Playlist (cinq fois sur le métier)

1. Mercredi 17 juillet

Un rectangle de 10 cm de haut et de 6 cm de large. 1 cm d’épaisseur à peu près. De face : noir mat, en aluminium, les rebords légèrement arrondis. Un écran occupe un peu plus du tiers de la surface. Dessous, une molette pourvue d’un bouton central. Un symbole de chaque côté de la roue (Rewind à gauche, Forward à droite). Play/Pause en bas. MENU, en lettre majuscule, inscrit en haut de la roue. Les symboles et l’inscription en blanc. Aucune autre indication. L’objet est assez lourd en main. Juste ce qu’il faut pour lui donner une présence agréable. Le dos est en acier poli. Un logo et le nom de l’appareil y sont gravés, ainsi que sa capacité de stockage (120 GB), plusieurs indications légales dans une police minuscule, et enfin une suite de logotypes, spécificités techniques certainement obligatoires.

2. Jeudi 18 juillet

C’est d’abord un bel objet. Du design vu comme un art. Je pourrais le garder en main des heures, jouant avec sans même m’en servir. Un rectangle de 10 cm de haut et de 6 cm de large. 1 cm d’épaisseur à peu près (Hauteur : 103,5 mm. Largeur : 61,8 mm. Épaisseur : 10,5 mm). De face : noir mat, boîtier métallisé recouvert d’aluminium anodisé, les rebords légèrement arrondis. Aluminium anodisé. « L’anodisation est un traitement de surface (de type conversion) qui permet de protéger ou de décorer une pièce en aluminium (ou alliage) ou titane (ou alliage) par oxydation anodique (couche électriquement isolante de 5 à 50 micromètres). Elle octroie aux matériaux une meilleure résistance à l’usure, à la corrosion et à la chaleur » (Wikipedia). Et plus loin dans le même article, cette mise en garde un peu inquiétante : « Par temps très froid, ne posez pas une main humide sur une surface anodisée : le phénomène de gel est accéléré et vous resteriez très solidement collé à la façon des collages au cyanoacrylate. » Enfin ça : « Quand on manipule des pièces anodisées, on entend le bruit caractéristique des microcristaux qui crissent » : le bruit, la musique, nous y voilà. Des microcristaux de musique contenus à l’intérieur du rectangle en aluminium anodisé. Un écran LCD couleur rétroéclairé de 2,5 pouces, d’une résolution de 320 x 240 pixels à 163 pixels par pouce, occupe un peu plus du tiers de la surface. Dessous, une molette pourvue d’un bouton central : le fabriquant appelle ça la Click Wheel, ou quand le marketing réinvente la roue. Un symbole de chaque côté de la roue (Previous title/Rewind à gauche, Next title/Forward à droite). Play/Pause en bas. MENU, en lettre majuscule, inscrit en haut de la roue. Les symboles et l’inscription en blanc. Aucune autre indication. L’objet est assez lourd en main. 140 grammes exactement. Juste ce qu’il faut pour lui donner une présence agréable. J’ai toujours pensé, en le voyant, au monolithe du film 2001 l’Odyssée de l’espace de Kubrick. Un objet lisse, attirant, mystérieux (il l’était, à l’époque : je me souviens d’une discussion à propos de l’option « lecture aléatoire » qui nous semblait relever d’une sorte de magie, anticipant nos désirs en jouant exactement le morceau qu’on avait envie d’entendre). Le dos est en acier inoxydable poli. Un logo et le nom de l’appareil y sont gravés, ainsi que sa capacité de stockage (120 GB), plusieurs indications légales dans une police minuscule, et enfin une suite de logotypes, spécificités techniques certainement obligatoires. Un disque dur de 120 GB, ça fait 30 000 chansons (et aussi 25 000 photos, et jusqu’à 150 heures de vidéo, mais je ne me suis servi de l’objet ni pour des photos, ni pour de la vidéo). Tâchons d’être exhaustifs : sous la base de l’appareil, il y a une prise dite « dock ». Sur le dessus, un bouton coulissant « Hold », qui permet de le verrouiller, et une prise casque stéréo 3,5 mm. La batterie permet jusqu’à 36 heures d’écoute à charge pleine. Et d’ailleurs, je n’ai encore rien dit de l’écoute.

