Cubiculum

Pourquoi est-ce toujours ce lieu qui transperce la mémoire? Une rue étroite au nom sans histoire, rue Louis Merley, dans un quartier pauvre d’une ville qu’on disait noire. Le numéro ne m’est pas resté en tête, mais je peux encore y aller les yeux fermés… Ce sont deux pièces sombres, l’une sans aucune fenêtre, enclavée derrière l’atelier ou la boutique ouvrant sur la ruelle, séparée par une porte vitrée obturée par un rideau épais à carreaux, ne laissant rien percevoir de la vie recluse qui se trame là. Aucune couleur, hormis la photo du calendrier des postes accroché sur le buffet, un chat ou un chien selon les années, parfois un paysage d’arbres, les casseroles noires, le fourneau noir, la table en bois sombre, quatre chaises en paille autour, la pelle à charbon par terre, la boîte à gâteaux sur la table, la grand-tante vêtue de noir avec son tablier où reposer la fatigue et son sourire qui rayonne dans cette minuscule cuisine. Des heures passées là à rien. Ces heures dont je me souviens, leur intensité jamais retrouvée. L’invisible se détachant de l’épaisseur apparente. Dans une anse immobile d’un temps, cette tache de mémoire. Entre les battements de l’horloge s’intercalent avec régularité, provenant de l’autre côté de la porte, les coups de marteau sur de petites pointes, interrompus parfois par le raclement sur le plancher de la porte donnant sur la rue qui s’ouvre, laisse pénétrer un peu d’air , des bonjours s’échangent, quelques mots, un sourire que l’on sait, une demande – ressemeler, recoudre, réparer, redonner vie à une paire de souliers – la porte se referme, le poids lourd d’un corps qui se meut avec difficulté, la béquille qui frappe le sol puis la canne, la porte mitoyenne s’ouvre, les yeux malicieux du grand-oncle fixent l’enfant que je suis, la lumière pénètre, c’est une part de ciel et personne pour le savoir alors, l’odeur de cuir qui se faufile comme un rêve et reviendra me hanter ici ou là, jusque dans une ruelle de Venise, quelque chose qui me fige à cet âge là dont je ne me déferai plus, fétu d’enfance en noir et blanc avec son juste poids d’ombre, et qu’importe l’aujourd’hui au bout de mon regard , l’impression d’avoir été dans une chambre de vision, où laissée à moi-même dans cette nappe de brume, je me suis efforcée à l’effacement, m’enserrant dans ces alvéoles d’ombres dont, plus tard, je rechercherai la matière. J’avais une dizaine d’années, plein de pensées inachevées, et un jour de mars tout s’est lézardé dans un dernier halètement de vies usées. Sous un ciel d’hématomes, la porte ne s’est plus ouverte.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

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