François Bon et Patrick Baillargeon/ "êtes-vous satisfait de votre livre?"

les Américains ont des façons autrement directes que les nôtres de poser des questions... bon, on accepte ou pas, mais ça décoiffe - Patrick Baillargeon m'a questionné pour ICI Montréal, magazine culturel montréalais, hebdo diffusé à 100 000 exemplaires chez les cousins d'outre-mer – je ne sais pas si c'est les réponses qu'il fallait, en tout cas, c'est exactement ça que je pouvais seulement répondre... FB (1 janvier 2003) - avec quelques illustrations en prime -

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Les livres sur les Stones sont nombreux. Pourquoi vous êtes vous lancé dans cette entreprise? Quel était le but ou le défi?
Quand j’ai eu la première intuition de ce travail, en 1983, il n’y avait que très peu de livres. J’étais dans une double impression : tous les documents auxquels j’avais accès, ou les témoignages qui paraissaient, me racontaient quelque chose d’important concernant ma propre histoire, et, parallèlement, je me sentais frustré, parce qu’aucun n’essayait de se dégager pour affronter ce qui ici me passionnait, ce mélange de hasard et de destin. J’avais l’impression d’un très large fourmillement de faits, de phrases, et pourtant rien ne les mettait ensemble, ne dressait cela comme la vaste fresque que j’y voyais, aussi magique que les grands romans du siècle dernier.

"Rolling Stones", c'est combien d'heures de travail, combien de bouquins consultés, combien de films visionnés, combien de disque écoutés, combien de coups de fils, combien de voyages, de rencontres et de je ne sais quoi encore?
Coups de fil, c’est facile, parce que je hais le téléphone et ne m’en sers quasiment pas. Les films visionnés, c’est peu : le concert de Hyde Park en 69, Gimme Shelter des frères Maysles, One + One de Godard, le documentaire produit par les Stones eux-mêmes, 25 x 5, et le film produit par Keith Richards pour le 60ème anniversaire de Chuck Berry, ça c’est l’essentiel.

Pour les livres, là, plusieurs dizaines. Mais aussi des articles de journaux, des compte rendus de police et de tribunal, des tas de témoignages dispersés, j’ai passé longtemps à organiser patiemment cette collection, sans penser à un livre, mais, comme je le disais, parce que j’avais l’impression que ça me renseignait sur moi-même. Les heures de travail on ne les compte pas. Faire un gros livre, c’est vivre longtemps dans une maison qu’on aménage peu à peu. Une fois que ça a été commencé, donc depuis 5 ou 6 ans, il y avait, pendant deux mois, relire tout ce que je savais à propos de telle période, reconstituer les fils, colmater au maximum. Non pas élucider un mystère, mais essayer que l’énigme, ce qu’on ne sait pas, soit plus résonante, par rapport à tout ce qu’on peut mettre en relation. Y compris, oui, la forme des objets, la marque des voitures, les adresses, ce qu’on fait le dimanche… Par contre, ensuite, le fragment de récit qui concernait cette petite période tombait assez vite. Il me semblait qu’il fallait conserver ce surgissement brut d’écriture pour épouser ce qu’il y avait de sauvage dans cette épopée quand même pas du tout ordinaire…

Ce livre, ça doit faire un moment que vous y pensiez, non? Quand l'idée de vous lancer sérieusement là-dedans a-t-elle germé? Avez-vous eu de la difficulté à le faire publier?
L’idée est venue d’un seul coup, il y a longtemps, en 83 donc. Je marchais dans une rue, à Marseille, et sur le trottoir d’un bouquiniste j’ai aperçu un livre de photo sur les Stones, un des premiers, tout écorné, abîmé, et c’est mes 15 ans qui m’ont sauté d’un coup à la figure (j’en avais 30). Je me suis mis à feuilleter ce bouquin, et tout d’un coup je découvrais que sur les Stones, qui avaient été la légende de nos 15 ans, et il nous semblait que ce miracle aurait pu, pourquoi pas, nous saisir nous-mêmes, je n’avais su que très peu.

Par exemple, si Keith Richards n’avait pas été enfant de chœur, il n’aurait pas su jouer si bien de la guitare. Ou bien comment l’image de provocation, de mauvais garçon, avait été projetée sur eux de l’extérieur, bien avant qu’ils aient l’idée de s’en servir à leur profit. Mais j’ai beaucoup attendu avant de me lancer, parce que je n’avais pas l’idée d’une biographie. Je me voyais bien faire une sorte d’hommage en 150 pages à Keith Richards. Le déblocage, ça a été quand j’ai compris que, si je voulais prononcer un nom comme Chuck Berry, évoquer un disque comme Beggars Banquet, je n’avais pas le droit de supposer que le lecteur connaisse, mais que je devais fournir moi-même le matériau, les histoires. Mais Fayard, mon éditeur, m’a tout de suite soutenu dans cette démarche.

