Mes lunettes

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Elles sont sur mon nez, elles sont près de l’ordinateur, ou près de mon lit, elles pendent à mon cou, elles sont accrochées à mon sac, elles sont dans leur étui, leurs étuis respectifs, elles ne sont jamais sous la main, impassibles, elles guettent mon regard impérieux : de près ? de loin ? soleil ? Elles ou plus simplement elle, la paire élue du moment ? Pour compter les mailles du tricot un jour de pluie, pour observer le chevreuil attiré par les salades du jardin au petit matin, pour ne pas être aveuglée par le soleil d’août sur les sentiers de montagne, mes lunettes accompagnent chaque instant de vie, jusqu’à ce que je ferme les yeux, pour dormir. 

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Lunettes de vue, Lunettes à double-foyer, Lunettes à oreilles, Lunettes de protection, Lunettes de plongée, Lunettes astronomiques, Lunettes sablées à la confiture, Serpent à lunettes (cobra), La lunette des toilettes, La lunette de la guillotine, La lunette du toit, La lunette de la montre, Lunette d’approche, La demi-lune, Longue-vue, A courte vue, Mal-voyant, Voyant, Extra-lucide, Le monocle, Le binocle, Le pince-nez, Les bésicles, Le béryl (le verre de lunette), La bigleuse, La binoclarde, Chausser les lunettes, Se faire beurrer les lunettes , Voir par le petit bout de la lunette, Voir avec ses (propres) lunettes,  Bonjour lunettes, adieu fillette, En mettre plein la vue, En plein dans les mirettes, Acheter les yeux fermés, Un clin d’œil, Voir Venise et mourir, Le casse-lunettes (l’œillet, centaurée-bleuet), Le casse-lunettes l’euphraise, L’herbe aux myopes, œil-vif

Euphrasie = joie

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Elles sont sur mon nez, près de l’ordinateur, ou sous le lit, elles pendent à mon cou, dans leurs étuis respectifs au fond du sac, mais jamais sous la main. Impassibles, elles guettent mon regard impérieux : de près ? de loin ? soleil ? Elles, ou elle, qui sera la paire élue du moment ?

Lunettes de vue donc, pince-nez qui glisse sans cesse, bésigles dont les branches se coincent dans les cheveux, ces lunettes à oreilles m’ouvrent les yeux. Plein les mirettes sur les autres et sur le monde, sur les mains ridées de la grand-mère comme sur le premier sourire du bébé, sur les mailles à recompter du tricot et le clin d’œil complice de l’enfant qui me pique mes cachous, sur le renard furtif et la goutte de rosée au creux de l’alchemille au petit matin. Indispensables, fidèles et fiables, mes lunettes accompagnent chaque instant de vie. 

Chausser ses lunettes avant de mettre ses chaussures et ne pas se tromper d’œillet de lacet. Tiens l’œillet, on l’appelle aussi casse-lunettes cette centaurée-bleuet dont la lotion calme les paupières. Pas autant que l’autre casse-lunettes, la timide euphraise des champs pâturés. Efficace en lotion, en granules dans son petit tube bleu, euphrasia m’accompagne. Il paraît qu’euphrasia veut dire joie en grec et il y eut quelques saintes Euphrasie. Bien plus tard, on dira : Bonjour lunettes, adieu fillette en tamponnant ses paupières flétries de binoclarde. Ce qui n’empêche nullement de piquer dans le quatre-heures des enfants, quelques délicieuses lunettes sablées à la confiture de fraise. Non mais, la bigleuse n’est pas mal-voyante, juste amblyope dit l’ophtalmo qui n’essaie même pas de lui beurrer les lunettes.

Mes lunettes sont donc exclusives, elles ne vont qu’à moi. Essayez les donc un peu pour voir ! Brouillard total garanti !

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Elles sont sur mon nez, près de l’ordinateur, ou sous le lit, elles pendent à mon cou, dans leurs étuis respectifs au fond du sac, mais jamais sous la main. Impassibles, elles guettent mon regard impérieux : de près ? de loin ? soleil ? Elles, ou elle, qui sera la paire élue du moment ? Premier geste du matin au réveil, tendre la main vers mes lunettes et ouvrir les yeux. Sur les mains ridées comme sur le premier sourire du bébé, sur les mailles à recompter, sur le renard furtif et la goutte de rosée au creux de l’alchemille.

Lunettes de vue donc, pince-nez qui glisse sans cesse, bésigles dont les branches se coincent dans les cheveux, lunettes à oreilles pour en mettre plein la vue. Plein les mirettes depuis le jour où j’ai pu distinguer, ébahie, des images et non des taches sur le journal autour des pommes de terre ! Mes premières lunettes avec monture tarif sécurité sociale 1946 aux branches réparées au fil de fer témoigne une photo. Deux yeux pris dans deux paniers différents, erreur de naissance répétait l’opticien, pas facile à corriger en ce temps là. Un gros verre d’un côté, genre monocle, un prisme de l’autre et une monture en fausse écaille pour cercler le tout. Ca gênait l’entourage mais je ne me voyais pas. Ces lunettes, ça été le sésame qui ouvrit les pages du premier livre de la maison, mon premier livre d’école, plus chéri encore que ma poupée, le passage à la lecture ouverture sur les autres et sur le monde. Sauvée. Pour l’écriture, ce fut plus difficile, mes doigts de bigleuse et gauchère s’en souviennent. Combien de paires de lunettes se sont succédées depuis ? Stockées dans un carton perdu dans un déménagement. 

