Impressions | Sols #1

Les genoux qui s’amochent sur l’asphalte crevassée des routes, tour à tour éclatée et remplie par le gel, comblant les failles qu’il contribue à creuser, les genoux qui s’amochent sur l’asphalte  reproduisent, fidèles, son dessin aux ramifications insolubles, d’abord en rouge sang sur chair, puis, sitôt de retour à la maison, plongé dans l’eau forte de ses 90°, débarrassé du sable noir des infimes graviers, seules balises de ce tracé, voilà qu’on le teint dans le rose tyrien du mercurochrome où s’inscrit, bien vite, recouvrant sans dépasser l’empreinte initiale, a fresco, une carte de sang brun, fac-similé de la croute terrestre dont l’enfant devient  l’enfant vivant, debout sur son sol, marqué à la peau de sa marque de fabrique et qu’il prendra grand soin — en dépit du revirement du mercurochrome, bientôt orangé comme une tâche de fruit sur un torchon lavé et relavé — de conserver en l’état en décollant avec des gestes de docteur Lecter et le scalpel de ses griffes en deuil, les morceaux déjà un peu secs — décollant puis ingurgitant doctement cette croûte, siamoise de la croute terrestre et de celle du pain de Ponge, façonnée dans son four stellaire en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… qui font voyager l’enfant dans l’infini du microcosme de la plaie au macrocosme de la mappemonde, nourrissant non pas son corps cannibale, mais la croyance qu’il lui est possible de ne faire qu’un avec le monde, de se suffire dans ce tête-à-globe, d’épouser tout entière  la terre-mère et d’y planter des enfants mythologiques en se frottant contre elle, à plat-ventre dans l’herbe sous les soleils des pissenlits des boutons d’or et des primevères, ainsi qu’on verrait faire, trop tôt mais sans innocence, par Robinson, à l’occasion du malentendu télévisuel d’un Vendredi ( où la Vie sauvage… où les Limbes du Pacifique… ), des petites poupées-mandragores avec sa semence dans la terre la plus douce de l’île —  pour  faire apparaitre , encore et encore, la chair à vif, brûlante comme un volcan, de la chute originelle et mémorable et la magie pure de son inscription en foncé sur clairon fur et à mesure d’une cicatrisation supportable seulement à la condition qu’elle offre un tracé définitif en clair sur clair cette fois-ci — lignes blanches qu’il ne faut surtout pas exposer au soleil des vacances, des plages et des bicyclettes  au risque qu’il aille raconter un jour, dans un lointain corps d’adulte pour l’heure tout à fait fictionnel, à des amants tout aussi insoupçonnés, l’intimité la plus nue —  et portant dans sa blancheur même le ressouvenir du gel primordial, guetté en creux sur ses routes qui, au vu et su de tous affichent la carte de leur trésor d’or blanc et de saisons fausses-jumelles, plus éloignées l’une de l’autre que dans les pays plats où l’on quitte seulement le terne pour le brillant, la cicatrice satine le genou, les coudes parfois et, passée l’heure de l’illusion du corps de mode, du corps parfait, du corps lisse et aimable, rosi de carottes et d’épilation, poli comme un galet qui dit merci au monsieur et bonjour à la dame, arrivée enfin, parvenue à l’heure du corps vivant, on regrette de ne pas posséder en plus grand nombre de ces gravures imprégnantes du paysage tellurique qui nous a fait et dont la puissance taiseuse se retrouve dans les subtiles reliefs des tapis d’Orient. 

De même, le tapis est blanc, blanc sale d’usure qui de ville en ville, saison après saison, délimite le long carré imprenable du rêve d’une porte phosphorescente dans la nuit du théâtre vers la cave sans fond, grotte et grenier par occasion,  élimé à la corde c’est à peine s’il se souvient qu’il était teint autrefois, seul et unique en son genre, rouge à force de bains dans les teintureries phéniciennes de Tyr, orné d’une symétrie inexacte, bien qu’à peine décelable à l’oeil occidental, de motifs sang de bœuf et si fabuleusement soyeux aux pieds fraîchement lavés et parfumés après des journées de sable, qu’il a fait croire mieux qu’une promesse au paradis des guerriers et des pélerins… Comment une telle merveille a-t-elle échoué dans la caverne ouverte à tous vents et soleils d’une petite maison en destruction au milieu de nulle part — impossible de dire si elle avait été achevée un jour, ou interrompue dans sa construction par une foudre, une faillite, un deuil… Le morceau de toit restant faisant de l’ombre dans l’unique pièce au sol de terre. Il y avait des inscriptions sur les murs : des malédictions à n’en plus finir, des injures, des traces d’excréments d’insectes, d’animaux et d’êtres humains pêle-mêle — , c’est ce que nous ne raconterons pas déjà, mais c’est là qu’au travers du toit crevé, le temps a fait son office, décolorant les hauts rouges, attaquant les soies comme la vermine, les cheveux des tout petits enfants pâles, bavant les motifs jusqu’à ce que leur carte soit indéchiffrable, forme d’œuvre au noir inévitable dans le retour à l’état d’innocence, et bientôt suivie par l’œuvre au rouge du sang d’un homme, — presqu’un fantôme — là-dedans enroulé comme un quartier de viande par ses tortionnaires — les 40 voleurs ? —  qui, se vidant de sa substance raviva les couleurs défuntes quelques instant, quelques heures,  imbibant chaque fibre du tapis desséchées et avides, et qui l’auraient bu jusqu’à la dernière goutte si un voyageur sonné de  soleil et d’alcool ne s’était avisé de s’abandonner  à une sieste sur l’étrange traversin de l’abri sordide et, une fois reposé et dégrisé, d’extraire  de cette gangue vorace le long corps acéré d’un frère humain — le premier qu’il eut jamais reconnu —, de lui sauver la vie en l’emportant vers la ville enveloppé dans le tapis,  lavé au sable et à la cendre, en route vers sa lumière, par ce traitement abrasif et salvateur qui lui avait perdre — comme au crâne des hommes parfois — quantité de poils pour rencontrer une deuxième douceur…

Kintsugi urbain
© Rachel Sussman


A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

Un commentaire à propos de “Impressions | Sols #1”

  1. trouve pas de mots… mais suis bien contente d’avoir, par delà une absence trop longue, trouvé le chemin