Élias Jabre | La figure perdue de l’ennemi (mon hommage à Ousman)

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L’AUTEUR

Elias Jabre est né en 1975 dans un village de la montagne libanaise. Quatre mois plus tard, il débarque Paris et décide de s’y établir jusqu’à nouvel ordre. En 2004, il publie Immortalis, un roman d’anticipation aux éditions du Masque. Depuis, il multiplie les formes d’écritures en changeant régulièrement d’avatar. Il crée notamment la collection One Shot avec Storylab, où il publie des nouvelles qui jouent avec les codes des genres, et tente d’y faire passer un peu de folie en contrebande. Quelques-uns de ses scénarios sont en cours de production pour le cinéma et la radio.

Membre de la revue Chimères à la croisée de la politique, de la philosophie et de la psychanalyse, il a codirigé un numéro sur les nouveaux rapports entre les hommes et la technologie (Devenir hybride), et plus récemment un numéro sur la bêtise et les animaux (Bêt(is)es).

Ses blogs : antioedipe.unblog.fr et blogs.mediapart.fr/blog/elias-jabre.

LE TEXTE

On est habitué maintenant (voir Le syndrome de Dardène, accueilli dès le lancement du site) à ces recherches en format court ou ultra-court d’Élias Jabre, convoquant une horlogerie narrative extrêmement précise, traversant le champ de la philosophie ou de la pensée contemporaine (en gardant les distances et l’humour, voir ici brève traversée de Jean-François Lyotard !), sur les contenus de la fantasy, avec tout ce qu’il convient d’action, et, ici, de zombis... Enjoy ! FB

 

son œil bleu vacillant portait la marque des sans-abri, ceux qui n’ont jamais connu de territoire à eux.

je l’avais reconnue. on venait du même endroit, de mille lieux, de nulle part.

quand la nostalgie d’un pays devenait trop forte, elle partait se réfugier dans le désert on ne trouve pas mieux comme patrie par défaut.

… pour se libérer du bruit, des saletés qui s’incrustent jusque dans les mots, à la fréquentation du monde.

je l’avais rencontrée après l’une de ses retraites qui lui apportaient le calme sans la débarrasser d’un goût fade d’incomplétude. elle resterait une étrangère, où qu’elle aille. une forme inaboutie, en carence.

on nous présenta, simplement, parmi d’autres, à une plage. Indifférence polie, puis on s’était aussitôt oubliés, happés par d’autres rencontres dans d’autres lieux.

vint le soir, je me retrouvais bientôt seul, dernier rescapé d’une virée, sur le point d’abandonner à mon tour.

vers la sortie, tête familière, un de ses amis, et elle, un peu plus loin. je restais. enjoué, bavard, en harmonie avec le reste et un verre à la main.

dansâmes. puis la nuit. le matin. échange de mots. peu. quelques-uns. difficile un matin après une nuit.

de la terrasse, face à nous, la mer léchait les rochers écrasés de soleil. le manque de sommeil, l’alcool, le plaisir arraché à la nuit et aux corps, et surtout cette chaleur qui dégoulinait comme de l’or fondu ramollissait toute initiative

et alors, je ne sais comment, par quelque propos, évoquant un vague projet chimérique, comme si j’avais prononcé une formule secrète, elle se débrida.

le rayon de ses yeux m’étourdissait de pureté. je flottais dans une atmosphère trop claire. à chaque respiration, je sentais mes poumons s’embraser. une légère ivresse me gagnait pour me faire perdre pied. j’avais passé ces dernières années à m’empeser de simulacres pour redescendre, et, les uns après les autres, elle coupait tous ces liens que j’avais patiemment noués avec la terre. distraitement, elle avait jeté le leste qui préservait un équilibre précaire, sans savoir qu’elle saccageait mon travail. et pourtant, je laissais faire, démuni, heureux, de prendre un nouvel envol, de nouveau coupé du sol. il ne restait plus qu’à se rattacher au soleil, au bruit des vagues, à la poussière, et à ses yeux