Avez-vous eu des commentaires des Stones ou ex-Stones (ou proches des Stones) à propos de votre livre? Leur avez-vous envoyé?
Les Stones sont très fermes là-dessus : cela ne les intéresse pas. Jagger dit en gros : " On a été des porte-manteau, on n’est pas responsables de ce que les gens y accrochaient. " Je crois qu’ils savent très bien qu’analyser leur histoire suppose d’ouvrir des chapitres de leur vie qu’à titre personnel ils n’ont pas envie d’examiner à nouveau. La mort de Brian, le désordre d’Altamont. Je crois aussi qu’ils sont très conscients, Mick Jagger du moins, de ce que représente leur histoire dans l’histoire générale des dernières décennies et qu’il est légitime à des intellectuels de s’en emparer. J’aurais même tendance à penser que cela leur ferait plutôt plaisir pourvu, de notre côté, qu’on s’affirme comme tels, qu’on n’essaye pas de jouer la fausse connivence, ou de grossir les clichés. De mon côté, j’avais à examiner mon adolescence, et ce phénomène de fabrication de mythe dont nous étions les premiers responsables, ne serait-ce qu’en achetant chaque quinzaine le dernier 45 tours qui paraissait. Les Stones, il y a 3 ans, ont fait paraître " A life on the road ", document magnifiquement illustré, commenté par eux-mêmes, mais où aucun de ces points si importants pour nous, parce qu’ils concernent hasard et destin, et nos rêves, ne sont abordés. Mick Taylor par exemple y est presque évincé.

Une traduction anglaise (ou autre) est-elle prévue?
Mon livre vient de paraître, donc c’est peut-être encore un peu tôt. Mais il me semble que dans la langue anglaise on a déjà commencé à prendre au sérieux l’histoire récente, dans la totalité de ses composantes, incluant donc le rock. En France, cela donne encore l’impression qu’il y a des objets nobles de pensée, et qu’essayer de réfléchir à nos légendes, si elles ont nom Rolling Stones, est une sorte d’amusement sans conséquence. Pourtant, comment penser la drogue aujourd’hui sans essayer d’en reconstituer l’histoire, d’une part, et la force symbolique d’autre part ?

Combien de disques des Stones avez-vous? Votre préféré?
Faire une biographie c’est se retirer devant son objet. Faire la biographie de musiciens c’est mettre à la première place leur musique. Si pendant deux mois on travaille à la première tournée américaine de 1964, on écoute pendant deux mois tous les documents qu’on peut trouver sur leurs propres enregistrements, ou ce qu’ils pouvaient écouter à l’époque. Donc j’ai à peu près tout. Mais ce qui ne vieillit pas, c’est les enregistrements bruts, sans arrangements. Les prises de studio qu’on a dans les " bootlegs ", les improvisations, les versions préalables, ou bien les concerts. L’immense avantage concernant les Stones, c’est que toutes ces traces " pirates " sont aisément accessibles. Par exemple, leurs prestations en direct à la BBC, de 1963 à 1965, c’est étonnamment vivant, et sans triche. On peut le réécouter sans lassitude. Par contre, je crois que chacun à une sorte de soupirail en lui, qui lui permet de rejoindre magiquement son adolescence. Les albums qui vont de Beggars Banquet à Exile on Main Street, via Let it Bleed ou Get Yer Ya Ya’s Out, pour moi ont joué ce rôle.

En fait, combien d'items en rapport aux Stones possédez-vous? Pouvez-vous nous en nommer quelques-uns parmi vos préférés?
Il y a un volet de fond à cette question. Si on travaille sur le XIXème siècle, ou même sur l’avant-guerre, on aura peu d’archives photographiques, peu de témoignages mineurs. Avec les Stones, on bascule dans l’inverse : tout ce qu’ils ont fait a eu trace. Des entretiens radio, des milliers de photos… On a, concernant leur vie, toutes les photos que nous n’avons pas faites de notre propre environnement. Il faut trier dans la profusion. Et avec l’irruption d’Internet, plus question de compter. Je pense à ce site de la principale agence de presse anglaise, qui recense plus de 900 photos des Stones, dont l’enterrement de la maman de Mick, il y a moins de deux ans. Les Stones en larmes, et pas " pour de faux ".

