< Tiers Livre, le journal images : 2015.07.06 | que sont devenues les tablettes

2015.07.06 | que sont devenues les tablettes

une autre date au hasard :
2007.09.28 | Marseille approche radiale

Facile pour moi ici de m’en souvenir, c’est lors de cette invitation à l’université de Rhode Island, hébergés à Narragansett, fin avril 2010, venu en voiture de Québec, les murs de Boston étaient recouverts de publicités pour l’iPad, et Jean-Philippe Toussaint, qui arrivait de San Francisco, venait d’en acheter une.

À Québec, les arrivées étaient rationnées, j’ai dû attendre. Quel rêve et quelle curiosité c’était, un ordinateur dont on pouvait se servir allongé, une fonction réseau qui devenait la fonction première, au lieu de cette lente évolution qu’on avait connue sur nos machines, le modem qu’on y reliait, la prise téléphonique 56k intégrée aux premiers portables et au Mac berlingot, puis le .passage à la wifi.

J’ai bien sûr exploré l’iPad, on s’y est fait les dents pour l’édition numérique. À la maison, la possibilité de quitter l’ordi pour lire, sans quitter le réseau. Et quel changement pour la lecture en public, finies les feuilles de papier en liasse jamais dans l’ordre, même la gestuelle devenait lecture.

Ces deux dernières années, c’est comme si on avait vu l’iPad transformer à distance l’ordinateur : les logiciels font comme si on était sur tablette. Il est rare que je me déplace sans mon ordi dans mon sac. Il est mon outil de travail à l’école parce qu’il est communication de proximité, accrue et réactive, dans le temps même du travail avec les étudiants. Lors des rendez-vous individuels, ils viennent avec leur propre ordi, ou installent sur le mien leur disque dur.

Depuis quelques mois, ma tablette prêtée au long cours, je n’ai plus d’iPad – mon utilisation ne le justifiait pas. Pour traduire, même dans le train, il me faut deux fenêtres ouvertes plus le dictionnaire. Le moindre billet ici sur le site suppose de passer par les ressources photo, d’attraper des liens ou relire des pages.

Le soir, pour lire, il me faut un outil numérique qui tienne dans la main et ne soit pas la verticalité de l’ordi. Je lis dans un Kindle Fire, et là en voyage j’ai le Kindle PaperWhite. Je ne saurais plus lire des livres papier sauf à y être obligé, il me manque une dimension, la première étant la facilité à se localiser par le bouton recherche. Disposer d’une bibliothèque numérique, liseuse ou tablette, c’est pour moi une fonction que n’inclut pas l’ordinateur, pareil que j’ai un appareil-photo (deux mêmes, là, pour le voyage) parce que l’iPhone ne répond pas au même besoin.

Mais là, à Newark, c’était horrible : dans ce bistrot de la grande galerie du terminal intérieur, une tablette posée à la verticale devant chaque tabouret, avec le menu en page d’accueil, la commande qu’on passe automatiquement (c’est partout maintenant), et à partir de ce moment-là naviguez c’est libre.

Ici, à Providence, dans l’énorme librairie de la Brown c’est le café qui est le plus rempli, et chaque étudiant derrière son laptop. Au Starbucks en face, ce sont les laptop qu’ils déplient. La radicalisation du binôme phone/laptop a avalé la tablette au passage, elle s’en est partie voyager dans le monde utilitaire, les tables de salon pour le programme télé, et partout dans les épiceries, les sondages, les magasins où on vous aborde pour s’enregistrer.

Tout ça évolue, c’est bien et ça ne nous demande pas notre avis. Deux questions quand même :
 avec cet usage vivace et permanent de l’ordi, la facilité à y brancher des enceintes son ou un micro-projo vidéo, il est un objet aussi individuel que social. Mais ça supériorité c’est le double-sens : le lire et l’écrire, la réception et la transmission. Le phone réduit ça en petit, mais l’intermédiaire s’en va.
 et la lecture ? Je continue de pratiquer ma bibliothèque numérique dans un temps spécifique, j’achète ce que je lis (parti par exemple avec un Bernard Stiegler payé 16€ à Fayard, et personne chez eux qui aurait vérifié les sauts de ligne forcés de l’InDesign papier, boulot de goujat – quel mépris qui continue pour le lecteur numérique). Mais les étudiants, je sais bien que c’est fini. La philo a colonisé YouTube, on peut faire un vrai travail avec les conférences en podcast. Pour la littérature, j’ai l’impression d’un abîme. Je le règle pour ce qui me concerne : mon travail se construit par et pour le site. Mais j’ai le même défaut qu’autrefois à jeter un oeil par réflexe sur quel livre les gens lisent : dans tous ces laptops déployés, bien rare d’apercevoir le texte nu.

On a déjà été sorti malgré nous de l’industrie du divertissement, c’est cela peut-être paradoxalement qui risque d’être la plus dangereuse lame de fond pour l’industrie du livre. Pour la littérature, sa tâche a toujours été d’aller se porter aux frontières – l’exercer sur et par le web, c’est bien pour ça le plaisir d’écrire ici comme poumon.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 juillet 2015
merci aux 1084 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page