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journal | le livre est dans la rue

À Soleure, où j’étais vendredi et samedi, photographié plusieurs de ces armoires à livre installées en pleine rue, dans la vieille ville, et celle-là un peu plus, parce qu’entre l’hôtel et le festival de l’autre côté du pont sur l’Aare, j’y passais souvent. Une fabrication à la suisse, massive, solide. Des rabats tout simples, qui ne laisseraient pas passer une intempérie malpolie, mais donnent accès facilement aux livres. Je suppose qu’on se sert à volonté, qu’on remet ou qu’on dépose. J’ai des kilos de livres ici, ceux qu’on m’envoie, mais aussi ceux achetés au hasard d’une balade ou envie ou trouvaille, ou travail, et qu’on ne relira pas, que je pourrais mettre dans une telle armoire de rue, si ma ville en proposait. Mais est-ce que ça tiendrait, ici en France ? J’attends vaguement qu’une fois j’aie à monter à Cergy en voiture et je ferai là-bas, dans un coin de la bibliothèque de l’école, une table bibliothèque libre, ou peut-être à la rentrée, en emportant 5 ou 6 bouquins chaque semaine : c’est lourd, ces machins-là, quand on s’est habitué à lire sur Kindle (en ce moment, découverte de L’homme précaire et la littérature, l’ultime livre de Malraux, beaucoup trop passé à la trappe). Difficile pour moi de juger le contenu de ces armoires : je suppose qu’un usage micro-local fait qu’on a fierté à l’entretenir. Il me reste une quinzaine de premiers romans en allemand de lors de ma participation au jury du prix Walser, en février, j’aurais pu les y apporter, et pourquoi pas installer dans un des bouquins, comme on fait aux oiseaux de mer, une bague avec balise ou même, tiens pourquoi pas, une webcam ? Il y a l’idée que le livre pourrait être encore ou à nouveau cette présence populaire, qui va bien avec le feu dans la cheminée ou la sieste à l’ombre. Les livres qu’on aperçoit dans le métro, 8 fois sur 10, sont la grosse cavalerie industrielle. Ici c’est entre les deux. Mais ce qui fondait l’aventure du livre, est-ce qu’elle est encore compatible avec lui comme objet ? C’est ma manière d’enquêter ou documenter le monde qui a changé, c’est la bascule dans l’écriture qui se fait selon de nouvelles arborescences, en emportant avec soi liens et hétérogénéité des médias. La lecture papier était sociale : à preuve la possibilité de ces armoires auto-gérées. Mais ceux qui passent devant ont le nez dans le smartphone, qui ouvre à un autre rapport au monde, le lire et l’écrire dans la même surface. Mieux vaudrait le QR code de son site gravé sur le dos du poignet ou sur la nuque, j’y pense sérieux. On pourrait mettre aussi une clé USB, dans la belle armoire aux lettres soudées. Mais à quoi bon une clé USB, quand, à mesure que je dans les lectures et rencontres du festival je fais connaissance d’un nom, d’un visage, sur mon iPhone je remonte illico à son site, à ses textes ? Juste après l’armoire aux livres, mais là juste pour la durée du festival, on avait ingénieusement sonorisé les deux rampes du tablier avec des lectures de poésie en boucle. Sauf qu’une des boucles était un peu courte, où une voix féminine remplie de sérieux annonçait que les mots sont d’un autre espace à n’importe quelle heure qu’on passe. Au final j’ai l’impression qu’on ne sait rien, plus rien du tout. Un peu plus loin que le festival, symétrique de l’armoire aux livres, il y avait ces bistrots aux terrasses surplombant l’Aare et je me suis retrouvé à faire comme tout le monde : du soleil, de l’air, le Mac, la connexion, et une heure dense avec capuccino mêlant le journal puis la correspondance puis l’écriture. Sans doute la même chose qui se faisait ici il y a 100 ou 150 ans. Et que cette continuité est tellement plus importante que l’objet qui, en ce temps, en rendait une des fonctions possibles. C’est là où son sérieux, au vieux monsieur du quartier venu changer son livre, était à la fois réponse à respecter, et prolongement d’où, dans la question même, nous ne savons rien – ou assumons d’avoir tourné le dos.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 juin 2014
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