toutes les formes s’évaporaient pour laisser place à un dispersement irisé. je m’éparpillais dans le paysage jaune, entre les immeubles sales et le scintillement des vagues, ses paroles me parvenaient diffuses, comme dans un rêve

je l’accompagnais dans la ville ocre, à la dérive, n’en sachant pas plus qu’elle. nous vagabondâmes au gré des ruelles encore vides, pour finir dans un café local, à communiquer par gestes, avec un serveur souriant qui ne comprenait rien

elle n’arrêtait plus de me surprendre

elle vous pénétrait avec une facilité déconcertante. comme on parle du temps, elle vous soulevait de l’intérieur, elle mettait en pièce votre assurance de façade, en quelques mots, je devenais aussi vulnérable qu’un enfant. et elle vous désagrégeait sur le ton de la désinvolture, n’admettant pas d’autre sujet. c’était presque de la maladresse

Ça, j’avais développé un sens inénarrable du comique avant ma zombification. Je jouais aux fantômes comme un crétin invétéré (invertébré ? ça ne fait aucun doute, écoutez ce chant pâle, j’en rigole encore, avec des débris de poumon, quelle aventure. Et la farce s’est multipliée, il a fallu s’en farcir des attitudes

Je vous présente ma perruque

jusqu’à ce qu’un indien me scalpe, je dois dire qu’il était temps.

 

[1]

Ousman est un grand iroquois à l’accent africain. J’apprends plus tard qu’il a fait la traversée de Guinée Bissau en France comme clandestin. Ne prononce jamais ce mot ! Nous sommes des sans-nom ! c’est ce qu’il me répètera plusieurs fois.

Ousman est un sans-nom et je le suis. Je le rencontre deux rues plus tôt où il discute avec un maigrelet à lunettes, et le maigrelet à lunettes et lui, je relève qu’ils ont tous les deux relevé leurs petits doigts.

Le maigrelet s’en va.

Alors je relève mon petit doigt et m’approche.

Comme je ne réponds pas à ses yeux clignotants (il est vraiment comique, mais je ne réponds pas), Ousman me demande :

— C’est la première fois ?

— Oui.

Il se met à sourire puis se met à m’emmener avec lui. Ousman n’arrête plus de se mettre à faire des quantités de choses très simples et je suis fasciné. Sa deuxième phrase est :

— C’est quand l’un d’entre vous repère le signe et le reproduit qu’il devient l’un d’entre nous.

— C’est un jeu ?

Il marche (suivi par moi) en se mettant à ne pas me répondre. Et là encore, Ousman le fait. Il ne me répond pas.

— Le signe, c’est... et je lui montre mon petit doigt que je relève lentement avec un air de connivence.

Comme il resplendit à ne pas me répondre, filant dans son sillage, je rajoute :

— C’est un jeu ?

Il récidive dans un silence qui marche tout droit (et je suis fasciné).

— C’est un jeu ?

Nous excédons rue du Départ avant de tomber sur la gare Montparnasse où nous entrons pour prendre l’allée de la Deuxième Division Blindée. Nous sommes en guerre, je l’ai bien senti (je crois même que je l’avais deviné depuis longtemps).

— Hé ? C’est un jeu ?

— ...

— Eh oh ? Il faut retrouver David Vincent ? C’est ça ?

Il se met à faire volte-face, mais c’est comme s’il l’avait fait en plusieurs fois. Et Ousman plante son index dans le mou de mon front.

— T’as tout compris ! Les envahisseurs, c’est nous ! (or j’avais entendu « c’est mou ! ») Alors ce signe, c’est comme le reste, tu comprends ? TOUT ! TOUT ! Tout ce qu’ils nous donnent doit nous servir ! Tout ce qu’ils nous donnent nous servira ! Tout est repris, remâché, relancé dans le décor à travers nos propres choix !

— Alors c’est un jeu, dis-je le sourire gagnant.

Son œil vrille. Il me fixe soudain comme s’il me prenait soudain pour un con.

