Amin Erfani | Figures nues

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L’AUTEUR

Amin Erfani est professeur de français au Lehman College, dans la City University of New York (Bronx).

Des Voix sourdes est paru chez publie.net. Ensuite, sa traduction américaine intitulée Fallen - A Soliloquy for a Trio est paru dans Unsaid Literary Magazine, Volume 6, et a gagné le prix de l’écriture expérimentale « Ivory-Billed Woodpecker Award for Fiction in the Face of Adversity ». Il est également traducteur en américain de littérature française, notamment de Bernard-Marie Koltès (The Night Just Before the Forests) et de Valère Novarina (The Animal of Time, The Sacrificing actor). Ces traduction ont été mises en scène, et continuent à l’être, des deux côtés de l’Atlantique, en collaboration avec plusieurs universités américaines et françaises.

Son site internet : www.aminerfani.com.

Contact via Twitter : @ErfaniAmin ou facebook.

LE TEXTE

Il s’agit ici d’explorer le rapport intime entre le langage et le corps par le biais de la musicalité de la syntaxe et la matérialité du mot. Cela s’effectue par le questionnement de la représentation de la “féminité”, notamment par le “différend" que cette confrontation incite entre les états du corps et les registres du discours cosmétique. Dans les deux textes, et peut-être davantage avec Figures nues que j’associe avec un style “hyperréaliste” tel qu’on le perçoit chez Lucien Freud, il y a un dialogue continu avec les préoccupations de l’art pictural, notamment l’omniprésence de la femme (nue) dans la peinture au fil des siècles. A.E.

 

Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots. Mon langage tremble de désir.
Roland Barthes

 

Peaux grasses, peaux moites, repliées sous les doigts. Peaux fripées, sèches, écorchées sous les ongles. Peaux âpres, écailleuses. Crasses interminables propulsées des pores en dilatation par étirements cutanés. Diaphorèse par contact. Émanations, transpirations, trainées visibles. Depuis le plan de peau où le ventre flasque colle à la poitrine en suspension. Les odeurs, les sons, le toucher. Ça, c’est ton environnement.

L’affiche dit : « Institut le plus convoité de l’Hexagone ». Le salon, à ce que ça dit, le plus coté, des ports de la Manche aux côtes de la Méditerranée. Gynécée de Roxalène. Berceau d’Aphrodite. « Temple moderne voué à la beauté millénaire ». Situé au cœur de la capitale, un refuge dans le battement de la grande galerie marchande. « Fontaine de jouvence ». Isolation, insonorisation, retranchement. Recoupé des intrusions, turbulences, vacarmes de l’urbanisme. Le silence y est instauré. « Le silence est d’or ». L’intérieur du centre est bâti en blanc, de bout en bout, immaculé au-delà du degré perceptible à l’œil. Le sol de marbre statuaire, importé tout droit d’Italie, taillé en surface lisse, sans tache, ni veinure. Murs, meubles faits de matériaux à réfracter la lumière blanche, de tout angle vers toute direction. C’est là où tu travailles, debout : dans la périphérie des corps à l’horizontale. Dans l’excès de proximité, le trop perceptible, l’agression des cinq sens. Dans l’acoustique des membranes de corps en trépidation. Les fréquences sonores à l’ordinaire résolument faibles s’élèvent ici, par cause de mutisme, à des degrés obstinément audibles. Crissements de celles d’un certain âge. Glissements des pubères sous peu. Bruissements propres aux lipomateuses. Scènes qui se déroulent en boucles, des ballottements involontaires de hanches grasses ou de bas-ventres. Celles tourmentées par la conscience aiguë de leurs corps en mouvement s’allongeant sur le plan de travail. Les autres scènes, à l’inverse, de celles inconscientes : des remous, des reflux, des remontées de leurs masses adipeuses. Refoulées par-delà les confins des régions soumises à leurs inspections journalières. Scandées hors de leurs champs de vision ordinaires par autant de flottements, d’ondulations, de va-et-vient. Les agitations de leurs tas de graisses disgracieuses. Obscénités pourtant trop ostentatoires à tes yeux de ces scènes qui se jouent à longueur de journées. La dissymétrie ordinaire des fesses entre les joues droite et gauche. Le désaccord d’un sein ne répliquant pas l’image exactement inversée de l’autre. La cellulite en état d’éclosion. Six jours sur sept, que tu te tiens là. Neuf à huit, samedis : soins intensifs. Jamais en maladie, pas de repos. Ça, c’est ton occupation.

