François Bon / Impatience

 

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Au départ, la rencontre de quelques êtres extrêmes, et avoir voulu s'interroger sur comment jouer au théâtre ces textes de profération, parfois de prophétie, ou d'illuminations. Savoir sous la beauté inouïe de ces textes collectés lors d'ateliers d'écriture, une densité, un dépôt d'expérience humaine, une force lyrique dont ces textes désignaient le territoire, et qu'il nous revenait à nous, qui les recevions, d'entrer dans ce qu'ils nous désignaient, savoir ce qu'il avdenait de notre langue, la langue en partage. Je me souviens d'heures entières dans la salle vide du Centre dramatique nationale de Nancy, puis d'arpenter le plateau noir, désert, et revenir écrire à moitié dissimulé dans les fauteuils rouges: des voix alors circulaient là dans les allées, sur le plateau. C'est ainsi que s'est écrit Impatience.
FB, 2004

Impatience, extraits
© éditions de Minuit, 1998

 

Dispositif noir. Comme un tambour, et dedans des gens sont entrés.

Dans cette salle qui fait sas, où on attend, c'est le silence soudain qui est impressionnant. À cause de l'absence de vibration autour. On n'échappe pas, pourtant, à un minimum de ces ronflements électriques et de ventilations, même amortis et lointains. De l'endroit où on a quitté l'escalier pour entrer dans la salle où attendre s'amorçaient d'autres marches vers plus bas, où on n'est pas allé.

D'autres silhouettes debout, qui ne parlent pas (on ne se connaît pas, on s'observe). Un signal orange s'allume au-dessus d'une double porte qui s'ouvre, on se passerait du signal sonore qui l'accompagne, strident et continu comme une alarme d'usine. La salle maintenant est accessible. Dessous la ville n'est pas un lieu spécifique de la ville. On y accède par des rampes où on s'engage directement avec le véhicule. Ou par ascenseur débouchant dans une galerie commerciale, un couloir en pente greffé sur un autre passage carrelé.

Quatre haut-parleurs posés sur pied aux quatre coins de la salle diffusent en boucle et de façon non synchrone ce texte lui-même, le mécanisme de reproduction, machine et câbles, visible devant le pied métallique de l'enceinte (quatre voix très égales en timbre, chuchotées). La diffusion a commencé avant l'entrée dans le sas des premiers arrivants et, maintenant qu'ils sont dans la salle, que l'alarme a stoppé, on peut les imaginer continuant en boucle leur chuchotement dans la salle souterraine vide, la décrivant obstinément.

Le dispositif noir, derrière la porte métallique au signal orange, est un volume enterré, avec des rangées de fauteuil, et, devant, un plateau nu. Le plateau nu est peint en noir. Il n'y a pas de rideau, pas d'appareil. Au plafond, on aperçoit, très haut dans les cintres, la machinerie des lumières. Au début, rien de plus.

Viennent les mots. Les mots sont arrachés à la masse vivante de la ville, mais ils en ont été séparés. Au début, les mots ne sont pas adressés : isolés ou séparés de la ville, ils résonnent là, en font ce volume vide qui ne se résignerait pas à être complètement séparé ou isolé de la masse humaine tout autour, qu'on nomme ville.

Et maintenant tout cela prononcé sans appui par une voix sur le plateau et comme laissé par bribes parmi les sons réels. Maintenant les gens sont installés, la lumière un peu orange diminue et cesse. On respecte le rituel convenu de l'apparition des corps et des mots. Quelque part on voudrait que tout cela soit rongé mais du dedans. Même le fait que les mots soient adressés et lancés est rongé du dedans. L'impression d'être soi-même rongé du dedans, une insécurité.

 

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Le narrateur encore est à peine visible. Dans le noir il est cette voix qui dit que lui-même n'est pas visible. Il dit aussi que dans l'intérieur du noir sont les planches lisses et noires du théâtre et que des voix vont venir. Puis le narrateur, qui est cette voix même qui ici s'énonce, dit que sont sur le plateau nu, maintenant éclairé comme d'une diffraction orangée vaguement, comme portées sur le noir le halo de la nuit jamais parfaite de la ville, silhouette d'un homme et silhouette d'une femme, que l'homme est assis et prostré, que la femme est debout, silencieuse évidemment mais ne cessant de marcher tandis que l'homme parle.

C'est du théâtre (dit le narrateur) parce que l'homme et la femme sont réellement personnages de la ville, ils ne sont pas acteurs montrant leur rôle, mais c'est comme la scène intime de deux êtres dans un coin de la ville derrière une fenêtre, n'importe laquelle. C'est la ville qui se donne à voir dans ses mots ordinaires, et c'est théâtre parce que les mots ne sont plus dans leur arrangement ordinaire, mais tirés avec excès jusque près de leur déchirure, et pourtant, dans les gestes qu'on voit (continue la voix au plus neutre et précis et monocorde et tendue du narrateur), il s'agit des gestes ordinaires de derrière une fenêtre, à n'importe quel recoin de la ville ou dans ses hauteurs, aux étages d'un immeuble ou dans la pièce sur rue d'une maison ancienne, il s'agit des regards qui sont toujours être nu devant un être nu.