D’un ton moins triomphal, je demande toujours :

— Et... quel jeu ? avec mon air stupide de connivence qui sourit.

Il se met à se retourner en plusieurs fois et submerge le quai des Grandes Lignes où il cherche des yeux le panneau d’affichage à la recherche d’un train qui n’existe pas.

 

[2]

Nous attendons le train qui n’existe pas.

Assis contre la vitrine d’une librairie Relay, nous attendons sans espoir ni doute, nous sommes des sphinx au milieu des électrons libres qui s’agitent en augmentant la chaleur de la couche d’ozone qui n’est plus qu’une fine pellicule perforée (d’après des sources taries).

L’idée, c’est de leur faire croire qu’on attend le train comme eux.

Ousman me dit :

— Ils font les choses les unes après les autres, ils ont des possibilités innombrables.

Ousman dit aussi :

— Ne te fie pas au signe, il change tout le temps.

— Le petit doigt ?

— ...

— Alors ? Comment je saurai la prochaine fois ?

Son silence m’accable en m’abreuvant.

Une voix de femme en métal indique que le TGV pour Marseille a dix minutes de retard, et une série d’affiches recrutent pour l’armée de terre des Land Warrior qui traversent des forêts, et quand on voit leurs viseurs thermiques reliés à leurs combinaisons intelligentes reliées en réseaux entre elles, on a envie de rejoindre le théâtre des opérations qu’il soit en Côte d’Ivoire ou au Pakistan.

Je voudrais : être un cyborg, être un cyborg, être un...

Ousman surprend mon regard capturé par la publicité. Il claque sa paume sur mon front et m’attrape par les cheveux, avant de s’assurer par quelques petits coups d’œil alentour que les monotypes ne nous ont pas repérés (le concept de monotype fait partie de la stratégie d’encapsulage des adversaires, où il s’agit de les enfermer dans les cases étroites qu’ils rêvent eux-mêmes d’occuper en accompagnant leurs discours vers des points de pétrification ou mots-cage qui permettent dans le temps suivant de lézarder ces blocs de subjectivités de coups précis qui entraînent leur dislocation immédiate. Cette technologie performative s’appelle l’encapsulage).

— Le théâtre des opérations, il est partout autour de toi ! me dit-il. Arrête de rêver !

— C’est quoi à la fin ces histoires ? Vos signes, tout ça, qu’est-ce qu’on fout là, à attendre le train fantôme ? Tu te crois à la foire du Trône ? Ça sert à quoi toutes ces conneries ?

Il pointe alors un index vers une chevelure d’incendie dont la jupette noire monte jusqu’au ras des fesses et les bas rouges descendent aux chevilles, diablesse qui fait la gueule à son mec, hirsute mal rasé en mode caillera qui imite la gueule de la diablesse. Ils sont parfaits, parfaits, parfaits. Et ils ont cette chose en trop qui me vide de mes forces.

Ousman dit alors :

— Ça sert à vivre parmi eux.

— Eux ?

J’entends alors parler des monotypes, et je sus qu’on les classait par espèces et, des espèces, il y en avait des tas. Sauf les sans-nom qui sommes également sans espèce.

Tous ceux qui ont été ou qui seront surexposés... perceront le décor... ils passent ou passeront... de notre côté... Nous sommes le négatif de photos de vacances ratées.

 

[3]

C’est une manifestation, on se retrouve à Bastille et on protestera. J’y suis, sans Ousman, mais j’y suis contre :

la politique,

du gouvernement,

des patrons,

l’Europe

peut-être...

est-ce une procession syndicale ?

aussi.

une proclamation neurasthénique ?

aussi.

est-ce que des gesticulations contribuent à envahir le décor ?

Je me pose des questions en ajoutant quelques cumulus qui nous foncent droit dessus.

Si les pluies acides nous tombent dessus, alors nous serons dissous.

On rigole bien. Des manifestants aux visages peinturlurés lancent des mots d’ordre rigolos :

— Les pauvres sont tous des nuls, il faut les éliminer ! Les pauvres sont tous des nuls, il faut les éliminer !

