Elle fenêtres

Elle tourne obstinément son regard vers la fenêtre une fenêtre haute étroite toujours fermée les trois carreaux du bas passés au blanc de chaux opaques une prison mais pas celui du haut un coin de ciel bleu elle s’en abreuve s’en nourrit les feuilles du platane dansent l’entraînent dans leur ronde elle se balance l’autre la mauvaise hurle tenez-vous tranquille mademoiselle peu lui importe quelle joie le vol d’une hirondelle strie la vitre rapide éclair lumineux elle s’enfuit avec elle à tire d’ailes libre légère joyeuse loin de la salle de classe sinistre loin des hurlements de l’autre cessez de regarder vers la fenêtre soyez avec nous elle hoche la tête attentive au tintement du tram dans le boulevard le 31 elle bondit sur sa plateforme s’embarque vers la maison de sa grand-mère sa tête pleine à craquer de rêve de liberté elle se réfugie dans son coin de ciel bleu

La rumeur de la ville les bruits de l’hôpital se croisent s’emmêlent par la fenêtre entrebâillée klaxons roulements de chariots pétarades de motos sifflements de l’oxygène rires d’enfants plaintes étouffées vie et mort dehors dedans elle le veille elle recherche un souffle d’air Lui un souffle de vie dehors le mistral souffle chante la Provence chantent les cigales ici moiteur lourdeur odeurs pesantes la fenêtre elle ne peut l’ouvrir elle est bloquée par mesure de sécurité le vide pourrait attirer un malade désespéré le happer en un dernier rêve de liberté voler quelques secondes comme un oiseau avant de s’écraser oui avoir encore un instant joui de la vie voler

Dernier jour des vacances valises bouclées attente impossible de sortir la tempête s’est déchaînée derniers regards sur la plage balayée par une mer en folie autre comme inconnue mauvaise effrayante hurlante elle pourrait lancer ses vagues à l’assaut de la maison l’emporter elle s’y emploie l’écume balaie la baie vitrée le vent la secoue elle pourrait céder les flots s’engouffreraient et avec eux le vaisseau fantôme celui des marins disparus en mer cet été sarabande terrifiante et elle dans le reflux avec eux emportés vers le large avec les tamaris secoués par les rafales de pluie violentes ils semblent des fantômes tous ils disparaîtraient à jamais tout disparaît sa vue se brouille ciel mer plage se confondent la fenêtre opaque est un cadre vide

27/12/1978 Une clameur s’élève de la ville pénètre dans la chambre par la fenêtre ouverte clameur inquiétante des cris des pleurs des aboiements des crissements de frein elle s’approche du balcon dans l’avenue déferlement de tanks de soldats en armes effrayée elle allume la radio l’hymne national Kassaman (nous jurons) envahit la pièce se mêle aux youyous des femmes au dehors hululements de hyènes ça s’entrecroise se répond ça l’enveloppe la fascine ça se calme ça gronde une annonce en français le président Houari Boumédiène est mort cette nuit derrière elle les sanglots de la femme de chambre notre père nous a quittés dans la rue des ordres au haut-parleur elle traduit l’Algérie est en deuil Oran ville morte Oran en état de siège elle piégée dans sa chambre d’hôtel se penche par la fenêtre la femme la tire en arrière elle recule lui adresse un sourire voudrait lui dire qu’elle partage sa douleur celle des oranaises qui modulent leurs youyous dans les places les maisons les mosquées cris aigus de colère de désespoir ils lui percent le cœur son cœur bat au rythme des youyous des slaves dans la rue des sanglots de la jeune chambrière de son murmure abu madyân notre père la fureur explose dans la pièce de tout son poids on dirait qu’elle va l’emporter elle se bouche les oreilles elle ferme la fenêtre

Les rideaux tirés ce matin un autre rideau apparaît opaque rideau blanc de neige la première de l’hiver attendue espérée par l’enfant en elle sur son visage le chatouillis des flocons ils veulent entrer dans la maison au chaud près du poêle qui ronronne des bûches qui crépitent du chat qui rêve elle les chasse vers le silence absolu de la vallée pas un bruit pas un son une paix ouatée le chemin a disparu elle l’arpente en souvenir pieds nus dans l’herbe du pré dans un autre monde celui de leur dernier été les mots remplacent les choses cachées neige-mystère neige-linceul ce qui fut notre évanoui Lui disparu près d’elle sa photo rieur Lui près d’elle dans la joie du vivre ensemble elle s’étonne quatre saisons déjà le temps qui passe le chat lové dans son fauteuil Il y fumait sa pipe Raki sur ses genoux Raki ? ses empreintes dans la neige guirlande de ses quatre pelotes -griffes rétractées elle ne l’a pas vu sortir il déteste le froid et pourtant Lui aussi reviendra peut-être au printemps Non