< Tiers Livre, le journal images : de redonner soi-même des titres aux livres de sa bibliothèque

de redonner soi-même des titres aux livres de sa bibliothèque

Reprendre pied à son propre bureau au soir, sourire au petit post-it qu’on y trouve « merci pour le bureau », rebrancher la dalle, et penser aux disques à sauvegarde, vider le sac et se demander ce qui reste d’un tel jour, où la discipline imposée était de se rendre disponible à une entité collégiale, de façon qu’elle soit non jugeante mais assure sa propre respiration de communauté par visages et travaux neufs. La semaine prochaine ce sera ainsi pendant trois jours. On garde alors des images dispersées, mais plutôt de ces moments où on quitte le hors-soi pour revenir brièvement à sa propre bulle, l’image reçue sans prévenir de cet homme qu’on a connu, qu’on revoit il y a longtemps avec ses deux garçons, là allongé dans un fond de garage avec son fusil de chasse auprès (il l’a mis où pour tirer, pour soi on sait), ou ce moment d’avant l’école, avec l’étudiant qui vous explique tranquillement comment pour classer sa bibliothèque il récrit le titre des livres, selon non pas le titre reçu mais le titre qu’il donne, ou bien même ce moment où à midi on prend une salade à même le premier soleil de la dalle, qu’on plaisante des baskets bleues de l’un comme si c’était le dernier événement, et que pourtant dans mon Ulysse qui a été ouvert toute la journée sur l’écran du Mac s’écrivent des listes, par exemple, pour la journée d’études de vendredi, une sorte d’inventaire des pratiques urbaines croisées ici, ou compléments à la liste des choses en retard et mails à faire ou textes qu’on n’a pas faits, et comment aussi ne pas perdre ce halo très vague, cette idée qu’on ne tient pas encore mais qui s’incruste depuis trois semaines sans qu’il soit temps d’en ouvrir quoi que ce soit, et on sait bien que dans une journée comme ça c’est totalement inaccessible, justement parce qu’on ne s’appartient pas, qu’on est dans cette production de soi comme non-jugeant, malgré les pulsions parfois qui voudraient qu’on engage plus loin l’échange amical. On le paye au soir, probablement, tout ça. Pas beaucoup parlé livres aujourd’hui, sinon ce bref moment ce matin avec celui qui leur redonne des titres, l’étudiant disant qu’il lit « une première fois en automatique, et puis une autre fois en manuel » et puis qu’il écrit aussi dedans : « je réponds directement dedans » avait-il dit, et de mon côté au retour dans le train penser : est-ce que jamais j’aurais fait un livre pour qu’on y réponde ? Mais à qui il répond il ne l’a pas précisé, si c’est au livre ou à lui-même. Dans mon Ulysse je retrouve aussi mes notes de l’hors-soi, noms, travaux, classements. Déjà beaucoup qui s’efface, ça fait partie de la disponibilité intérieure qu’on n’archive pas. Souvenir quand même de cette lettre de motivation un peu folle, culottée. La semaine dernière, au CNC, une réalisatrice reçue par la commission a dit que ça la gênait « monsieur Bon et son ordinateur » et j’ai pourtant continué – prendre des notes c’est l’entrée pour moi aussi « en manuel » dans la précision des mots de l’autre. Est-ce que même cette prise de notes « en manuel » n’est pas mon premier mode d’activité vis-à-vis de moi-même et de ces intuitions pour l’instant un vague halo mais de plus en plus persistant. Je ne sais pas ce que c’est que ce journal : au hors-soi s’ajoute qu’on n’a pas le droit, bien sûr, d’en rien évoquer hors ce protocole très strict qui nous régit et assure le non-jugeant. Sans doute qu’écrire, là, à 23h22, en impro quelques minutes, c’est se réapproprier la table d’écriture qui sera celle de demain, avec toutes les choses qu’on n’a pas faites et qui ne seront pas encore strictement les siennes. Hier matin fait à nouveau ces photos, dans les quelques secondes où la Défense surgit derrière l’imprimerie morte. Passer quelques minutes dans ces images récurrentes et jamais identiques strictement fait partie du même jeu. Je pensais intituler ce billet « ce qui reste de soi après le hors-soi », mais non : il y a quand même eu ce moment juste tout avant, celui qui disait « ne pas lire un livre directement c’est laisser jouer les tensions sans rien choisir » et que ça vaut probablement pour l’écriture aussi.

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 avril 2015
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