< Tiers Livre, le journal images : 2016.07.22 | savoir si on dit le mot “table”

2016.07.22 | savoir si on dit le mot “table”

« Je n’ai pas vérifié, mais tu écris beaucoup moins sur ton site », dit Erika. « Tu as quoi comme grand projet en ce moment », dit Erika. J’ai dit qu’en ce moment je pensais surtout à mes petites vidéos, et y être moins maladroit. Et puis, comme entre nous il y avait une table, elle dit : « Alors il n’y aura même plus besoin de dire “ceci est une table” ? » Dans ce qui me disait Erika, il y avait une question sous-jacente : la complexité de la langue, ce qu’on apprend chez Proust, la beauté de la langue telle que nous la dit la prose ou la poésie, accepter une langue-image est-ce que ce n’est pas renoncer, dans une période où tout renoncement est capitulation ? Pourtant, je crois que c’est ce que j’ai répondu, la langue est une totalité bien au-delà de la syntaxe, je définirais d’abord la littérature comme mon chemin vers le réel, et l’expression langagière de cette friction au réel, le réel comme inconnu et non représentation. Cela me contraint à figurer mon expérience même, à construire des cinétiques, à transporter dans la langue – là où effectivement Madame Bovary n’avait que sa phrase – le réel que je documente. On met en route un ensemble lourd de changements de paramètres : la vidéo est une simplification du geste cinématographique, mais c’est cette simplification même qui la rend virale et nous permet cette appropriation individuelle qui la transforme en outil pour dire le réel, en outil d’écriture. La langue que nous y utilisons participe probablement de cette simplification, mais je n’en suis pas sûr.

« Est-ce que tu peux m’envoyer le texte de tes vidéos », m’a demandé Erika mais non, puisque je les parle, ou les écris directement sur FinalCut, au moment même du montage (editing on dit en anglais), et ils n’ont pas d’autre existence que leur emboîtement dans le YouTube. D’autre part, ce qui m’y intéresse de plus en plus, c’est la parole improvisée, dans le haut usage de l’improvisation que peuvent en exprimer Pifarély ou les autres copains musiciens – qui ne sont pas moins musiciens parce qu’ils improvisent, c’est même plutôt la composition écrite qui fait des musiques mortes, et longtemps qu’on ne qualifie plus de musicien jazz les improvisateurs d’aujourd’hui, avec leur instrument dans les avions parce que c’est la scène qui compte plus que le disque. Dans cet exercice de parole captée, de conditions construites pour un surgissement de parole, est-ce que je suis autrement qu’à ma table d’écriture (encore que souvent pour le premier jet c’est debout ou allongé, ou en train) – est-ce que ma parole orale est moins complexe que cette syntaxe qu’on vient apprendre chez Proust ou Saint-Simon. Je n’avais plus le temps de répondre à Erika, et le Café des Livres, au pied de la tour Saint-Jacques, si calme en toutes saisons, était noyé dans un concert sur la place de l’Hôtel de Ville. La langue se tient à nous tous ensemble. Je suis conscient que le vocabulaire auquel je recours pour mes vidéos appartient plus au monde du film – et encore, le film mobile, celui de Jonas Mekas, du regretté Robert Kramer, ou encore plus d’Alain Cavalier, ou sinon de cette éclosion même du cinéma en 1927 que je ne cesse de revisiter – qu’à mon héritage de la prose, auquel je revendique pourtant d’appartenir même avec mes outils de narration vidéo. J’ai dit à Erika que ces questions, objet emboîté susceptible d’être partagé, qui était autrefois notre tradition orale, qui a été ensuite le codex puis le livre (le rôle des foires et du colportage dans les livres de Rabelais), était un élément dont il me semblait qu’on avait à charge aujourd’hui – même pas parce que c’est une condition de survie, mais bien parce que constitutif de notre esthétique, outils et usages de ces outils –, d’expérimenter en tant que tel. Après tout, il y a assez d’auteurs qui continuent à froncer le nez sur web et réseaux pour que la posture contraire, privilégier l’aventure, soit admissible. Vrai que si j’étais riche en ce moment, que j’aurais pu réparer la cuisine et changer la vieille voiture, ce serait pour me doter d’un appareil-photo un peu moins basique, un 80D plutôt que mon 700D, et un objectif digne de ce nom pour les contrastes. J’ai dit à Erika que je lui répondrais avec une vidéo, que je filmerais une table. Finalement c’est ça, la réponse. À l’instant, alors même que j’écris cette réponse, je vois apparaître un mail d’Erika, c’est donc que la questions ne m’a pas travaillé moi seul, je la cite sans changer – et qu’elle soit hongroise donne à sa syntaxe la même couleur qu’elle a quand elle parle :