Je n’ai jamais été aussi d’accord, qu’est-ce qu’on rigole.

Tout à coup, ça y est, les pluies acides, ça y est ! Les cumulus larguent leurs mégatonnes de litres d’acidité. En 1944, Dresde a été rasée.

Tout à coup, le décor se lézarde et ils jaillissent. Des cris, une multitude de cris, ça gicle dans tous les sens, c’est bien sanguinolent.

C’est les zombis, les manifestants se transforment en zombis et bouffent leurs voisins qui se transforment en zombis à leur tour.

Une journaliste en attrape une flopée, attrapée elle-même par des zombis.

Elle veut en savoir plus avant de se transformer, alors qu’un zombi ouvre grand la bouche pour croquer dans sa hanche, elle prend son micro et le plante dans la bouche du zombi en fringale.

C’est moi, le zombi en fringale, c’est moi !

Le zombi n’est pas content.

J’ai de la ferraille plein la bouche, de la mousse, alors que je pensais planter les dents dans sa peau toute dorée, quel régal, quel régal, j’ai de la ferraille plein la mousse.

Elle a encore le temps de demander.

— Quelles sont vos revendications ?

Alors je retire la mousse de mon micro avec des morceaux de ferraille dans ma bouche, mais un autre zombi m’assomme, me plante une paume qui traînait par terre dans la bouche (pour faire diversion), et prend le micro à ma place pour revendiquer en vrac.

Pas plus outré que ça, je bouffe cette paume en roulant des yeux devant la belle journaliste dont je boufferai bien la hanche, tandis que mon confrère répond au téléspectateur qui fixe en direct le téléfilm improvisé « les zombis font la grève ».

Pas plus outré que ça, on me tapote l’épaule et je me tourne dans le dos. Ousman est là, qui me fixe d’un seul sourire. Avec lui, je redeviens un sphinx inaltérable au milieu du chaos.

Dépliage en quatre répétitions : je récupère les signes, j’envahis le décor, j’établis les règles, je commence à assimiler.

 

[4]

La figure perdue de l’ennemi, la figure perdue de l’ennemi, les hommes sont à la recherche de la figure perdue de l’ennemi

Comment faire lien social en pays de post-modernité après avoir lu Lyotard (et si on ne l’avait pas lu ?) (pourtant il dit le contraire, Lyotard ?) ?

Avec la mort des grands récits qui soutiennent

Les institutions

Le progrès nation avec le reste de la liste

la délégitimation de la poli

tic

tac

tic

tac

tic compte à rebours enclenché

Identifications crépusculaires

Ou hyper narcissisées, énoncés fantômes et co

mic

mac

mort de l’homme, nous y sommoc au summum de l’homonculric

Je suis un zombi sinon je ne serais qu’un autre combattant humain qui rate la mise en contribuant à brouiller les pistes.

J’écris pour les zombis, je n’écris plus pour les humains qui se prennent encore au sérieux jusque dans leurs farces où ils se parodient eux-mêmes sérieusement.

Qui n’a été zombi, quitte à redevenir humain, ne peut comprendre pourquoi cette agitation saumâtre de la Scène n’est qu’une impuissance de plus à nous rendre nos vies.

Humains trop humains, au sens de Nietzsche ou Artaud qui disait bien : dieu est mort et l’homme s’y croit encore, il faut l’émasculer.

Voilà l’ennemi : c’est l’homme.

On me rétorque : des hommes luttent contre d’autres hommes pour défendre une autre vision du monde, alors ça n’a rien à voir ce que vous dites, votre combat pro-zombis n’a rien à voir.

Sauf que des hommes luttant contre d’autres hommes sont dans le fond le même homme.

Car ces hommes luttant contre d’autres hommes luttent pour que les zombis demeurent des hommes avec droits de l’homme et tout le fourbi (ils luttent contre ceux qui veulent les transformer en zombis, donnons leur raison ! / Non ! Toi, tu dégages !)

