François Bon / De la ville visible à la ville invisible
"Dans la ville invisible" est paru aux éditions Gallimard, collection Page Blanche, en 1994 - il a obtenu en décembre 1994 le Totem Télérama / Salon du Livre de Jeunesse de Montreuil

les notes ci-dessous, concernant la genèse du livre, ont été rédigées à l'attention d'un groupe de lycéens - voir aussi dossier sur le livre Décor Ciment

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Juin 1986 : je m'installe pour douze mois au quatorzième étage de la tour Karl Marx, à Bobigny. Le livre Décor Ciment (éditions de Minuit, 1988) en naîtra. Bobigny, sur des anciens terrains maraîchers, c'est des dalles de ciment étagées, rassemblant des tours carrées et massives autour de la longue galerie d'une centre commercial, entouré successivement d'un cimetière, de la préfecture dont dépend un petit quart de la région parisienne, et le vaste paysage industriel, troué de canaux, d'autoroutes et voies ferrées.

Février 1993 : dans un hameau de montagne, je relis une légende allemande (mais elle a des variantes similaires en Bretagne et en Poitou) rapportée par le philosophe Ernst Bloch dans Traces (éditions Gallimard, 1968, « thème de la séparation » p. 78/86). Un village enfoui qui resurgit et se remet à vivre pour une seule nuit, pour un jeune peintre fasciné, qui se retrouve seul au matin sur la plaine déserte.

Question : est-il possible, et comment, de relier à notre univers urbain, à nos mythologies d'aujourd'hui, nos circulations, ce à quoi servaient ces légendes dans leur interpénétration avec la vie rurale : le thème du voyageur, le thème de la fragilité et du provisoire, l'idée tout simplement de culture?

Départ d'écriture : un jeune narrateur, dans la tour Karl Marx à Bobigny, lit à son tour cette légende. À mesure de sa lecture, il rêve ce qui l'environne comme dans une contamination par la légende.

L'errance du voyageur de la légende? L'opposition naît vite : le compagnon de sa mère parcourt les lignes de chemin de fer de la vieille Europe (après Bobigny nous étions partis un an à Berlin, puis revenus en Vendée, et nous revenions d'un séjour d'un an à Stuttgart). Lui-même, s'il sort de son appartement, doit forcément passer par l'ascenseur. La verticalité (l'enfouissement du village dans le marais) était présente dans la légende. De notre quatorzième étage, très étrange était le sentiment de séparation d'avec la surface ordinaire des hommes : être au-dessus de la ville. L'ascenseur serait le lieu de transition entre réalité et fiction, comme cet arbre sous la neige où le voyageur rencontre la jeune fille dans la légende.

Déjà c'était toute une autre boucle de lectures. Revenir à Dickens (l'errance de la petite fille et son grand-père dans Le Magasin d'antiquités). Le village sous la neige ressuscitait Le Château de Kafka, que sa soeur Ottla soignait tout le temps de cette écriture : le voyageur et la jeune fille s'appelleraient Franz et Ottla. Ottilie Kafka, restée célibataire, est morte en déportation. Cet arbre isolé, qui fait transition dans la légende, amenait à l'arbre de En attendant Godot. Et si on découvrait dans l'ascenseur quelque chose comme cette irréalité de Beckett (la Maison de la Culture de Bobigny fait bien jouer de telles pièces juste entre le quartier Paul Éluard et le quartier Karl Marx)? Le nom de Pozzo en découle.

Une autre strate de lecture : reprendre le livre d'Italo Calvino Les villes invisibles. Marco Polo raconte à Kubilaï Khan, à l'inverse de son Livre des Merveilles, le pays dont il vient. Mais c'est aussi les villes modernes qu'il raconte : villes verticales, villes des morts, les villes et la mémoire, les villes cachées. Le dessinateur presque homonyme de Claude Ponti, illustrateur à l'univers fantastique (voir L'Arbre sans fin ou Okilélé) refait, de son poste d'observation au-dessus de la ville, un peu comme l'atlas imaginaire de Marco Polo et Kubilaï Khan.

C'était déjà arriver dans un pays littéraire où tout presque est à inventer. D'où la nécessité d'avancer précautionneusement (on m'a reproché d'avoir compliqué ce petit livre en y gardant la légende). Quelques autres livres où la ville est sujet, à égalité du narrateur : L'homme des foules ou Le roi Peste d'Edgar Poe, L'autre côté du peintre Alfred Kubin, un monument fantastique de ce début de siècle. La vie mode d'emploi de Georges Pérec, qui nous manque tant.

Écrire pour un public adolescent. Qu'est-ce ça veut dire, en cours d'écriture? Ne disposant pas de réponse, j'ai préféré ignorer la question. J'avais deux pistes de réponse : mon propre rapport à Tristan, qui partageait avec nous l'appartement de Bobigny, allait à l'école maternelle juste en dessous, au bord des voies ferrées. Et qu'une nuit nous avions laissé, l'enfant de cinq ans, chez une dame du onzième étage (il y avait des fusils de chasse et une tête de cerf dans le salon) tandis que nous allions à la maternité pour la naissance de sa soeur. Comment le récit en train de s'ébaucher pouvait s'ouvrir en profondeur aux émotions d'alors, et cette séparation toute provisoire? L'appartement du onzième, avec sa tête de cerf, qui est tout ce qu'avait sauvé ma mémoire, devenait lui aussi un monde provisoire et irréel.

