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2016.06.08 | assassinat discret d’un bruit coutumier

une autre date au hasard :
2011.10.23 | arts plastiques

Le paradoxe : nous savons depuis relativement peu utiliser la haute potentialité de la notation sonore dans le récit – une ekphrasis du son ? Il y a les grands précédents : le ululement au tout début des Mémoires d’Outre-Tombe, la chanson entendue au loin dans Sylvie, le début de la Prisonnière avec les bruits de la rue perçus au réveil depuis la chambre confinée du narrateur de la Recherche. Paradoxe, parce que nous savons désormais construire narrativement cette place à la « bande-son » (si décisive dans la construction filmique) dans notre écriture, au moment même où se dissolvent ces bruits dans le vacarme général. Je suis d’une époque où, dans le village, on savait tout au clocher, au tambour du garde-champêtre (je me souviens de leurs noms), au bruit même des moteurs de voiture (pas seulement la marque, mais le propriétaire). Les indicatifs des émissions de radio du midi, de la télévision du soir étaient tout aussi repérables. Puis est venu le bruit, nous y avons chacun contribué. Dans mon univers péri-urbain du quotidien, il y a quelques traces fossiles : le diesel de Felix n’est pas encore très réveillé quand, vers 7h, il passe le coin de la rue et me klaxonne au passage. Depuis le début qu’on est là, vers 4 h du matin, la Mobylette qui dépose à ses clients le journal local, la Nouvelle République, chaque année marquant un peu moins d’arrêt : si j’ai vraiment besoin d’une information locale (retour à la question évoquée hier quant à la socialité au temps d’Internet : la proximité géographique de moins en moins en critère) je vais la chercher depuis mon téléphone ou mon écran. Vers 13h, assez tardivement donc, la Mobylette du facteur (de la factrice plus exactement, mais la Poste fait souvent tourner les rôles) était un de ces indices. Ce n’est pas qu’on soit désormais très attaché à la boîte aux lettres : factures, publicités, administration ou quémandage. J’y ai retrouvé un peu d’intérêt maintenant que j’ai ma chronique service de presse : au bout de 5 livres, vidéo possible. Mais bon, on y va quand même, relever la boîte aux lettres, même si on n’en attend plus rien – autre paradoxe peut-être. Ces jours-ci, plus moyen de repérer l’heure de la factrice, pourtant entrevue par le coin de porte, passant un peu plus tard dans la rue perpendiculaire. Inattention ? Justement, c’est un bruit auquel on n’avait pas besoin de prêter attention, même dans le vacarme urbain. Révélation rétrospective avant-hier, ou samedi : elle vient d’être dotée d’un de ces nouveaux tricycles électriques, parfaitement silencieux. Elle n’est pas plus à l’abri, mais je fais une remarque comme quoi ça doit être bien moins fatigant pour les reins : je me trompais, c’est les bras et les poignets, que cela soulage, me répond-elle, et elle a fait plusieurs tendinites. On s’en ira donc au jugé prendre le courrier, désormais, ou bien on attendra le soir à l’heure de sortir la poubelle. De quoi sommes-nous orphelins ? Peut-être seulement d’un contrepoint devenu quasi invisible à la masse des bruits subis, les annonces connues par coeur sur le quai de gare et qui vrillent le crâne, les quatre cons montés à Vendôme et qui parlent si forts de foot en jouant aux cartes. J’ai découvert il y a 3 ans l’italien Manganelli, qui a fait tout un livre uniquement à partir de descriptions sonores : Voix. Je vis beaucoup sous casque, à ma table parce que les matériaux qui remplacent pour moi le livre, dans ce que je reçois comme dans ce que j’émets, sont des constructions à la fois textuelles, visuelles et sonores, et que j’ai de plus en plus de mal à m’en écarter, sinon ici dans ce journal. En quoi le casque m’éloignerait de Chateaubriand et de Nerval ? Me couperait-il de ce qui reste de signes dans la pollution sonore générale ? Quels sont-ils, ces sons qui réveillent tout un espace de mémoire qu’on croit engloutie ? Et j’entends quoi dans mes rêves ? Et si là tout de suite, pour ne pas écouter les imbéciles causer foot en jouant aux cartes, je réécoute Beggars Banquet, de quel assassinat discret des bruits coutumiers je participe aussi ? Sachant que je n’ai rien, mais absolument rien, contre les nouveaux tricycles électriques de la Poste, qui rendent la vie plus douce aux facteurs, pour nous apporter les factures et la pub.

 


 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 juin 2016
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