Opinel n° 8

1. Un couteau – pliable – sa lame cachée dans un manche en bois – son bois, du hêtre, je crois – sa lame large, effilée en son extrémité bien que légèrement retroussée – sa lame marquée de deux poinçons, la main bénissante d’un saint, lequel ? (à rechercher dans Wikipédia) et d’une couronne, du duché de Savoie, ça je le sais – un couteau savoyard, mythique – un opinel – son plus : la virole qui grâce à sa bague bloque (ou ouvre) la lame – il est fier de ce plus et cependant simple, solide, populaire.

Depuis toujours, il m’accompagne, dans le sac à dos, dans la voiture, dans ma poche, dans mes sorties en montagne, dans mon quotidien. Fendre un bout de bois, couper une tranche de pain, de saucisson, trancher une pomme, découper un poulet, cueillir des champignons, entailler des branches de lilas, écorcer un bâton… cuisiner, manger, bricoler, sculpter…

Avec lui je m’amuse, je fais tourner la bague. Couteau ouvert, couteau fermé. Sécurité : la lame est bloquée. Efficacité : la lame est débloquée. Ouvert, fermé. Ouvert, fermé. Toujours essuyer sa lame pour éviter qu’elle ne s’abîme, de temps en temps, une goutte d’huile pour l’adoucir.

2. l’Opinel – marque Opinel avec O majuscule, dans la famille Opinel depuis 1890, des forgerons-taillandiers… taillandier, un mot superbe qui évoque le taillant d’une lame.

Le Larousse le classe du côté des noms masculins… nom déposé mais pas de majuscule… le définit couteau fermant en bois et doté d’une virole.

Virole : n.f. du latin viriola, ne pas confondre avec vérole, n.f. du bas latin variola. Ça se joue à une lettre près.

Il a sa place dans le Larousse, à côté de Frigidaire, Bic, Solex, avec majuscule… Le Petit Robert ne le connaît pas !

Et ça aussi : opinel joue avec opiner, là encore à la lettre près… et j’opine du bonnet, oui, mon opinel est génial, je l’ai bien en main, sur lui ma prise est sûre, comme en escalade sous mes doigts les prises de la falaise.

Mon opinel avec un o minuscule – le n° 8.

Il m’a été donné par qui, déjà ? je partais en camp de jeunes dans les Hautes-Alpes – mon oncle préféré, un grand cousin ? – Comment ai-je pu l’oublier ! C’était avec moult recommandations, surtout attention à ne pas te couper… Depuis, je ne l’ai plus quitté, le couteau, pas l’oncle ou le cousin… Qu’il est vieux, mon opinel, et toujours d’attaque, qu’il m’est cher. Increvable. Mais pourrait faire mal s’il s’énervait, si je m’énervais.

Laisse tomber. Tu ne trouveras pas qui te l’a donné, ton opinel. Tu t’en fous, non ? Tu es là pour en parler, pour le faire exister par les mots, dans les mots de ta tribu.

Ton opinel il fait corps avec ta tribu. Il t’a été donné, tu le donneras à ton tour. Ta petite-fille te l’emprunte, a bien du mal à te le rendre, il sera pour elle. Avec le couteau elle recevra l’esprit de la chose donnée –- à voir du côté de Marcel Mauss, son essai sur le don : donner, recevoir, rendre — quelque chose de toi, et t’offrira en échange son sourire lumineux, et un jour lointain se séparera de l’opinel pour le confier à un-une de ses fils-filles en pensant à toi. Il leur parlera de toi.

3. Donné par mon oncle préféré, un grand cousin ? Je suis agacée de ne pouvoir déclarer : c’était lui, Maurice ou Paul, le bienfaiteur !…

J’ai la mémoire qui flanche, je me souviens plus très bien
Quel pouvait être son prénom et quel était son nom
Il s’appelait, je l’appelai, comment l’appelait-on?
Pourtant c’est fou ce que j’aimais l’appeler par son nom…

Un souvenir : 2015, les vitraux de la Sainte-Chapelle viennent d’être restaurés, j’ai grande envie de les admirer dans leur éclat retrouvé. Au portique de sécurité, la sonnerie se déclenche, activée par mon fidèle opinel. Impossible d’entrer avec lui ; non, je ne pourrai pas le récupérer par la suite. Je sors, le cache dans un tas de déchets derrière les grilles ; je le reprendrai après la visite. Et là, quel étonnement devant la rose ouest qui illustre l’Apocalypse, devant ce Christ en majesté, tenant en travers de sa bouche un couteau – non, une épée redoutable, à double tranchant (taillant) – , il paraît qu’elle évoque sa parole, son jugement par lequel il sépare le bien du mal, les ténèbres de la lumière. Un plaisir fou à imaginer : il serrerait dans sa sainte bouche mon opinel ! Laisse tomber, Seigneur, arrête de juger, lâche-toi, lâche-le, rends-moi mon opinel !… Gloire à Toi, ma prière a été entendue !

Je maraude en écriture, ce mot est-il approprié ?… Marauder, c’est chaparder. Oui, j’ai chapardé des pommes dans les vergers et souvent mon opinel m’a aidée !… Je vagabonde d’un souvenir à un autre, du passé au présent. Je musarde, m’enchante aux souvenirs de petits riens, cueille en flânant ces petits plaisirs qui furent grands, renvoyant à un passé révolu et toujours vivant, près du feu de camp trancher le saucisson et le pain, écorcer un bois pour le transformer en bâton… aujourd’hui encore le tenir fermement dans ma main, jouer à faire tourner sa bague, dans le jardin couper les branches de lilas, le prêter à ma petite fille qui part bivouaquer, sans doute un jour ou un autre lui en faire cadeau… prendre le temps de l’écriture, donner du temps à l’écriture, attendre que les souvenirs autour de l’opinel reviennent, que lui et moi nous écrivions ensemble les mots qui surgissent… ou pas, qui résistent… écrire sur un opinel, vraiment, quelle idée saugrenue, cet objet banal, populaire, du quotidien, qui fait son mariole avec sa main bénissante et sa couronne gravées sur sa lame usée, et cependant se cache, se terre dans l’entaille creusée en son manche,

4. Impression de tourner en rond, à vide, je le détesterais cet opinel n°8, si je me laissais aller, il m’agace, je le cache… je le reprends en main… et si je lâchais l’ordi, si je passais à la pratique, oui, filer à la cuisine, trancher dans la miche de pain, trancher quelques rondelles de cornichon, de belles tranches de saucisson, un verre de rouge, à ta santé, opinel, t’es le meilleur dans les gestes simples du quotidien, je te retrouve, égal à toi-même, increvable, vieux et toujours d’attaque. Fragile, peut-être, j’essuie ta lame pour éviter qu’elle ne s’abîme et tiens, je t’offre une goutte d’huile pour t’adoucir.

5. Fort à propos le 5,

Chanel n° 5, une goutte et dormir nue, susurre Marilyn

Le grand Rhinolophe du Fournel dort dans les mines du Fournel

il déploie en vol une envergure de 40 cm

Opinel n° 8, lui, dégaine 8 cm de lame

O

Opinel est opiniâtre

il OPINE de la lame

lorsque je joue avec sa bague

et que sa virole entame son mini-tour.

Avec vigueur il déploie son EL unique.

(mon opinel à la juste mesure de la paume de ma main)

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