TROP

TROP tard pour me redresser, non, jamais TROP tôt, jamais TROP tard pour tenter ça, me redresser, retrouver ma verticale TROP souvent perdue à courir après tout, après rien, comme un chien en laisse, lassée de courir après la vie qui fuit, TROP, c’est TROP, et pourtant autrefois à mes yeux d’enfant rien de TROP beau, TROP grand quand je déambulais à ras les sols de terre battue, d’herbes folles, de tapis d’aiguilles de pin l’été, de mousse des clairières, je sentais, sans le savoir pourtant, sans le formuler, c’est TROP, TROP, TROP beau, TROP vrai, TROP doux, TROP la vie… ensuite, j’ai ajouté, TROP chaud ou TROP froid, TROP salé ou TROP fade, TROP bien ou TROP nul, TROP cool et je me suis lamentée vraiment Trop pas juste, TROP injuste, inzuste, comme soupire Caliméro, avec sa coquille d’œuf cassée sur la tête – quelle TROgne — TROP rigolo quand il se plaint, personne ne m’aime, et moi, dis, tu m’aimes ? j’effeuille la marguerite qui me répond, un peu, beaucoup, pas du tout, à la folie, ça c’est TROP, j’y crois pas, marguerite, je te devine flagorneuse, suspecte faut bien le dire, oui, tu exagères et maintenant je fulmine : il n’est jamais TROP tôt, mais toujours TROP tard, le temps file TROP vite et comment le rattraper ? avec des mots ? injouable, raté, râpé, je le sais, je parle TROP, je vis TROP peu, je vis de rien, rêve ou rêvasse, parfois j’aime, souvent TROP, ça me fait mal, à quoi bon, TROP de TROP, je radote, TROP m’envahit, ne veut plus me lâcher, TROP chou, mignon, gentil, TROP moche, dur, dangereux, TROP de waso dans le jardin qui chipent les cerises, les groseilles, TROP de sucres dans mon café, TROP de rides sur mon visage, TROP d’amis perdus, TROP de promesses envolées, TROP de merdes à oublier, de ratés, vraiment TROP la lose, ça fait TROP, TROP c’est comme pas assez, ras le bol, ras le bol d’être la petite jeune-vieille que l’on dit TROP guillerette, d’avoir une copine TROP chouette, de lire un livre TROP bouleversant, de rêver de cet homme TROP séduisant, TROP bien pour moi assurément, et si je changeais de mot ? : cet homme, il deviendrait très bien pour moi, ma copine tout simplement chouette et les oiseaux chanteraient dans le tilleul et avec eux je rirais de mes égarements, de mes plaisirs, de la vie qui passe TROP vite, de la fin TROP proche, de notre monde TROP bousillé… et si de moi, je disais : je suis TROP et pas de TROP, si je m’aimais un peu, beaucoup, TROP, à la folie, et si je chantais : il fait TROP beau pour travailler, Ça c’est un temps à aller se balader… à ne pas se fatiguer… Il fait TROP beau pour travailler… je laisserais là les infos qui me prennent TROP la tête, le TROP de pétitions à signer, sur le climat, les migrants, la mort en Méditerranée et ailleurs, la PMA et le port du voile, le glyphosate, les abeilles, la souffrance des vaches dans les abattoirs et celle des enseignants dans les écoles, le TROP de misère dans le monde, TROP dégeu… j’oublierais mon TROP qui me déprime… et ce casse-tête qui me rend TROP dingue, TROP. TROP. TROP… j’hallucine… et si j’avais choisi le mauvais mot, si je l’auscultais mon TROP ? : ce mot obstiné– m’apprend le Petit Robert — vient du francique thorp qui signifie amas, groupement, village, puis devient troupeau et s’en détache, et mon TROP – le mien – excessif, il rêve de partir au grand galop et il sait juste se lancer au petit TROT dans le monde des mots, maladroit, incertain ; parlant jeune, je dirais : mon TROP est TROP… il en fait TROP… il n’en fait pas assez… il me fatigue.

Vivement de lui me libérer, TROP délicieux ce geste délibéré : lancer ce foutu mot lesté par ce foutu parpaing de phrases dans la mare… rien ne sera de TROP pour moi : la vie comme un cadeau. Et pleins de ronds dans l’eau. Je sais c’est rien mais je préfère / La seule chose que j’sais faire/ Des ronds dans l’eau / Les herbes folles et la rivière / Les plages du Finistère / Et la mer…
Oh… TROP beaux les ronds dans l’eau, l’éclat du soleil entre les feuilles des trembles. Et ne rien faire, paresser près du lac dans la lumière de l’été… Jamais TROP.