vers la gauche un interrupteur Zeppelin gris en Bakélite. Une ampoule jaunie donnait une lumière si blafarde que la plupart du temps, on préférait traverser dans le noir, guidé par la lumière de la cour au fond du couloir.

La cour était sombre, humide avec une végétation parasite qui mettait tout de même un peu de vert dans le gris poisseux. Des herbes plus solitaires que folles étaient venues se fixer sur les quelques raies de terre incrustée entre de vieilles dalles moussues et glissantes l’hiver. On pouvait l’imaginer arriver dans cette cour, courbée, attentive à bien poser ses pieds pour ne pas tomber, un panier lourd au bout d’un bras, un saut de charbon au bout de l’autre, donné par un voisin pour qu’elle puisse se chauffer et cuisiner.

Ça y est, ça me revient. Le saut à charbon, le charbon: la cuisinière était à charbon. Elle donnait la chaleur à la petite pièce humide. Sur le coin de la cuisinière, il y avait toujours une bouilloire avec de l’eau gardée chaude, quand il y avait du charbon pour chauffer. À droite de la cuisinière, un vieil évier recueillait une assiette, un verre, une fourchette, un couteau, une casserole cabossée mais propre. Une tasse à café était posée sur la table, toujours, renversée après avoir été rincée. C’était une table en Formica qu’elle avait échangée contre sa vieille table en bois demi-lune où elle fixait sa machine à saucisse. Le Formica ça fait moderne.

Au-dessus de la cuisinière à charbon était tiré un fil pour suspendre les torchons humide, la serviette et le gant de toilette, et puis des bas, une culotte, une bande molletière l’hiver…. tout le petit linge lavé à la main dans la cuvette en émail blanc au rebord bleu. Sur la barre de devant au-dessus du four, pendaient une louche et un tison. Quand elle rentrait transie du marché, elle ouvrait la porte du four et y déposait ses godillots trempés. Elle plaçait la cuvette sous la porte, la remplissait d’eau chaude dans laquelle elle versait une poignée de sel gros. Elle y glissait ses pieds et la chaleur revenait dans son corps. Quand la température de l’eau avait bien baissé, elle se prenait un pied, puis l’autre et les massait longuement avec du Synthol. Il faut s’aimer disait-elle aux femmes plus jeunes.

La table en formica, quatre chaises, un lit, une table de nuit, une armoire, un meuble bas. C’en était tout du mobilier. Le lit prenait une grande partie de la place. Il était tourné face à la porte à demi vitrée de manière à voir la lumière du dehors. Le soleil ne frappait jamais la façade mais il lui fallait être tournée vers la lumière; tournée vers la porte, toujours, voir qui pouvait arriver. Quand elle se couchait, elle fermait à double tour, retirait la clé et l’accrochait à un clou, entre la porte et la fenêtre, sous le baromètre. Elle restait couchée un moment après s’être éveillée le matin, à regarder le rien derrière la porte, le petit jour blanchissant la pièce. Elle restait couchée longtemps avant de s’endormir le soir, gagnée par la pensée de tous les disparus de sa vie qui venaient la visiter alors et la secouer de quelque tristesse. Elle se couchait sous les couvertures, l’édredon ramené sur les épaules, la tête enfouie sous l’oreiller lorsqu’il y avait des orages. J’ai tellement peur des orages, ça me rappelle les bombardements. La journée, elle restait souvent assise longtemps sur le bord du lit, pensive. C’est comme ça qu’elle a été surprise un jour par un voisin. Elle avait déjà plus de 80 ans. Il l’a forcée dans le lit où elle avait aimé et où elle avait été aimée. Elle avait oubliée de fermer la porte.

C’est peut-être pour ça que, sans que je le sache, et tout en restant à la table, face à elle, tourné vers la cuisinière et l’évier, le lit, sur ma gauche me parait aujourd’hui prendre toute la place. L’idée qu’il était son refuge dans la solitude et la peur de l’orage aussi bien que le lieu de son agression le faisait grandir encore.

Dans les images qu’il me reste, l’évier a disparu comme la table en Formica. Dans la pièce que je cherche à retrouver, il n’y a plus que le lit et la cuisinière à charbon. La cuisinière est froide, et sur le lit, sous l’édredon, j’ai l’impression que repose son petit corps, froid comme la cuisinière à charbon.

5 commentaires à propos de “Chez madame Ravachol”

  1. Je trouve votre texte très beau. Il m’apparaît vivant et l’atmosphère y est prégnante, la maison, les objets,Mme Ravachol tout à fait présente et forte de cette évocation.

  2. c’est que dans ce monde-là ce qu’il peut y avoir comme salauds c’est à ne pas croire