L'autre piste : ce que moi-même j'aimais lire, à l'âge du narrateur. Écrire c'est s'expliquer, et on ne peut pas tricher dans cette explication. On poursuit une émotion de lecture, et nos plus grandes émotions de lecture sont celles de cet âge. Il y a eu bien sûr Jules Verne et Dickens, mais deux livres symbolisent pour moi cet envoûtement de la lecture, quand il fait perdre le sens du monde : Le grand Meaulnes et sa fête, dont on ne peut retrouver l'endroit (je retombais sur ma légende), et Moby Dick, le rêve d'aventure. La fin du livre, le départ avec le bouquiniste et son camion, en viendraient. Il ne s'agissait pas d'écrire pour un certain public, quitte à encourir ce reproche d'un livre « difficile » (Le grand Meaulnes n'est devenu que bien plus tard un livre qu'on lit quand on est enfant), mais de m'expliquer sérieusement avec mes souvenirs de lecture, à cet âge. Le grand Meaulnes, moi qui suis fils et petit-fils d'institutrices et instituteurs, parlait directement de mon village. Moby Dick, il me suffisait de regarder la mer. Est-ce qu'aujourd'hui de tels livres, lus par des adolescents de Bobigny, gardent les mêmes symboles, la même présence?

Il y a eu donc une telle phase de latence, ébauchant des bouts de plan, des idées de personnages. Il me restait bien des visages de l'année à Bobigny. La gardienne d'immeuble qui tirait les cartes, la bibliothécaire qui fascinait les enfants en leur racontant des histoires, la contractuelle au passage piéton, qui faisait des remarques même sur la manière dont s'habillaient les gens. Un couple de vieilles personnes, que je n'ai jamais vues que dans l'ascenseur. Je me souviens toujours de ces soirs d'hiver, sous les tours devenues brutalement noires, quand on approchait de la bibliothèque et apercevoir derrière les baies éclairées les têtes penchées dans les livres : il était légitime d'écrire un récit où toutes les aventures naissent de la lecture même, parce qu'un adolescent, seul dans son appartement, sur son canapé, traîne entre son livre et la fenêtre, les bruits qui lui viennent des autres étages, et se laisser aller au rêve.

On était pour dix jours encore dans ce hameau de montagne. La neige était tombée si vite et épais que le break, garé en bas du gîte, ne pouvait pas servir. Tout était silencieux, et le temps, trois jours durant (une absence, un événement familial grave) avait été comme déchiré. Écrire est parfois le moyen de ne pas penser. Sur une machine portable Macintosh que je venais juste de me procurer, dont je ne comprenais pas encore les ressources, c'était comme se perdre dans ce monde inventé, et croire à cette légende, sauter dans l'écran comme ces peintres qui se représentent eux-mêmes marchant dans un tableau. C'est les souvenirs vrais de la ville qui devenaient imagination fantastique. C'est là qu'est né, dans ce silence, en trois jours, dans un gîte de montagne qu'un gros poêle n'arrivait pas à réchauffer, à cause de cette absence et l'impossibilité d'être ensemble au moment le plus grave, parce qu'écrire était le seul moyen de repousser ce temps, se fatiguer à la limite, et que tout cela pourtant devait être beau et serein, l'architecture du livre.

Me frappait, dans ces relectures auxquelles j'avais procédé, l'affinité d'une oeuvre et des lectures d'une époque. Le grand Meaulnes et Flaubert, comme Kafka et Dickens. Quelles avaient été mes lectures fondatrices, celles qui m'avaient fait accéder à ma propre écriture? Proust et Faulkner, que modifient-ils du possible de ce qu'on donne à lire, maintenant qu'ils font partie du patrimoine?

Je n'aime pas les livres qui ressemblent aux autres. Ceux dont on se dit, à en lire trois pages, que la même mécanique va en tirer deux cents. Quelquefois le jeune narrateur monologue (c'est Faulkner qui nous a enseigné ces techniques). D'autres fois, c'est des pages qu'il a déchirées, qu'on retrouve (les mécanos et couturières que je vois chaque lundi au lycée technique ont comme ça des cahiers secrets dans leur boîte à trésor).

La langue change, et ses techniques de récit. Suivons, puisque c'est aussi le moyen de dire d'une façon plus éclatée, durcie ou rapide, un monde dont c'est l'évolution propre. J'ai beaucoup regardé les peintures, les villes fantastiques à l'arrière-plan de Mantegna ou Monsu Desiderio. Les hallucinations de George Grosz, l'ordre figé de l'américain Hopper. Mieux vaut prendre le risque de se tromper en essayant des formes neuves, que rester trop sage. Mais si on se risque, c'est à condition de savoir d'où on vient, cette belle et puissante et sonore langue qui est la nôtre. La gardienne parlerait comme une gardienne, mais il y aurait une vieille dame, loin en Bretagne, à qui on écrirait des lettres en français bien classique.

Il y a des pages sans ponctuation : en quoi accepter cet usage glissant modifie notre perception? On se promène à l'intérieur d'une tête, puis soudain la caméra s'éloigne, et considère le crépuscule pour tous ceux du récit. Il y a quelque part tout un chapitre écrit sans un seul verbe, mais j'espère que ça ne se remarque pas. Il y a une promenade sous les immeubles qui est une suite de relatives sans principale. Il y a, insérée dans la surface même du récit, un dialogue du narrateur avec sa mère, entremêlé directement avec ce qu'il voit et pense, indépendamment du temps, et comme cela revient dans la tête, technique presque vierge encore inventée par Faulkner. S'en préoccupera qui veut. C'est une boîte à outils disponible, de libre usage.

Voilà. Les livres fantastiques, comme Le Golem de Meyrink, Au pays des aveugles de Wells, ou les contes de Hoffmann, sont ce dont je rêve depuis le plus longtemps en littérature. Je voulais me risquer là, et Bobigny, les tours carrées entre les autoroutes, me l'a permis. Je n'ai pas triché.