Ou bien ce batteur, Carlo Little, qui a précédé Charlie Watts dans le groupe, et qui, l’heure de la retraite venue, met en ligne ses archives… Je crois aussi que j’ai une tendresse particulière pour Ian Stewart. " Stu ", qui a été le second membre des Stones après Brian, est viré par eux pour délit de bonne tête, mais reste leur homme à tout faire, indispensable, jusqu’à son décès en 83. Stu avait toujours en poche un appareil photo, et les prend comme ça un peu au hasard, en avion, en studio : avec lui ils ne posent pas…

À combien de concerts des Stones avez-vous assisté? Lequel était le meilleur/pire? Avez-vous vu un ou des concerts de la nouvelle tournée? Si oui, qu'en pensez-vous?
Si j’ai fait ce livre, c’était vraiment pour rejoindre mes rêves d’adolescence. J’avais 15 ans, j’étais interne au lycée de Poitiers, et dans mon petit casier d’interne j’avais punaisé une photo de Mick et de Keith… Les concerts nous semblaient très loin, dans un monde inaccessible. Quand j’ai commencé à vraiment travailler à ce livre, je me suis dit qu’il me fallait toujours et toujours en passer par ce rêve. Et je suis un homme de plume. Donc travailler à partir de tous ces matériaux, comme dans un chantier d’archéologie, sur un monde disparu. Des livres, des images, des sons… Alors non, je n’étais pas à Hyde Park, ni à Altamont, ni aux Abattoirs, le fabuleux concert parisien de 1976, quand personne ne savait que le jour même Keith avait appris la mort de son bébé de 6 semaines… Je devais rejoindre un passé inaccessible : si le déferlement de violence de tel concert de Blackpool, fin 65, est pour eux un virage, reconstituer le concert de Blackpool – pas grand-chose à voir avec la tournée d’aujourd’hui…

Votre Rolling Stone préféré?
En tant que biographe, on doit d’abord travailler sur soi-même. Les filles adoraient Mick, mais Mick, avec son torse nu et sa bouche offerte, nous faisait peur. Nos corps de garçons étaient plus rassurés par Keith, le maudit, bien protégé derrière sa guitare. C’est le fonctionnement de ces projections qu’il fallait examiner. Et entrer dans la complexité de chacun. Un regret : l’absence quasi totale de vraies archives concernant Brian Jones. Une découverte : l’enfance de Bill Wyman, dans l’Angleterre si pauvre de l’après-guerre, et l’incroyable chemin de ce gamin, qui le soir épluchait des oignons avec sa famille, ensuite à l’école on se moquait de lui à cause de l’odeur, et qui devient bien plus tard l’ami et le voisin du peintre Chagall… Le plus surprenant : Charlie Watts, bien plus impliqué qu’il ne le dit dans l’histoire et les décisions du groupe, et qui toujours a été capable de les énoncer d’un point de vue artistique. Il me semblait que mon travail, ce qui n’avait jamais été fait, c’était de raconter leur histoire vue par eux-mêmes, et la diffraction par cinq personnages, ou bien tous ces témoignages, le chauffeur, les mamans, les copains comme Gram Parsons ou Bobby Keyes, toute cette galaxie de portraits, ça c’était fascinant : les faire exister ensemble.

La meilleure/pire chanson du groupe?
Ça ne serait qu’un avis personnel. Ce qu’il fallait, c’était resituer chaque chanson dans sa frontière, ce qui s’était passé, ce que cela leur avait fait découvrir, y compris dans les éventuels ratages… C’est ce qui manquait le plus aux livres que je lisais, et qu’avait bien su saisir Godard en les filmant au studio Olympic. Passionnant, de raconter l’invention.

Comment expliquez-vous votre fascination (le terme est-il juste?) pour ce groupe?
Le mot fascination exclut la pensée. Par exemple, Keith Richards reste fasciné par Hitler et c’est impossible à comprendre. Pour moi c’était arbitraire : je suis né en 1953, et les Stones ont été, dans mon adolescence, le vecteur principal des projections, de l’identification, de la légende. Je n’avais pas le choix de mon sujet. Je n’écrirai pas sur d’autres. C’est pour se l’expliquer à soi-même qu’ensuite on se met à regarder ça au microscope, et que ça donne un livre. Pourquoi c’était comme ça ?

Ça peut paraître stupide comme question, mais peut-être que les Rolling Stones n'est votre groupe préféré. Peut-être que vous êtes plus fan des Beatles ou de Led Zep, ou des Stooges ou de ??
Musicalement, ils le disent eux-mêmes, ils ne sont pas, à titre individuel, des génies de la musique. Il y a des hommages récurrents de Jagger à Hendrix, ou de Richards à Dylan, qui montrent leur honnêteté à cet égard. Mais, ensemble, il y a une alchimie. Très surprenant par exemple comment Jimmy Page est souvent venu à la rescousse. Mais peut-être que cela aussi contribuait à nous attacher aux Stones, justement en nous laissant croire que nous aussi on pouvait en faire autant… Et second volet de la question : oui, il est temps d’affirmer fièrement que tous ces noms que vous citez c’est un fait artistique considérable.