S'il y a de la musique, elle vient là. Elle commence dans les très graves, semble se rassembler un temps pour monter vers l'aigu par le seul chemin du timbre, un son complexe, qu'on aurait du mal comme ça à analyser. Pourtant peut-être joué par un instrument seul. Et puis cela cesse.

 

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Le roman ne suffit plus, ni la fiction, les histoires sont là dans la ville qui traînent dans son air sali, suspendues aux lumières, ou très haut qui résonnent dans les rues vides, les rues comme mortes des quartiers sans enseignes. On préférerait un pur documentaire, on préférerait la succession muette des images, un carrefour et son feu rouge, un arrêt de bus au banc de plastique sans personne, une entrée d'immeuble avec les boîtes aux lettres. On préférerait l'inventaire étage par étage des noms et des vies, avec les lieux traversés et les phrases que chacun prononce quant à ces lieux, qui sont la vérité pour lui de sa trace sur la terre, et cela multiplié par l'infini des hommes pris dans les étages de la ville, cela qui ne constitue pas fiction ni roman mais l'inventaire exact de la ville devant nous, comment le représenter ou le construire, comment imposer que nous n'ayons pas à l'inventer mais seulement à le rejoindre, que la vérité qu'on cherche pour soi-même est dans l'excès de tout ce que la ville assemble. Le livre qui décrirait cela se suffirait à lui-même, et c'est pour rejoindre cette surface de l'aventure dispersée et insuffisante des hommes qu'on recréerait l'illusion de sa représentation, cela, qu'on nomme dispositif noir, lieu des paroles qui pourtant n'est pas plus que ce livre qu'on dresse, pour les capter et les renvoyer sur la ville.

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L'homme, qui a affaire à l'excès intérieur, est nerveusement assis et parmi ce qu'il dit on entend :

Impatience. Je parle dans la colère.

Cela prend dans la surface ordinaire des choses et en entier l'affecte, et tout ce qui est l'apparence normale du jour maintenant est un piège à votre intention dressé, haïr aussi l'égarement qui vous prend et la fuite qui à vos propres yeux vous fait passer pour faible.

Il dit de façon maintenant claire :

On vit comme normalement, et tout soudain est un poids qui vous enferme et assomme, on étouffe, cela prend par la gorge et le ventre, vous c'est la victime et le monde entier il aurait mieux valu qu'il ne soit pas.

L'homme se lève et dit :

Et la ville ce jour-là tremble, et l'enfermement clos de tous ses signes, et la vue encadrée comme si toute sensation venait par ses limites fixes, et dans la tête cela ronge d'impuissance, on reste dans sa chambre et contre les murs mêmes on voudrait lever le poing et ce jour-là on le fait et on hurle.

Il se rassied puis dit :

Rien d'autre à faire donc que s'incruster dans cet angle aigu d'où tout se retire qui n'est pas soi-même, s'enfermer jusqu'à la fatigue suprême, tourner en rond.

Il répète :

Impatience. Je parle dans la colère.

 

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La femme, qui renvoie au-dehors ce qu'elle n'accepte pas, est droit sur ses jambes et dit :

Je parle dans la colère.

Elle dit :

Légitime est de s'en prendre au visage faux du monde et à ce qui en lui est tordu et cassé, et je suis calme et posée et tranquille, et je pose devant moi la ville et ses pouvoirs comme en haute balance et ma parole est le fléau.

Elle dit :

Et je garde en moi le reproche que j'adresse à la ville et au monde, et dans ma tête fière et dans le haut des épaules et derrière la lumière des yeux c'est ce reproche qui m'anime, sur tout ce que ce reproche désigne, que ma parole pèse.

Elle dit :

Et c'est se dresser face à l'ordre du monde, se tendre la main, un instant s'ériger contre l'ordre et le remplacer par un autre, éphémère et provisoire, né de l'excès même où collectivement on s'est mis et qui ne lui survivra pas.

Elle répète :

Impatience. Je parle dans la colère.