Or ils passent à côté du désir réel des zombis.

Les zombis ne veulent pas refaire des hommes, sortir des hôpitaux psychiatriques avec une santé en informatique à la Défense ou chez IBM, une coiffure Monoprix place Léon Blum avec la CGT, et on arrête la déclinaison.

Les zombis veulent devenir des surhommes, c’est-à-dire retrouver du désir.

Hors des énoncés morts au devenir perroquet qui peluche.

L’ennemi, c’est l’homme, on les a débusqués.

Des bons zombis, des bons zombis, des bon... zes. Des bonzes, des bonzes... Je me tais, fais silence, je suis tout en médiation. On voulait faire de moi un zombi, je suis un bonze, j’ai raccourci la situation en retournant l’énoncé.

Attrapez chaque signe et faites-en un allié.

 

[5]

Qu’est-ce qu’un collaborateur de camp ?

Voir 39-45.

Pas du tout ! C’est faux !

Je sais très bien ce qu’est un collaborateur de camp ! En 39-45, j’aurais été un excellent collaborateur de camp, j’en suis convaincu, puisque je ne l’ai été pas plus tard... qu’hier l’année dernière n’importe quand... En 2009, 2009, 2009... ou alors c’était en 2004.

Simple déplacement, mais les dispositifs sont toujours là, plus retors, plus cocasses, plus...

Mise en place d’un dispositif de collaborateur de camp à l’aide de la technique.

Soit A, Moi, dans le cadre d’un projet de maîtrise d’ouvrage de transformation des processus de fabrication des livres dans un groupe d’édition.

Je vais veiller à ce que B, la victime, le juif de l’histoire, soit délesté de son humanité. B, tu seras un esclave que je viderai de sa substance, moi A, j’y veillerai.

Donnez à A une nouvelle tâche comme : s’occuper de la production numérique des fichiers de livres. Concrètement, A va passer des journées à manier des codes informatiques à la chaîne, le soir il rêvera de codes et de langages balisés.

Or A doit d’abord récupérer les fichiers de livres du compositeur B, un zêtre humain qui découvre en panique ces nouveaux processus. Les délais sont fous, B n’y connaît rien et passe des nuits blanches à abattre le travail. B appelle A et lui demande un délai supplémentaire en tant que zêtre humain, mais A n’en a que faire, A ne peut rien faire, les ordres viennent d’en haut, A n’est qu’un simple exécutant...

A n’est qu’indifférence machinique et le sort de B ne rentre pas dans l’équation.

A n’est pas mécontent que B soit récuré comme il l’a été lui-même par les heures passées dans les fichiers. La sympathie ou le cri de l’autre sont des restes incongrus dans ce néant.

Mieux, il est arrivé que A rencontre B en personne avant de le récurer par ordinateur. A l’a rencontré en début de projet avec d’autres ingénieurs, collaborateurs qui se sont tous entendus. Ils parlent un langage projet, un langage d’experts et d’efficacité, et ces livres à numériser sont de simples tâches à accomplir quand B, lui, fait son cinéma. Car B s’extasie. B s’extasie sur le contenu des fichiers. Pour B, ces fichiers sont des livres. Alors B raconte ce qu’il pense des livres. B s’extasie sur Sade, par exemple, quand il faut numériser « Histoires de Juliette ». Quel auteur admirable ! Quelle abomination, ses histoires, mais quel auteur admirable ! B s’extasie et se décale du reste de l’équipe.

Pour A et ses collègues, ces livres sont des fichiers, des tâches exécutables.

Alors que B surenchérit avec tout son enthousiasme qui déborde d’anachronisme humain. A et ses collègues l’observent avec des yeux où défilent des lignes de code.

Quand B s’en va, A commente à ses collègues : Ce type est complètement malade !

A a du lire Sade, il y a longtemps, dans une vie résorbée. Depuis, A n’a cure de ces fables d’un autre âge. A, quand il rentre chez lui, regarde des séries où les héros démontrent leur expertise, tout le reste n’est que fables d’un autre âge.