3. Vendredi 19 juillet

Pourquoi cet objet ? C’est un bel objet. C’est d’abord un bel objet. Mais ça n’est rien d’autre qu’un objet. Un appareil qu’on acquiert pour répondre à un besoin. Un outil. Un outil suffisamment bien conçu pour provoquer un attachement, une fascination. Du design vu comme un art. Je pourrais le garder en main des heures, jouer avec sans même m’en servir. On m’objectera que j’exagère sans doute un peu. Pourtant, les objets qui nous accompagnent n’ont pas à être laids. Celui-ci en particulier, qui répond parfaitement aux injonctions du Bauhaus : l’épure au service de la fonctionnalité. Un rectangle de 103,5 mm de haut et de 61,8 mm de large. Épais de 10,5 mm. De face : noir mat, boîtier métallisé recouvert d’aluminium anodisé, les rebords légèrement arrondis. L’anodisation permet de protéger une pièce en aluminium par oxydation anodique (couche électriquement isolante de 5 à 50 micromètres) (Wikipedia). Et cette mise en garde un peu inquiétante : « Par temps très froid, ne posez pas une main humide sur une surface anodisée : le phénomène de gel est accéléré et vous resteriez très solidement collé à la façon des collages au cyanoacrylate. »  Enfin ça : « Quand on manipule des pièces anodisées, on entend le bruit caractéristique des microcristaux qui crissent » : le bruit, nous y voilà. La musique, c’est du bruit mis en ordre. Des microcristaux de musique contenus à l’intérieur du rectangle en aluminium anodisé. La batterie permet jusqu’à 36 heures d’écoute à charge pleine. Je n’ai encore rien dit de l’écoute. Je n’ai rien dit de la possibilité offerte de s’approprier la musique comme auparavant on le faisait avec les cassettes audio. Organiser sa musique. Cette fois, c’est plus simple (user friendly, disent les gens du marketing) : un clic de souris d’ordinateur pour déplacer les morceaux ou les assembler, un clic sur l’appareil pour jouer les morceaux. C’est plus simple, et surtout : infini. Potentiellement infini : des heures d’écoutes possibles. Une vie en musique. Une vie encapsulée dans une playlist. La liste d’écoute, ou de lecture, pour le dire en français. Surprenant d’ailleurs : playlist se traduit aussi bien par une action passive : l’écoute, qu’une action active : la lecture. Il y a des écoutes actives et des lectures passives, je sais. En tout cas, on perd en français la notion de jeu (Play à un double sens en anglais : jeu et lecture). L’iPod procure du plaisir. Visuellement, l’objet procure du plaisir. Au toucher, les matières provoquent du plaisir. À l’usage, un plaisir. L’objet, donc : un écran LCD couleur rétroéclairé de 2,5 pouces, d’une résolution de 320 x 240 pixels à 163 pixels par pouce, occupe un peu plus du tiers de la surface avant. Dessous, une molette pourvue d’un bouton central : le fabriquant appelle ça la Click Wheel, ou quand le marketing réinvente la roue. Un symbole de chaque côté de la roue (Previous title/Rewind à gauche, Next title/Forward à droite). Play/Pause en bas. MENU, en lettre majuscule, inscrit en haut de la roue. Les symboles et l’inscription en blanc. Aucune autre indication. L’objet est assez lourd en main. 140 grammes exactement. Juste ce qu’il faut pour lui donner une présence agréable. J’ai toujours pensé, en le voyant, au monolithe du film 2001 l’Odyssée de l’espace de Kubrick. Un objet lisse, attirant, mystérieux (il l’était, à l’époque : je me souviens d’une discussion à propos de l’option « lecture aléatoire » qui nous semblait relever d’une sorte de magie, anticipant nos désirs en jouant exactement le morceau qu’on avait envie d’entendre). Le dos est en acier inoxydable poli. Je fais machinalement tourner l’appareil dans mes mains. On pourrait dire que je le caresse. Érotisation des objets ? La surface noire où sont la molette et l’écran sur lesquels passe mon pouce, en en dessinant les aspérités, est agréable au toucher, très légèrement rugueux, sauf pour l’écran parfaitement poli. Le dos de l’appareil est froid et doux. La peau glisse sur la surface lisse, accroche sur les inscriptions : un logo et le nom de l’appareil y sont gravés, ainsi que sa capacité de stockage (120 GB), plusieurs indications légales dans une police minuscule, et enfin une suite de logotypes, spécificités techniques certainement obligatoires. Un disque dur de 120 GB, ça fait 30 000 chansons (et aussi 25 000 photos, et jusqu’à 150 heures de vidéo, mais je ne me suis servi de l’objet ni pour des photos, ni pour de la vidéo). Tâchons d’être exhaustifs : sous la base de l’appareil, il y a une prise dite « dock ». Sur le dessus, un bouton coulissant « Hold », qui permet de le verrouiller, et une prise casque stéréo 3,5 mm. Pourquoi cet objet ? « Chercher dans l’humble et le quotidien », oui. « Ce qu’on garde parce que témoignage affectif » : j’y viens, j’y vais. Peut-être que j’ai choisi cet objet parce qu’il était moins évident. Parce qu’avec une montre, un stylo un peu ancien, une pierre ramassée par un enfant et peinte pour être offerte à l’occasion d’une lointaine fête des Pères (je cite des objets qui sont là, devant moi, que j’ai hésité à prendre), le lien affectif me semblait d’entrée de jeu trop évident. L’écriture est un jeu. Alors, jouons. Mais compliquons les règles. Et d’abord : comment, à partir de cet objet manufacturé, beau certes, mais impersonnel, j’en viens à l’émotion ?