 

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Le dispositif est de ciment nu. On s'aperçoit que derrière le plateau noir sont murs de ciment brut et laissé tel. On s'aperçoit que les fauteuils, au lieu d'être dans le théâtre qu'on connaît (mais c'est peut-être effet de lumière), sont dans une lèpre comme d'un édifice désaffecté, où dominerait le ciment nu. On s'aperçoit qu'autour des mots est absence de décor, et qu'autour de ceux qui reçoivent les mots les lumières et l'artifice découpent ces effets de lèpre par la raucité de matériaux non nobles. On s'aperçoit que les mots sont dans une coque en dehors de l'artifice, ou que l'artifice ne rejoint pas, tandis que partout ailleurs subsiste l'illusion qu'on peut fabriquer ici, dans l'enceinte close et protégée qui se nomme théâtre et en accomplit le rite, un réel à la mesure de celui qui dehors les entoure. À ce moment le plateau est vide, éclairé pauvrement à demi jour, et c'est la salle qui est sculptée par l'effet des lumières.

Sous les lumières qui les éclairent comme d'un réveil, les faces sont blanches avec des éclats rouges, et les regards juste des taches noires plus mobiles, qui les trouent. On se découvrirait, sous les lumières qui n'éclairent plus le plateau, presque maquillé. Ce sont eux qui ont amené avec eux les mots du dehors, c'est cela que signifie la lumière : on éclaire les cerveaux. Ceci n'est pas du théâtre.

La voix reprend, toujours nette sur l'espace nu et vide de la scène :
Ceci n'est pas du théâtre, même si on en respecte le rite. Ce que nous représentons n'est pas la ville mais les mots qui la nomment, que nous séparons d'elle comme nous-mêmes nous nous sommes isolés d'elle. Autour de nous est une ville qui n'a plus de mots
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Images de la ville : barre blanche d'un immeuble avec des voitures garées au pied, et personne. Rue droite avec maisons à étages et rideaux ou volets, et portes grises en bas avec accumulation de sonnettes, et rien qui dit la vie qui s'y mène. Rue commerçante au soir quand ferment les boutiques, qu'on rentre les éventaires, et que continuent de passer, mais maintenant comme chacune séparées, isolées, des silhouettes pressées. Ou bien une place avec un jet d'eau arrangé devant un monument fixe, et l'irruption ici de l'escalier d'un parking souterrain, et hors le bruit du jet d'eau, la lumière pâle d'un distributeur automatique de billets, rien qui soit présence ou activité, dans la vitrine fermée d'un marchand de journaux restent les gros titres avec photographies qui n'intéressent personne. Et c'est cela qu'on voudrait dire et ramener, et pour le tenir en suspens, quand chacun en dispose à l'intérieur de soi, on a dressé ce qu'on dit dispositif noir et jeu pluriel de paroles qui ne disent pas la ville, mais la colère ou le manque où on est devant cette implacable totalité plastique de la ville immobile et muette. Une voiture sur une rocade qui file, un rond-point dans une zone industrielle, la crasse qui reste sur le carrelage des gares, la lumière clignotante orange du camion qui passe à la fin du marché ramasser les déchets.

 

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Le premier des acteurs paraît à l'arrière, sur le plateau tout au fond, et dit :

Fable de la colère des hommes dans le monde, et celle qu'ils enferment et qui les ronge comme celle qui les rassemble contre l'ordre établi du monde, et tout aussi bien ce que sereinement on pense et on affronte pensant le comment va du monde, et toute cette geste qu'on subit à distance et qu'on ne bouleverse pas quand la pensée voudrait simplement l'annihiler, dégager comme sur un chantier on fait sous la lame du bulldozer de remblais.

Le second acteur vient tout de suite sur le devant du plateau, tout devant, et dit :
Fable sans histoire et sans objet mais faite de ce qui viendrait en relief dans le volume noir comme filaments colorés suspendus, détails précis qu'une parole évoque, surface dure d'une friction de l'homme et du monde où rien, qui pourtant y heurte, ne parvient à bouleverser ce qui est établi, mais surgit en éclats sur la totalité complexe du tableau (comme si, oui : chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres), ensuite et de nouveau avalé par la loi recommençante du temps, un matin vient encore sur le monde et c'est la même histoire partout reprise et rejouée.

Le troisième acteur traverse en diagonale l'espace éclairé à pauvre demi-jour, et dit :
Fable qu'on puisse s'isoler de la ville et ici la refaire, ce que nous refaisons c'est les mots séparés de ce qu'ils nomment. Autour de nous, l'entendez-vous, la ville est morte qui n'a plus de mots. Les mots sont ici. Trop de mots. Monde sans mots qu'arrière de nous, là-bas, au-dessus, tout autour, nous avons laissés. La ville est muette parce que ses mots sont ici, vous les avez amenés avec vous, qui n'êtes plus là-bas pour la nommer. Elle est ville muette et en sommeil, elle est ville vide, parce qu'il n'y a plus ni enseignes ni paroles, ni annonces ni visages. Pendant le seul temps qu'ici nous partageons, nous l'en avons dépouillée. Et quel poids cela confère à ce que nous partageons, et ne cessera que lorsqu'ensemble nous l'aurons décidé. Écoutez le dehors muet de la ville.