B travaillera des nuits d’affilée jusqu’à ce que ces yeux fassent défiler des lignes de code. Quand B ne jouera plus la comédie, B aura été numérisé comme A, et on pourra le considérer comme l’un d’entre eux. A lui apprendra peut-être à lever le petit doigt, comme Ousman....

Mais d’abord, B doit renoncer à toute revendication d’humanité.

 

[6]

Quatre lignes se croisent et s’enchevêtrent un moment pour former une ligne plus épaisse avant de reprendre leur autonomie.

G, M, F et C venaient de mondes différents qui avaient tous la propriété d’être immobiles.

Du moins dans leur esprit, ils ne pouvaient leur donner le mouvement nécessaire pour s’y battre et évoluer.

G, M, F et C étaient tous les quatre sortis de la route. Une route immobile.

Ils étaient donc des errants. Ils avaient erré toute leur vie, comprenant que cet état qu’ils pensaient temporaire, ne l’était pas. C’était leur état.

Ils avaient entre 28 et 36 ans. Leurs copains évoluaient sur les routes, se mariant, enfantant, divorçant, errant à leur manière, mais ces quatre-là erraient différemment comme s’il leur était impossible de rentrer sur le circuit.

Quand des errants de ce type se rencontrent, il leur arrive de s’associer comme des brigands pour parcourir les chemins de traverse. Ils constituent alors une force plus grande, continuant le voyage moins seuls et plus fous, car les obsessions des uns s’ajoutent à celles des autres, démultipliant les conversations folles et la création de désirs fous, encore plus inadaptés au monde qui les entoure. Ils croisent parfois d’autres errants, et alors, ils se saluent.

Il y a également de la beauté lorsque quatre errants parcourent ensemble les chemins, prenant une consistance nouvelle les uns pour les autres, devenant soudain formidables et dangereux, car leur folie s’affirme et menace bientôt l’ordre ordinaire. Il se rapprochent alors de la route bitumée, guettant à bonne distance le bon moment, attendant de trouver l’intervalle et le mouvement qui leur permettra de s’y encastrer, sans être écrabouillés par le trafic et ses chauffards immobiles qu’ils avaient pris le soin d’éviter jusque-là.

Élaborant des stratégies d’attaque, leur folie prolifère, quand les moments de lassitude ne les anéantissent pas. Dans ces moments-là, ils redeviennent des fous les uns pour les autres, et chacun se condamne en condamnant ses associés, espérant rejoindre la route principale avant qu’il ne soit trop tard.

Il peut arriver que l’un d’entre eux tombe malade en chemin. Les voilà de nouveau à se serrer les coudes, il ne peut pas en être autrement.

Et ces quatre errants, ridicules petits fous lâchés hors de la route, incapables de saisir leur mouvement bien que passant leur temps à le décrire, repartent de chemin en chemin, se stimulant dans une excitation perpétuelle qui les vide peu à peu de leurs dernières forces. Ils se serrent alors plus fort pour accompagner celui d’entre eux qui se met à tituber.

Pourvu qu’il ne s’arrête pas.

Il faut qu’il marche, il faut qu’il marche, il faut qu’il marche.

Et voilà que l’un d’eux se met à lâcher. Pour de bon, voilà qu’il lâche. Il gonfle de plus en plus et lâche.

Les autres relèvent la tête, le considèrent avec étonnement et comprennent. Ils cherchent une aiguille, ils en ont en réserve. Mais les aiguilles à baudruche sont épuisées. Ils gonflent alors à tour de rôle... Sauf celui qui titube et tombe. Bientôt, les autres marchent en s’entretuant par des fous rires gonflés qui ne dégonflent plus personne.

Chacun s’envole de son côté dans un ciel de plus en plus immobile.

 

[7]

Même appris à me résorber

N’y a plus d’endroit. Il n’y a plus d’endroit, tout a été pris.

La famille et ses saletés, c’est pris depuis toujours.