L’affiche dit : « Havre de paix », « Espace de quiétude et de recueillement ». Conçu pour le plein confort. La rémission de soi. Pour des femmes urbaines, femmes actives, femmes pressées. Qui viennent prendre une pause : « Le temps de vous retrouver ». Elles connaissent ton nom, le soufflent du bout des lèvres devant l’entrée, s’assurent de ta présence. Ta disponibilité. L’affiche dit tout : « La beauté naturelle, ça n’existe pas ». « Bâtissez votre corps à l’image de votre for intérieur ». Elles sont tes habituées. Assaillies de renflements : bourrelets, saillies, protubérances. Produits de soins revigorants à base de nectars de fleurs, poudres de fruits, résines d’orient. Procédures homéopathiques, médicinales, à la pointe des recherches scientifiques. Des femmes, plus rares, sans courbes, formes frêles, malingres d’encore-fillettes : fermes, pucelles, lisses. Elles viennent prendre part au rituel du passage au corps féminin. Elles sont les initiées. Une industrie entière dédiée à la fabrication de la gent féminine. « Envie de renaître », « Voyage des sens ». Celles déjà de longue date ridées. Vieilles peaux : creusées, crevassées, rêches, du dessous de leurs cuirs chevelus jusque sous les ongles vernis de leurs orteils. « Inversez le cours du temps ». Tu es dépositaire de leurs déchets. Elles t’en sont redevables. Cette intimité avec le corps perdue depuis la jeune enfance. Ce sont des femmes de substance, des femmes d’importance. Venues se soumettre à des opérations de restauration en profondeur. Espace de haut trafic. Des tarifs onéreux. « Vous garantissent des résultats sans précédent en tout point spectaculaires ». Croyance générale en la malléabilité de l’anatomie féminine. Sa plasticité. Demandes aussi soutenues qu’insatiables. Elles te cherchent, te suivent, te fixent. Elles te laissent des liasses de billets avant de s’en aller. Gages de leur gratitude. Prix de l’oublie. Quelques-unes frémissent au premier toucher de tes doigts. L’enveloppe de leur épiderme s’étire sous tes directives en une grande nappe plane, traversée de zones érogènes, amas de nervures, strates tissulaires. Des fébrilités éparses, des textures hétérogènes. Espace de travail aseptisé à l’image des chambres opératoires d’hôpitaux. Pas l’ombre sensible de fibre ou de filament obstruant le blanc dallage. Éliminations immédiates de résidus. Extirpation, grattage, arrachement. Les déchets de femmes d’affaires, juges, présidentes-directrices générales, ministres et femmes de ministres. Sont disposés pour chacune dans un sac plastique individuel, opaque, résistant, à fermeture hermétique, trente-huit sur vingt-cinq centimètres. Éliminations des rebuts. Remodelage des chairs distendues. Raffermissement des excédents tissulaires. Des femmes qui sont menées à accomplir des choses de conséquence, à se présenter dans des lieux d’influence, à s’y rendre dans les plus brefs délais. Reprises de leurs régions rugueuses, grêles, élimées par le procès de l’âge. Gommage des pigmentations morbides. Épilation, décoloration, affinement. Des femmes qui attendent leurs heures dans le vestibule. Pétrifiées, presque jouissives. Sur un canapé Quarto cuir rectifié chromé blanc. Avec la violence des deux mains immobiles posées sur les genoux. Le regard à l’affût de signaux décrétant le droit de passage. La violence du sourire indélébile posé sur les lèvres, glosant un mélange à la fois de plaisir et d’appréhension de se faire scruter, inspecter de fond en comble, au centimètre carré le plus reculé de leur plan de peau. Le moindre défaut mis à nu. Plis, rides, cicatrices, entailles. Jusqu’au velouté confus de leur fourrure pubienne. Vulve, mamelon, lippe. Jusqu’à chaque griffure, fibrose, point de piqûre. L’aiguille et l’anneau dans la chair étirent l’ouverture du trou sous le passage de tes doigts. Corps toujours partiellement malades. Abîmés d’aspérités, de dessèchements, de dégénérescences de tissu. Loin en loin. Tuméfactions, boursouflures, inflammations. Ce qu’il t’incombe de faire. Procéder par drainage, dépuration, catharsis. Inventaires par milliers de cartes de génomes passés au vide-ordures. Lames tachées de sangs, bandes engluées de cires, cor incrusté de sébum. L’arrière-boutique suinte de tas de détritus humains en décomposition. Il faudra repasser la blouse blanche à l’eau de javel le soir après le travail. Peur même d’une trace qui reste. Tâche de sueur, de sang, de sécrétion. Intrusion de matériaux mortifiés dans ton espace privé. Infiltration de substances filiformes. Ne serait-ce que l’idée de contagion. Le contrecoup du contact. L’effort et le dévouement. Ce qu’il ne faut pas faire. Voir sans donner l’air de regarder. Exister seulement entre ces murs. Être témoin sans souffler mot. Exister au-dehors comme si tu n’avais jamais été dedans : là devant elles. L’effort de refouler ce qui s’y passe. Dans cette enceinte : traversée de répercussions, de réverbérations, de ricochets sonores. L’intérieur bâti en courbes de bout en bout. Recoins, rebords arrondis. Plafond ovale, base circulaire. Qui facilitent le dédoublement du moindre bruit. L’amplification du moindre son. Pas un mot proféré. Écho de corps comme environnement. Friction de lame pressée le long de la peau. Frottement grêle de filament contre filament. Les sons des héritières et des dames du monde. Qui s’affligeant devant la stérilité de la lame. S’éraflent. Saignent. Se font enduire de cire le long de leurs corps horripilés. Résine chaude étalée à fleur de peau. Arrachement allègre de la bande dépilatoire. Coup sec, net, précis. Extirpation du follicule pilaire. Réitération de dissonances cutanées suivant une fausse rythmique. Étouffement quasi complet du cri ancré au creux de la gorge. Ta vie, c’est ton travail.

