< Tiers Livre, le journal images : 2016.01.02 | fragments lentement monde

2016.01.02 | fragments lentement monde

En quoi le déplacement de lecture vers Internet modifie-t-il à rebours mon rapport aux livres ? On ne lit pas moins intense, mais on mémorise et on cherche autrement. Même les livres que j’ai à portée de mains sur l’étagère, si je les ai en version numérique c’est elle que j’ouvre d’abord. Y compris pour trouver où il s’agit de chercher dans le livre. Je me sers rarement, en numérique, de table des matières : mais je n’arrête pas d’être surpris par la recherche d’occurrences. Hier c’était le cas dans Lautréamont : chercher « rue » ou chercher « beau comme » et c’est une autre architecture dans le dedans du livre qui surgit. C’est comme dans la vie : je ne mémorise plus dates ou noms, mais mémorise le geste de chercher (quel respect que ce soit le titre d’un des chapitres des Gestes de Vilém Flusser, dès 1997). La lecture sur support numérique n’est pas moins dense, mais elle établit cette densité sur une carte et non dans un flux linéaire. Que ce soit dans les Pléiade Michaux ou le Dépaysement de Bailly (que j’ai en édition princeps, en poche et en numérique – autre curiosité des temps de transition ces accumulations, c’est aussi tout un ensemble de livres, ceux que j’ai en double ou triple y compris numérique, dont il faudrait faire l’inventaire), lire pour moi c’est ouvrir en un point déterminé et reconstituer cette densité comme campement. Et à partir d’elle aussi rouvrir les porosités, phrases archivées, lien au texte en train de se faire ou au cours à préparer, choses inséminées sur Twitter ou autres échanges réseau sachant que chacun appelle à fraction précise de communauté ouverte et multiple, le nombre n’étant qu’un paramètre très secondaire (niche plus que restreinte des quelques-uns avec qui la lecture réseau réciproque est exhaustive en dépli de temps continu). J’observe donc ma lecture transformée. Elle n’est pas née avec le web : je n’ai jamais lu Montaigne autrement. Le renversement suivant, c’est en quoi – le lire/écrire étant l’écluse permanente, depuis l’origine même de la constitution de l’écriture – cela détermine ma façon de constituer récit. Qu’il se construit donc selon cette même figure, incluant l’algorithme de la recherche non table. Banalité de dire que c’est art du bref, ou de la publication one shot : les séries ici sont lentes, infiniment modulables. Elles me contraignent dans leur respiration propre, y compris suspension ou rafale. Là aussi, ce qui change c’est comment cela m’apprend à lire les oeuvres fixées par le livre selon l’histoire de leur gestation – cela vaut pour Baudelaire comme pour Proust ou Ponge (dans sa façon fractale où la constitution intérieure de chaque livre fixe le mouvement rémanent du texte vers lui-même, et que cela vaut aussi pour le chemin de livre en livre). C’est ce qui m’émerveille dans les livres qui apparemment se présentaient comme fragment, mais dont l’architecture même est aussi monolithe qu’un Balzac. La ville d’Anvers chez Bolaño : les 56 fragments numérotés n’ont pas forcément rapport à la ville d’Anvers (même pas du tout), mais ils l’appellent pour se constituer comme cartographie d’un livre, où chaque fragment est unité temporelle et spatiale. En fait voilà : et si c’était notre figure du temps même, qui sursumait tout ça ? Photos : Providence, juillet 2015, toujours.


recommandation livre :
Roberto Bolaño, Anvers
LE CARNET DU SITE
 nouvelle vidéo : aller-retour tringle à rideaux
 lu sur le web : radiographie d’un blog, retour par Joh Peccadille sur 1 an de son « Orion en aéroplane »
 nouveau ou actualisé sur Tiers Livre : Lovecraft, Le chien
texte révisé + vidéo-lecture.

François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 janvier 2016
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