Les amis, ils sont partis, les uns après les autres, et même ceux qui sont restés, au fond de moi, ils sont partis.

Tout le pays, ou les pays, celui-là ou l’autre, d’où paraît-il je viens, dégustent sous le bâton, et puis ils ont tout pris.

Toi-même, tu m’as aimé, et puis c’est ma folie, et puis c’était fichu, toi-même, tu es partie.

Je suis resté sans savoir où encore aller, et je regardais dans toutes les directions. Et à chaque fois, je savais que ça n’irait pas, que tout avait été pris.

Alors il fallait que je prenne à mon tour, mais ça aussi je l’avais fait.

J’étais allé tellement loin, à prendre pour toi, pour lui, j’étais allé trop loin, et je savais, que ce que j’avais tant pris, n’était plus que fumée sans feu, n’y avait plus rien à prendre, ici ou ailleurs, n’y avait plus qu’à se dire : adieu mon amour, adieu mes amis, je n’existe pas plus que vous n’avez existé, puisque tout a été

Tout est

nul et non avenu

nul et non avenu

nul et non avenu

 

[8]

On reconnaît un imposteur à ce qu’il rend toute interaction sociale suspecte.

Ou bien il reste en retrait, c’est le malaise.

Ou bien il joue le jeu de façon trop appuyée. Dans les deux cas, c’est le malaise.

Il n’est pas méchant, n’a pas mauvais esprit, il n’est ni égoïste ni intéressé, la liste est longue de ce qu’il n’est pas, sans devenir pour autant ce qui se rapporterait à tout ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un imposteur, voilà qui est dit.

C’est juste qu’il lui est impossible d’adhérer à une inscription sociale qu’il ne prend pas au sérieux et qui met en jeu des énoncés avec des rapports de pouvoir qui le déchirent.

Alors, quand les inscriptions qui portent le monde sont mortes ou congelées, il ne peut s’empêcher de le faire remarquer à travers une multitude de signes contradictoires qui défont le paysage avec les personnes qui s’y accrochent encore.

C’est un politicien d’un autre type.

Il ne capitonne pas en un point « Je », incapable du moindre acte narcissique. Sa seule façon d’être porté par le monde tient au mouvement de la société dans laquelle il s’emboîte. Il est le sérieux de la politique par excellence.

Un homme politique n’est pas un imposteur même s’il y croit de tout son cœur (même s’il ne croit plus à la politique, il croit encore aux énoncés qui le soutiennent (par exemple, « Je suis un imposteur » est un énoncé renvoyant un sujet (de l’énonciation) à une société où le sujet (de l’énoncé) choisirait entre l’être ou ne l’être pas). Un imposteur n’a pas le choix, il n’est plus protégé par ce type de superstition).

Pour cette raison-là, si les codes avec lesquels on le construit lui paraissent obliques, il les démontera sans pouvoir faire autrement.

Ce qu’on appelle encore la diagonale du fou.

Un imposteur a du mal à se tenir en liberté.

Il est souvent enfermé et rendu inopérant au soulagement de son entourage et au sien en premier lieu.

La démultiplication des imposteurs (DI) révèle l’état de délabrement des énoncés d’une société.

Axiome et idéologie :

L’ECE (État de Consistance des Énoncés) se mesure en imposteurs par comprimés ou électrochocs.

ECE = DI (Co + El)

Le PIB et l’ATD (Affluence de Touristes Déportés) sont des valeurs désuètes, il faut revoir nos instruments.

 

[9]

Et si les Touristes Déportés, les Zombis et les Imposteurs venaient un jour à faire alliance...

C’était la dernière lubie d’Ousman que j’écoute encore, bien que je sois devenu mon propre Ousman et que je me suis mis à ousmaner à mon tour à travers la ville des zombis (je me suis mis à me mettre à faire moi-même une quantité de choses en m’y mettant).

C’est fini, ces histoires, dis-je à Ousman, on ne fait plus comme ça



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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er mai 2014.
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