Mémoire neuve

 Au dos d’une de tes cartes de visite professionnelle, je lis ces mots griffonnés par ta mère : Mort le 7 février 1972, lors d’un entraînement, pris dans des vents violents, seul à bord de son appareil. Deux habitants ont raconté sa lutte contre la tempête pour tenter de redresser l’avion, puis ils l’ont vu tomber brusquement et s’écraser dans les montagnes.

Dans la cuisine d’Argenteuil, sous la lumière électrique ta mère annote, son écriture fine, nerveuse inscrit les lieux, les années. Elle ne s’autorise l’écriture qu’en légendes au dos de photographies, de cartes de visite, sur un petit carnet à spirales, les jours passés en Algérie à l’automne 1968. 

Elle ordonne les souvenirs de son fils tant aimé, elle ordonne sa douleur, sa peine au dos des photographies, en légendes précieuses, augmentées, biffées, corrigées au fil de ses relectures infinies, elle protège sa mémoire, elle invente une tempête, falsifie le temps, la mort en voile devant ses yeux, au bout de ses doigts noueux la mort.

Ces légendes griffées elles éclairent et perdent à la fois, des indices à manipuler avec précaution.

Sur les murs, dans les boîtes, les enveloppes, combler les vides, ce qui s’échappe dans les fissures, ce qui apparaît dans les interstices, comme un bruit lointain de vagues.

Ressurgit en un rêve sur un quai de gare le manuscrit disparu, le livre de ma mère, je me souviens l’avoir lu, il ne lui reste rien qu’une image sensuelle qu’elle aurait voulu ne pas lire, une main posée sur un ventre, un geste déplacé.

Peut-être réécrire l’histoire confisquée, remonter le temps, la rue de l’Orillon, le pont des Faux Monnayeurs, la neige au sommet du mont Dore, le brouillard de l’Ontario, les ciels, les parcours.

Elle et Lui, un lien dont elle a longtemps écarté l’existence, maintenant ça l’étreint, empreintes, cordes, vrilles, c’est à la marge de leurs vies que cela a existé, ils n’auraient pu le dire, alors elle veut écrire ce temps à eux, puis l’arrachement.

Il l’a choyée, il l’a aimée, d’une tendresse immense, il l’a dévorée de baisers, il s’est enivré de l’odeur chaude de son cou endormi, il s’est consolé du labeur du jour, il l’a serrée dans ses bras, il a écrasé ses lèvres fines dans le soyeux de ses cheveux. 

Le corps chaque nuit se lève pour étreindre l’absence. Alors les surimpressions obsédantes d’ombres et de lumières, de sourires, de regards voilés de mélancolie prennent de l’épaisseur dans le silence tendu de la nuit. 

Le corps cherche, le corps angoisse, il fraye, devine, hallucine, hésite, il tâtonne, il rencontre, il trébuche.

Elle adopte la nuit, les silences domestiques, les heures où ses morts refroidissent doucement l’espace. La nuit elle balbutie, à la lumière réfléchie de son vieil IPhone, dans l’application Notes, incapable d’écrire sur un carnet, les pages imposent une chronologie, un mouvement qu’elle ne comprend pas, les deux pouces sur le clavier numérique, il s’incarne dans la nuit immobile, dans le temps arraché, elle écrit dans le canapé du salon, le dos résolument tourné à la fenêtre, au jour qui se lève, au monde même.

Est ce qu’elle invente ? Son goût de l’inconnu. Sa main fébrile. L’odeur de café. Le grain de sa voix. 

Cheville ouvrière foulée au bas des marches. Elle assemble, elle brode, elle reprise, son regard en surplomb, bord à bord les photographies qu’elle relie par un point de biais, une peine inconsolable, une mémoire neuve.


A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

5 commentaires à propos de “Mémoire neuve”

  1. Je n’avais jamais fait attention à cette page facebook et à cette recherche qui me touche. Mon frère s’est tué en montagne à 35 ans et j’ai fait des recherches auprès de tous les gens qui l’avaient connu entre l’adolescence et sa vie d’adulte dont je ne savais pas grand chose. Pour moi et pour ces enfants qui ne l’ont pas du tout connu pour l’un des deux et si peu pour l’autre.

    • Merci Danièle, je viens d’une époque et d’une famille où l’on a jugé le silence préférable, ça complique un peu, mais cela m’a finalement poussée à cette quête étonnante et surtout permis la rencontre avec l’écriture. Mais j’aurais bien aimé qu’on laisse la place à une tante admirable, comme vous.

  2. et sans savoir quel est le thème ou la consigne pour le 10 (je n’aurais pas dû ouvrir cette page 🙂 et n’y accordant guère d’importance, au moins pour le moment, j’oublie et ne suis que dans la sympathie pour ces choses que nous ne connaissons pas ou pas vraiment dans ce qui nous a précédé, et surtout dans la lecture de cette écriture, cette discrétion qui est recherche elle-même (ou le semble)

    • Merci Brigitte, toujours émue de vos commentaires justes et rassurants, pas sure d’être bien dans les clous de la proposition…