Et les Stones aujourd'hui, c'est quoi pour vous? Sont-ils toujours aussi pertinents? Sinon, depuis quand ne le sont-ils plus?
Il reste une énigme, c’est ce phénomène de bulle qui les a saisis. Quand on les entend en parler, on se dit qu’eux-mêmes sont encore dans cette surprise. On ne peut pas traverser autant d’intensité sans que cela vous traverse au plus profond de ce que vous êtes. Dans ce qu’ils disent de leur histoire, avec la distance de l’âge, nous avons à prendre. Et quand Richards chante en duo avec John Lee Hooker, ou que Watts s’amuse avec des boîtes à rythme, ou Jagger sur une ballade irlandaise, on complète le puzzle. Mais c’est vrai que pour moi ce qui importe c’est, disons de 1962 à 1972, l’émergence de la légende, et comment elle les fabrique eux.

Qu'est-ce qui vous a procuré le plus de plaisir en écrivant votre livre?
La contrainte elle-même. De reconstituer un monde. Qu’est-ce qui se passait à Redlands, ce dimanche après-midi de février 1967, dans la minute qui précédait l’irruption de la police, qui mènerait Jagger et Richards en prison. Ou bien, dans cette altercation avec un pompiste, retour de concert, à 3h du matin, parce qu’il refuse à Wyman d’utiliser les toilettes, comment c’était, les bâtiments, les paroles, les lumières… Tout reconstruire, juste pour laisser défiler telle petite phrase (Mick qui lance " Rolling Stones piss everywhere, man "), mais sur une toile de fond plus grave, l’Angleterre n’ose pas affronter la mutation des mœurs qui saisit toute sa jeunesse, elle n’ose pas s’en prendre aux Beatles, alors on fait de l’histoire de la station-service une affaire nationale…

Êtes-vous satisfait du résultat général? Et y a-t-il de l'info sur les Stones que vous auriez aimé inclure dans votre livre mais que vous avez obtenu trop tard pour le faire?
Il a bien fallu arrêter le livre. Les Stones, depuis, sont repartis sur la route. On a de nouveaux témoignages, de nouvelles interviews. Des questions naissent justement parce que nous essayons de réfléchir à leur histoire. Sur le fond, toute cette épopée des années 60, tout le matériau est accessible, disponible. Il est le même pour tous. Eux-mêmes, les Stones, quand ils parlent de ce temps-là, ont tendance à répéter ce qui a été écrit sur eux, phénomène étrange. Dans les choses nouvelles qui ont émergé, auxquelles je n’avais pas eu accès, les mémoires d’Andrew Loog Oldham, ou le curieux épisode de consommation d’héroïne de Charlie Watts en 84-85, dans la période où tout le monde croyait le groupe fini. Mais j’ai essayé de ne m’appuyer que sur des éléments vérifiables, et sur leurs propres déclarations, c’était une entreprise de pensée, et pas de révélation. C’est vraiment le livre dont j’avais envie : le roman de notre propre histoire, notre histoire prise par sa légende.

Si ce n'était que de vous, ce livre ferait combien de pages en plus, car j'imagine que vous avez dû couper pour respecter certains critères commerciaux?
Mon éditeur, Fayard, publie de longue date de grosses biographies, celles de Bach ou Scriabine sont largement plus volumineuses que mon livre. Au début, je pensais un livre plus court, et quand j’ai découvert que le seul moyen de donner vie, c’était cette proximité du détail, j’ai dit à mon éditeur que peut-être le livre ferait 1000 pages, il m’a dit : – D’accord… Ce qui me concernait, c’était l’inexplicable. Comment eux mesuraient cette catalyse qui avait fondu sur eux. Tout au cours du livre, par exemple dès que je parlais, au tout début, du grand-père de Keith Richards, j’avais des flash-forwards : la première fille de Keith et de Patti Hansen, née en 82, a pour prénom le nom de ce grand-père, Gus Dupré… Alors, à un moment donné, tout ce qu’il y avait à dire du futur avait déjà été dit, cela définissait une ligne de fuite. Je n’ai pas fait un livre linéaire. Ce qui n’était pas prévu, puisqu’on a imprimé le livre en juin, c’est ce qui se passe en ce moment, cette espèce de seconde jeunesse sur scène, une manière de goût retrouvé du risque, même si Watts fait l’intermédiaire entre Richards et Jagger qui apparemment ne se parlent plus dans le civil.. Quand je corrigeais les épreuves du livre, eux ils débarquaient à quelques centaines de mètres, au studio Guillaume Tell de Suresnes, et enregistraient 15 morceaux là où ils avaient décidé d’en faire 2… C’est la preuve qu’on travaille sur de l’histoire vivante, c’est d’autant plus fascinant pour le livre, de reconstruire tout ce passé pour l’amener aux pieds d’un présent qui change… Ça donne encore plus de relief au mystère, celui auquel je me confrontais à chaque page.