« La question pour moi n’est pas tellement de savoir si on dit le mot "table" ou la pointe du doigt ou la montre en photo ou en vidéo, mais que se passera du langage et aux compétences linguistiques (des générations à venir - la mienne est déjà foutue...) si on n’a plus jamais besoin de faire aucun effort proprement linguistique pour expliquer les détails d’une table (ou d’autre chose) ? A long terme ne risque-t-on pas que la sophistication disparait, le vocabulaire rétrécit, les structures se simplifient et s’aplatissent, puisqu’on a toujours un appareil photo ou une caméra pour montrer au lieu d’expliquer ? et si tous les écrivains commencent un jour à travailler les images plutôt que la langue...? Enfin je ne suis pas apocalyptique et je ne crains pas sérieusement que tout le monde s’arrête d’écrire, et je ne veux surtout pas dire que j’ai un problème avec tes explorations du visuel comme une extension du domaine de la littérature, bien au contraire, mais l’appauvrissement de la langue n’est elle pas vraiment une possibilité si on pousse la logique du déplacement du littéraire vers le visuel jusqu’à ses ultimes conséquences ? Qui pourra lire les longues phrases de Proust si on ne pense plus qu’en images - sans mentionner en écrire des pareilles..? (bon, ce ne serait pas forcément une perte, diront certains...) »

Je laisse ouverts les commentaires ci-dessous, dites-nous où vous-même vous en êtes. Dans ma chaîne YouTube j’ai une rubrique Cergy sur vidéo où je tagge les productions d’élèves, je dois bien prendre acte que la complexité narrative, ou la friction et le dire du monde, prennent d’autres chemins que la langue écrite : mais si c’était cela qui pour nous, qui appartenons à cette langue, était ouverture et non renoncement ? Est-ce que là aussi nous n’avons pas à revenir en amont aux films de Michaux ou Artaud, comme nous revenons en permanence aux syntaxes de Proust ou Cendrars ? En ce moment, pour répondre, j’ai vraiment envie d’un 80D à la place de mon 700D. Et, pour écrire, vraiment envie que ce soit parler debout devant le film. Et que si l’expérience même de la littérature est d’abord une contrainte de réel et de temps, les éléments de langue auxquels ont recourt peuvent bien désormais naître ensemble des mots comme de l’image, du même geste (peut-être toute l’inflexion qu’a donnée Vilém Flusser est là), se hisser soi-même dans cette acceptation ; ouvrir un nouveau risque n’a jamais été préjudiciable aux ruptures et à l’invention. Aidez-nous.

Images en haut de page : Charles Sheeler, Vue de New York. Et noter que le dernier statut Facebook d’Erika Fülöp s’intitule Finally got a camera, je recommande aussi de suivre son Fictionality, factuality, reflexivity.

 

la réponse d’Erika Fülöp


content que le dialogue s’engage, je mets en ligne aussi la réponse d’Erika ! – FB

Merci pour la réponse François ! Quelques petites précisions sur mes questions que tu cites au début : je n’ai pas dit « Tu as quoi comme grand projet en ce moment », ce qui implique la présupposition que tu es censé avoir un « grand » projet en cours (ce que je ne pense pas), mais « Est-ce que tu as un [grand ?] projet d’écriture à long terme en ce moment ? » (j’ai peut-être utilisé le mot « grand » mais je crois avoir précisé que je voulais dire « de longue haleine »). Une grande différence – j’essaie de suivre tout ce qui se passe sur Le Tiers Livre, et je me demandais s’il y avait quelque chose de nouveau qui croissait dans un coin de ce labyrinthe et que j’avais raté. Dépasser la logique du livre, tu sais déjà que c’est tout à fait un développement que je trouve fascinant et dont je parle dans tous les colloques ces jours, et en termes positifs…

Puis pour l’autre question, à propos des petits textes dans les vidéos : là aussi, c’était une question de savoir si tu les avais dans un fichier – je supposais plutôt que la réponse serait négative, puisque ces lignes accompagnent les images et le discours improvisé de manière à suggérer qu’elles sont faites pendant le montage de la vidéo (mais je ne connais pas le logiciel et n’avais aucune idée si un fichier peut exister qui contient que le texte ajouté, genre .sub ou .srt). C’était une question très pragmatique, puisque je veux travailler sur ces vidéos et avoir les textes m’épargnerait l’exercice de les taper.

Voilà, juste pour dire que je ne suis pas du tout dans une logique de refus pour ce qui est de cette extension du domaine de la littérature – je l’observe, j’y réfléchis, je pose des questions à ceux qui le font, et je me pose des questions… et dans un français bizarre donc, de l’étrangeté duquel dans ma bouche je n’arrive pas à me débarrasser, pourtant je le mastique (et donc le massacre) depuis plus de vingt ans… (Peut-être cela me permettra-t-il encore d’écrire un beau livre en (pseudo-)français un jour, si Proust a raison que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère »…)

(Ceci dit, corrigez-moi svp, mon apprentissage n’est pas fini, et il ne le sera jamais…)

PS. Pour « finally got a camera » - oui, enfin ! c’est mon premier appareil numérique pas compact, ça fait longtemps que j’en avais envie mais il y avait d’autres priorités, et récemment je n’avais que mon téléphone même pas trop smart pour prendre des photos. Mais ma fascination pour la photographie date d’avant même mon apprentissage du français. J’ai eu la chance que mon collège avait un petit labo où j’ai pu apprendre à développer du noir et blanc, et j’ai toujours dans un tiroir chez mes bons vieux parents ces bons vieux appareils russes Smena et Zenit, et mon dernier, un Praktica allemand de la fin des années 80 je crois (acheté déjà en occasion aux alentours de 1995) qui seront toujours opérationnels quand tous les numériques que j’achèterai de ma vie seront morts, et moi aussi… mais se procurer les pellicules et les faire développer devient de moins en moins évident, alors on passe à l’éphémère…


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 juillet 2016
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