4. Samedi 20 juillet

« Par temps très froid, ne posez pas une main humide sur une surface anodisée : le phénomène de gel est accéléré et vous resteriez très solidement collé à la façon des collages au cyanoacrylate. » Un objet. Rien d’autre. Fonctionnel. Bel objet : noir mat et aluminium anodisé. Un outil pour un besoin. Conçu pour provoquer un attachement. Je pourrais le garder en main des heures. Un rectangle de 140 g et 10,35 cm de haut, aux rebords légèrement arrondis. Surface anodisée. Couche isolante. Crissement de microcristaux : les microcristaux de musique contenus à l’intérieur du rectangle en aluminium anodisé. La batterie permet jusqu’à 36 heures d’écoute à charge pleine. Charge rapide. Écoute potentiellement illimitée. Organiser sa musique. Une vie découpée en playlist. L’utilisation de l’objet est un jeu. La vie est un jeu. Plaisir coupable, mélancolique de la playlist. Le bruit du quotidien mis en ordre puis rejoué en mode « shuffle » : on mélange. On rebat les cartes. On bat sa coulpe. On brouille les pistes, on remanie : on réécrit sa vie ; une vie encapsulée dans l’objet noir, rectangulaire et mystérieux ; une vie mise en musique, anodisée, rejouée à l’infini en mode aléatoire. Un peu plus du tiers d’une vie, rejoué à l’infini. Écoute et relecture. Retour. Avance rapide. Écran couleur. Les images d’une vie passent et repassent. Des microcristaux de sel sur les joues. Je sais. Une vie emprisonnée. Volontairement verrouillée. Hold and Play. Suspendue. Rejouée. Surface rugueuse. Je sais. Mais le dos de l’appareil est froid et doux. La peau glisse sur la surface lisse. Érotisation des objets ? Je sais : le malheur, à l’usage, donne du plaisir. « Quand on manipule des pièces anodisées, on entend le bruit caractéristique des microcristaux qui crissent. »

5. Dimanche 21 juillet

Mon cœur brisé, en mille morceaux dans une playlist. Mon cœur pèse 140 grammes, je le tiens serré dans le creux de ma main. Un outil pour un besoin, conçu pour l’attachement. Besoin d’amour ? L’amour dure 3 ou 7 ans, le malheur jusqu’à 36 heures d’écoute continue. L’histoire, donnée en mode « shuffle » : on mélange, on rebat les cartes. On bat sa coulpe. On brouille les pistes, on remanie : on réécrit l’histoire ; une tranche de vie encapsulée dans l’objet noir, rectangulaire et mystérieux ; une histoire en musique, rejouée à l’infini en mode aléatoire. Écoute et relecture. Retour. Avance rapide. Écran couleur. Les images d’une vie passent et repassent. Les larmes crissent sur les joues. Bruit caractéristique par temps froid. Après ça va. Tout passe. Charge rapide. Le cœur à nouveau fonctionnel. Surface rugueuse, anodisée : couche isolante — chlorure de sodium, microcristaux de sel. La vie est un jeu. Je sais : le malheur, à l’usage, donne peut-être du plaisir. Érotisation de la souffrance ? Érotisation des objets ? Le dos de l’appareil est froid et doux, agréable au toucher. Plaisir coupable, mélancolique de la playlist. Et rien d’autre.

Ipod-classic-6th-gen

A propos de Philippe Castelneau

Sa mère, professeure de danse, à l’adolescence il se rêva directeur de revue. Finalement, ayant aussi le goût des livres, il contribua à créer une revue littéraire. Accessoirement, il écrit et prend des photos. Ayant aussi le goût du rock, il dirige depuis 2018 la collection publie.rock des éditions publie.net.

8 commentaires à propos de “Playlist (cinq fois sur le métier)”

  1. Ouf. Lu une première fois. Relu à nouveau, émotion du 5 en tête. Quel texte. Quelle avancée de l’objet vers le coeur en miettes. Grand moment de lecture de ce côté-ci de l’océan, d’où je vous lis. Merci, merci.

  2. oui se constitue, se condense
    Un outil pour un besoin. Conçu pour provoquer un attachement. Je pourrais le garder en main des heures.
    et puis la 5
    n’ose dire bravo