Sur la photo, je reconnais chaque détail et peux leur donner nom. Je connais aussi les assiettes du dimanche, et elles doivent avoir autant d’âge que l’âge qui me sépare de la photo. Je sais les noms Évian et Beaujolais Villages (on puisait l’eau à la rivière, elle n’était pas potable). Le téléviseur (il venait de remplacer – au même endroit – le poste de radio) est une mémoire tactile : les gros boutons dorés on les sent encore s’enfoncer sous le pouce. Au-dessus, il y a des jonquilles et des tulipes, c’est parce que mes grands-parents côté Saint-Michel en l’Herm avaient été invités, comme une fois par an, au repas de fête, le repas du dimanche, chez mes grands-parents côté Damvix – c’est entre l’Aiguillon et la Tranche-sur-Mer, juste au bord des dunes, qu’on avait des tulipes et des jonquilles. On ne voit presque pas le plat de Pyrex sur la table – mais la couleur me suffit pour reconnaître qu’il s’agissait de tomates farcies. Au dessert il y aura la crème jaune. J’ai évoqué tout cela dans Autobiographie des objets, mais les photos sont rares, alors on y revient. Il y a les trois marches en bois du bas de l’escalier où je m’asseyais pour lire, et mon corps les connaît encore, comme le mince jour qui passait sous la porte montant à l’étage des chambres, et qui en laissait passer l’odeur, mêlée de ce petit peu de naphtaline, les petits boules qu’on posait entre les draps dans les armoires. Sur le Formica de la table on ne mettait pas de nappe, mais le toucher des serviettes était lourd et souple, et le rond de serviette en corne. Ce qui est révolu c’est la matérialité des choses, longtemps qu’on le sait – dans la tête elles ne cessent pas. La photo vous revient par hasard, via le mail. On est en 1961, et dans votre tête c’est aujourd’hui même.