L’affiche dit : « Pour changer de peau ». « Des soins professionnels adaptés à vos besoins ». Personnalisation : voici le maître-mot. L’extrême étendue des besoins des héritières et des dames du monde. Leurs orifices. Les états de leurs orifices surplombés de pilosités. Infimes, sèches, fines, grosses, grasses. Réapparaissant opiniâtrement plus épaisses après chaque intervention. Là où elles devraient pourtant n’avoir jamais été dès le départ. Cette persistance. Cet appétit. Pourquoi ? Par quelle loi, obscure et absconse, un trou doit-il générer un tel matériau obstinément ténu et tenace ? Les poils du périnée. Alourdis de résidus, de déperditions, d’excrétions. Morbidité froide collée à une tépidité encore vive, palpitante de nervosité. Les éléments dans tous leurs états : solide, liquide, gazeux. Chez des femmes, au reste, immaculées, épilées, impeccables. Qui ne savent rien du désastre de leurs trous. Ou préfèrent ne rien savoir. Préfèrent déléguer cette corvée par excès de remontrance. Les entre-jambes de ces femmes. De celles qui se laissent surprendre, se crispent sous la dextérité de tes doigts. Se prêtent à des raclements de gorges encombrées de dignité préalable. Qui finissent par laisser sortir d’elles des sifflements sourds au lieu de cris stridents. Des femmes qui sont prises de hoquets nerveux et spontanés. Qui lâchent des rots opulents depuis leurs estomacs retournés d’angoisse. Des intestins bouleversés de borborygmes intraduisibles. Au moment précis où le poil se prête à quitter le pore folliculaire. Lâchant malgré tous leurs efforts de rétention de longs pets suffocants et explétifs. « Un lieu d’évasion ». Les odeurs comme environnement. Qui collent à la langue. Par le seul mot prononcé dans la bouche : anus. Les odeurs méphitiques que dégagent les anus des héritières et des dames du monde. Arôme de baume infusé dans l’air stagnant à longueur de journée. Par efforts de masquer. Produisant des effets de vertige. Clash olfactif de palettes de parfums féminins. Mélangés aux miasmes, métastases, remugles. Surtout : ne dis rien sur les entre-jambes de cette foule. Défilant, jour après jour, devant ton nez. Sur la parenté douteuse de ces entre-jambes de femmes. Sur leur inavouable disparité, qui jette de l’ombre sur le propre du corps féminin. Des femmes qui s’offrent à toi par douzaines, à rythme régulier, par courts intervalles. S’exhibent, non sans gêne. Avec angoisse, certaines. À une distance moyennant celle que tu gardes avec ton visage seule le matin devant ta glace. Te soufflant des choses qu’ailleurs tu gardes tues. Des organes en parade, désavouant une quelconque fixité de forme, ou vraisemblance d’âge. Des organes si étonnamment dissemblables. Si travestis par leur pilosité pubienne. Que tu ne sais même plus dire exactement quel est le sexe. Sous l’épaisseur toujours velue, tantôt menue, tantôt volumineuse. Ne cessant coup sur coup d’agresser le regard. Des poils, plantés partout, en pléthore. Qui trouvent en cette zone précise leur force originaire. Qui continuent à s’étaler par mitoses successives. Se semant depuis là sur les surfaces restantes de ces corps : jadis, à l’enfance, si impeccablement et naturellement imberbe. Polluées ici du propre même de l’homme. Cette substance mâle. La féminité s’offusque de ses états de corps. Ces poils incarnés : noués, dérobés jusque sous les petits plis. Sous les petites plissures de leurs peaux d’organes, où pas un regard avisé n’oserait se poser. Des poils persistant néanmoins à pousser dans ces contrées-là. Se nicher dans le secret d’une existence reculée, somme toute obscure et abstraite. Que tu t’incombes, toi, de dénicher jour après jour. D’extirper, un par un. Parmi la perspiration abondamment tactile collant le filament à la paroi de la chair, dans le foyer de la sphère tiède de cette villosité dégageant des effluves si obstinément organiques.Tu te frottes tout le plan de ta peau à la brosse et au savon le soir rentrée du travail. Tu ne sais plus reconnaître ton odeur à celles de cette clientèle. Tu t’épiles le corps, chaque jour, de bas en haut. Tu t’épies, seule, devant ton miroir.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 avril 2014.
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