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2014.12.12 | l’heure de train

Pour l’heure de train qui sépare Saint-Pierre des Corps de Montparnasse, on est certainement moins de « pendulaires » qu’il y a quelques années. Rétrospectivement, on mesure ce qu’il y eut de rêve pas très sain à l’idée d’une métropole centralisée tendant ses tentacules jusqu’à ce rayon temporel et non spatial (je mets plus de temps à faire les 24 kilomètres de Montparnasse-Cergy que les 240 kilomètres de Tours-Montparnasse), avec avalement – partiellement réalisé, on le voit bien à ce que Tours a d’asséché par rapport à Nantes et Rennes, mieux protégées) des villes de province devenues étalement indifférencié, avec mise en avant de la propriété individuelle parcellisée – maintenant c’est Poitiers ou même la Roche-sur-Yon qui tentent de faire publicité là-dessus. Entre temps, le TGV est devenu la vache à lait de la SNCF laissant se décomposer les autres dessertes, et de 42€ il y a 5 ans (horloge facile pour moi, juste avant le départ Québec), l’aller-retour « Fréquence » est passé à 66€, autant dire qu’on réfléchit avant de venir à Paris. Il leur a suffi de créer un tarif « heures de pointe » et de passer progressivement tous les trains à ce tarif. Mais ce n’est pas plus malade que tout le reste de ce pays malade. Ces deux semaines, j’aurai dû faire le pendulaire plus que prévu, stage Cergy avec quelques étudiants sur leurs projets d’écriture perso pour lequel on est accueilli à la maison de Balzac rue Raynouard, dans le confort de la bibliothèque sur cour, puis la présence école elle-même (voyages qui ne me sont que très partiellement remboursés, autre élément de la mise en question actuelle : je n’y arrive pas), et session CNC plus un autre truc. Les réflexes reviennent : baisser la tablette, sortir l’ordinateur, et si des gens parlent à proximité mettre le casque. C’est toujours (enfin, en général, au retour nettement moins) une heure productive, mais productive comme on veut que ce soit : dans l’errance et le déchiffrage, ces billets de blog par exemple, souvent – ou une page traduite du Lovecraft en cours (The nameless city, magnifique prose lyrique de 1921), ou tel courrier pour lequel on requiert sa propre attention intérieure. Mardi matin j’avais fait cette photo ci-dessus, avec les monstres immobiles qui nous servent de navettes, le Corail derrière qui était encore dépositaire d’une allégorie du voyage, et le bâtiment fixe aux fenêtres éclairées qui en deviendrait presque train lui-même. Bien sûr chez moi je travaille aussi. Mais ce n’est pas la même chose que l’heure fixe, les rames la plupart du temps (rationalisation oblige) trop bondées pour qu’on puisse faire le moindre mouvement, le sac entre les pieds, et le savoir progressif même des zones 3G où on aura une connexion précaire. C’est une bulle par rapport à la connexion aussi : le téléphone relie l’ordi au web, mais on ne s’y promène pas – par contre on peut transmettre si besoin, et parfois j’ai besoin de cette émission immédiate, qui me sépare du texte, blog ou courrier, pour l’avancée intérieure. À la maison, je ne suis pas astreint à la table : pour l’ordi j’alterne position assise et position debout sur le petit pupitre, et pour les premiers jets ou l’heure de traduction je me pose dans un recoin qui m’autorise position semi-couchée plutôt qu’assise. La table hérite donc de tout ce qui reste d’ingrat : ce qui racle dans tous les recoins du jour, les trucs administratifs, l’équation récurrente et désespérante des budgets impossibles même si on bosse comme un chien, les textes promis ou les rattrapages de ci et ça. Le travail pour l’école se prolonge aussi partiellement sur les autres jours (je coupe le dimanche, quand même) mais les étudiants sont toujours les plus respectueux de mes correspondants. Ça suffit là-dessus, c’était juste ça mon étonnement, cette semaine, à faire plus qu’à l’habitude le pendulaire : ce qui s’installe dans la relation à la machine par le sas contraint et immobile, mais la séparation de cette part stérile qui encombre la table. On en viendrait presque, parfois, à prendre le train pour rien, faire un aller-retour inutile rien que pour se débarrasser d’un texte, ou aller vers son imprévu.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 décembre 2014
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