Hier je t’aimerai

« Suis né en mai, d’un ventre épais j’ai foutu le camp » Daniel Darc.

Six heures du matin. J’aime me lever tôt. Je descends sans bruit de mon lit d’enfant. J’aime sentir le carrelage froid sous les pieds. Il fait déjà chaud. J’ouvre la porte doucement, m’assois sur le pas de la porte. Je sens le froid de la pierre sur les fesses nues. Toujours furtif, je vais chercher mon maillot de bain jaune poussin. J’aime la couleur. ma mère m’appelle souvent « mon petit poussin ». De nouveau assis. Le regard vague. J’attends que ma chèvre s’ébroue derrière le citronnier, et même si c’est interdit, j’irai l’embrasser sur le museau. Les adultes parlent à voix basse de la guerre. J’ai quatre ans.

Aujourd’hui mes parents ont pris deux barques. Une, bleue avec un trait rouge. L’autre, vert foncé avec un trait plus clair. Je monte dans celle de mon père, la bleue, la plus belle. Elle ressemble à la mer. Les barques s’éloignent, se rapprochent. mon père me soulève. Je crois qu’il joue. Et hop à la mer ! Instant de stupeur. Panique. je m’agite. Je flotte. Je me mets à nager comme un chien. J’entends des rires. Je suis fier. Je n’arrêterai plus de nager.

L’aéroport. Je n’en ai jamais vu. Je suis excité. Je vais voler. Il y a beaucoup de monde. Des militaires et des policiers surveillent. On m’a dit qu’on devait partir à cause de la guerre. Je sais ce que c’est maintenant : des hommes qui tuent d’autres hommes. Je vais prendre l’avion, c’est tout ce qui compte. Autre aéroport de l’autre côté de la mer. Les gens ont nu drôle d’accent. On me dit: « ce sont des marseillais ». Ma mère et ma soeur pleurent. On nous emmène en bus à l’hôtel. Tous les trois dans la même chambre. Les murs sont sales.

Je n’avais jamais vu de montagnes aussi hautes. Je suis  là maintenant pour nager. Uniquement pour nager. Je  le fais avec application, avec acharnement, en souvenir des barques. Les forêts m’attirent. Je perds mon pucelage social. L’autre le vrai, le profond, je l’ai déjà perdu dans une chambre aux volets clos. Je le garde pour moi. C’est mon chemin secret. J’ai seize ans.

Le ciel gris, des vagues sèches, une mer qui se retire. Des murs de briques rouges. Les canaux de Bruges. Je joue maintenant sur des pavés luisants à l’adulte avec femme et enfants -deux garçons. La faille de lumière est en moi. Je tente la dissimulation.

La découverte de la nuit. La cité flamande s’enlumine de lieux de secours. Les pavés ont des sentiers d’éclairs, des torrents de vie . Je respire.

Une tour sur une colline. L’Oise au pied de la tour. Du brouillard en n’en plus finir. Opacité.

Retour. Regain. Marseille. Je suis à nouveau deux. L’unique et le double. L’électricité des nuits me porte encore. Paroles jetées, hurlées. L’Arsenal des Galères. Voûtes de pierres crasseuses. Des pogos de punks déjantés résonnent. Je  deviens.

Et puis l’ancre jetée. 25 rue Jean Roque. L’hiverture de l’art. Une faille automnale. Le lieu d’où je pars 20 ans après, fugace vision. Il y avait toi, il y a toi, je reprends. Tes yeux noyés de vert émeraude, ta peau si mate d’être belle au soleil de cette ville folle. Les nuits sous alcool à hurler comme des loups blessés de cet amour qui ruisselle et qu’on ne peut arrêter. Il meurt, je me brise, je m’émiette.

J’ai trouvé asile sur les plateaux arides d’une Lozère en fuite. Une caravane à rideaux orange et blancs. Radeau de fin de semaine où la caresse reprends au milieu des genêts, des bruyères à entendre les pas de deux marteler les plateaux déserts hantés par les vents acides et les Gévaudan de nos corps en flamme. J’ai jeté la Lozère après.

La chambre bleue, entièrement, l’ocre, le jaune pâle, des couleurs. Je regarde les îles et la mer grise ou bleue, les couchers de soleil sur l’Estaque.

J’ attends de nouveau le cœur battant.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »

10 commentaires à propos de “Hier je t’aimerai”

  1. désolée un peu fatiguée, rien d’intelligent à dire mais c’est très beau.

    • merci de votre commentaire. J’écris beaucoup en fragments notamment mes poèmes et j’essaie dans un recueil de nouvelles en cours de mélanger plusieurs approches.

  2. Simple et doux au début et lentement et tout aussi simplement raconté le texte s’achemine vers le pire. Puis la note d’espoir à la fin. C’est très beau. J’ai beaucoup aimé votre presentation aussi et tous ces bouts de phrase partout. Est-ce les titres de vos écrits ou pièces de théâtre. C’est magique en tout cas. Merci

    • Merci pour votre émotion, les bouts de phrase dans la présentation sont des phrases extraites de romans  » Les saisons de l’après » et « Crépuscule désaffecté » écrit avec un ami. les recueils de poèmes sont dans cette écriture fragmentée, en fait je passe des uns aux autres. Si vous passer pas Paris la pièce de théâtre « Ulysse Variations » sera joué du 18 septembre au 20 novembre tous les mercredi à 21 h au Théâtre Michel Galabru à Montmartre