Un jour, après une opération des yeux, j’ai pu me passer de lunettes. Provisoirement. Mais on n’enlève pas cinquante ans de compagnonnage quotidien en enlevant ses lunettes ! J’étais nue ! J’y voyais et mes mains frottaient mes yeux à la recherche d’une monture disparue. Je n’ai pas tenue longtemps, l’opération non plus.

Indispensables, fidèles et fiables, mes lunettes accompagnent chaque instant de vie.

Chausser ses lunettes avant de mettre ses chaussures et ne pas se tromper d’œillet de lacet. Tiens l’œillet, on l’appelle aussi casse-lunettes cette centaurée-bleuet dont la lotion calme les paupières. Pas autant que l’autre casse-lunettes, la timide euphraise des champs pâturés. Efficace en lotion, en granules dans son petit tube bleu, euphrasia m’accompagne. Il paraît qu’euphrasia veut dire joie en grec et il y eut quelques saintes Euphrasie. Bien plus tard, on dira : Bonjour lunettes, adieu fillette en tamponnant ses paupières flétries de binoclarde. Ce qui n’empêche nullement de piquer dans le quatre-heures des enfants, quelques délicieuses lunettes sablées à la confiture de fraise. Non mais, la bigleuse n’est pas mal-voyante, juste amblyope dit l’ophtalmo d’aujourd’hui qui n’essaie même pas de lui beurrer les lunettes.

Mes lunettes sont donc exclusives, elles ne vont qu’à moi. Essayez les donc un peu pour voir ! Brouillard total garanti !

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Premier geste du matin au réveil, tendre la main vers mes lunettes et ouvrir les yeux. Sur la montre, les mains ridées, le rayon de soleil. Ouvrir la  porte, sortir et ouvrir les yeux.   Sur le renard furtif, la goutte de rosée au creux de l’alchemille. 

Elles sont sur mon nez, près de l’ordinateur, ou sous le lit, elles pendent à mon cou, ou dans leurs étuis respectifs au fond du sac, mais jamais sous la main. Impassibles, elles guettent mon regard impérieux : de près ? de loin ? soleil ? Elles, ou elle, qui sera la paire élue du moment ?

Lunettes de vue donc, bésigles dont les branches se coincent dans les cheveux, pince-nez qui glisse sans cesse – bien centrer son verre sur l’œil – lunettes à oreilles pour en mettre plein la vue.

Plein les mirettes depuis le jour où j’ai pu distinguer, ébahie, des images et non des taches sur le journal autour des pommes de terre ! Le flou ne l’était plus. Mes premières lunettes avec monture tarif sécurité sociale 1946. Œil droit, œil gauche, deux yeux pris dans deux paniers différents à la naissance, pas facile à corriger répétait l’opticien en ce temps là. Un gros verre d’un côté, genre monocle, un prisme de l’autre et une monture épaisse en fausse écaille pour cercler le tout. Je ne me voyais pas. Ces lunettes, ça été le sésame qui ouvrit les pages du premier livre de la maison, mon premier livre d’école, plus chéri encore que ma poupée, le passage à la lecture ouverture sur les autres et sur le monde. Enfin sauvée devant le tableau noir. Pour l’écriture au porte-plume, ce fut plus difficile avec mes doigts de bigleuse et gauchère. Combien de paires de lunettes se sont succédées depuis ? Stockées dans un carton perdu dans un déménagement. 

Un jour, après une opération des yeux, j’ai pu me passer de lunettes. Provisoirement. Mais on n’enlève pas cinquante ans de compagnonnage quotidien en enlevant ses lunettes ! J’étais nue ! J’y voyais et je me frottais les yeux à la recherche d’une monture disparue. Je n’ai pas tenue longtemps, l’opération non plus.

Indispensables, fidèles et fiables, mes lunettes accompagnent chaque instant de vie.

Chausser ses lunettes avant de mettre ses chaussures et ne pas se tromper d’œillet de lacet. Tiens l’œillet, on l’appelle aussi casse-lunettes cette centaurée-bleuet dont la lotion calme les paupières. Pas autant que l’autre casse-lunettes, la timide euphraise des champs pâturés. Le petit tube bleu d’euphrasia en granules 5 CH m’a bien soulagée. Il paraît qu’euphrasia veut dire joie en grec et il y eut même quelques saintes Euphrasie. Ont-elles pleurniché « Bonjour lunettes, adieu fillette » en tamponnant leurs paupières flétries ? Auraient-elles piqué comme moi dans le quatre-heures des enfants, ni vu ni connu, une lunette sablée à la confiture de fraise tout en leur beurrant les lunettes en leur racontant des craques. Tiens, j’y pense « polir ses lunettes »…  Comment s’appelait ce savant philosophe du XVIIe siècle – il me semble qu’il gagnait sa vie en polissant des verres de lunettes– à Amsterdam peut-être ? Souvenir flou et là mes lunettes n’y peuvent rien. Si, après 3 clics sur le clavier, réponse Spinoza. Jamais lu. Un philosophe des Lumières, un philosophe  de la joie, clin d’oeil à Euphrasia…« un philosophe pour éclairer la vie » disait un bandeau publicitaire. 

Pour naviguer à vue dans la vie avec un œil de près, un œil de loin mais jamais d’accord, trouver la bonne distance devient un choix politique : option gauche ou option droite ? Pour la vue à 180° c’est en rêve : je ne tourne pas de l’œil. Toujours regarder bien en face, et pour faire les créneaux en ville, ce sera plutôt à l’oreille et avec torticolis.

Je vois, donc je lis. J’emprunte la vie des autres dans les livres et j’embarque tout leur univers.

Je vois, donc j’écris. J’ai longtemps corrigé les écrits des autres et puis j’ai donné mes écrits à corriger et aujourd’hui j’écris ce que mes yeux voient à travers les verres et perçoivent au-delà.