Aymen Hacen est né en 1981 à Hammam-Sousse en Tunisie. Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Tunis, agrégé de lettres modernes, il a été, entre 2006 et 2008, allocataire-moniteur de l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon. Entre septembre 2008 et octobre 2013, il a été assistant permanent à l’Institut Supérieur des Langues Appliquées de Moknine (Université de Monastir, Tunisie). Il est aujourd’hui enseignant à l’École Normale Supérieure de Tunis.
Poète et essayiste, il est l’auteur de Stellaire. Découverte de l’homme gauche, Fata Morgana, 2006 ; Alphabet de l’heure bleue, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2007, préface d’Yves Leclair et postface de Pierre Garrigues ; Le Gai désespoir de Cioran (Miskiliani, Tunisie, septembre 2007), essai sur le tragique en littérature ; Erhebung (avec des photographies de Yan Tomaszewski), Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008 ; le silence la cécité (découvertes), paru en mars 2009, avec une préface de Bernard Noël.
Directeur de la collection « Bleu Orient » chez Jean-Pierre Huguet éditeur, Aymen Hacen traduit de l’arabe vers le français et vice versa. Ainsi, a-t-il aidé, en 2007, à la traduction en arabe de Poème d’attente de Bernard Noël (éd. Tawbad, Tunisie), ainsi que L’instant de ma mort de Maurice Blanchot et Le Voyageur sans titre d’Yves Leclair (en collaboration avec Mounir Serhani et Salma Dachraoui Hacen), à paraître prochainement. Il prépare de même une version en langue arabe de Mythologie de l’homme d’Armel Guerne et d’Absent de Bagdad de Jean-Claude Pirotte. En avril 2009, il a publié une version française de Il a tant donné, j’ai si peu reçu du poète tunisien Mohamed Ghozzi, aux éditions Cénatra (Centre National de Traduction, Tunis, Tunisie). Présentielle. Fragments du déjà-vu, récit, a paru en mars 2010 aux éditions Walidoff (Tunis, Tunisie). Il également publié de nombreux textes (traduction, poésie, essai, entretien, nouvelle) dans des revues (Le Nouveau Recueil, Arpa, Europe, Les Lettres françaises, Alkemie, Saeculum), des actes de colloques et des ouvrages collectifs. Le dernier en date, Enfances tunisiennes, a paru le 11 décembre 2010 aux éditions Elyzad sous la direction de Sophie Bessis et Leïla Sebbar.
Glorieux mensonge, un roman, a paru en décembre 2011 aux éditions Perspectives à Tunis. À l’abri dans les ruines. Poésie et philosophie en écho, essais, a paru en mars 2012 aux éditions E-NARRATOR. De Cioran à René Char et Mahmoud Darwich, en passant par Samuel Beckett, Henri Michaux, Susana Soca, Armel Guerne, Pierre Alechinsky, Pascal Quignard, Yves Leclair, Pierre-Albert Jourdan, Salah Stétié et d’autres grands classiques et modernes, ces essais interrogent le rapport qui existe entre philosophie et poésie à travers un nouveau genre, le fragment, sur fond de quête où l’écriture, tragique, aspire à une parole universelle.
Cet universel-là, Aymen Hacen ne cesse de le chercher, en prenant cette fois à bras-le-corps le destin de son pays, et ce dans un texte relevant du pamphlet, intitulé Le retour des assassins. Propos sur la Tunisie (janvier 2011-juillet 2012), dans lequel il exprime « ses angoisses et aspirations, car ce qui l’intéresse avant tout c’est le destin de la Tunisie, précisément de la République tunisienne, du moins ce qu’il en reste… » (Tunis, Sud éditions, 92 pages, octobre 2012, 5dt). Le retour des assassins. Propos sur la Tunisie (janvier 2011-juillet 2012) a été réédité en mai 2013 avec une préface de Pierre Bergounioux chez Le Bousquet-La Barthe éditions.
Il est également le rédacteur en chef des pages françaises d’Alfikrya, mensuel de pensée éclairée, revue d’idées née après la révolution du 14 janvier 2011, qui occupe désormais une place importante dans le paysage intellectuel tunisien.
Fier d’accueillir sur nerval.fr cette ouverture de Tunisité, travail en cours. Aymen Hacen est un de ceux qui tentent de maintenir, dans la tension politique et religieuse exacerbée du monde arabe d’aujourd’hui, une réflexion aussi bien théorique, où c’est le statut et le rôle de la parole poétique qu’on interroge, dans sa nature même et hors toute spécificité civilisationnelle, que par son implication d’écrivain. J’ajoute remerciement à titre personnel : d’une part pour le dialogue au quotidien via Facebook et en quoi il peut nous aider ici à démêler des enjeux dont on ne peut pas dire qu’ils encombrent trop nos journaux, d’autre part parce qu’une des principales raisons d’être de nerval.fr (et merci par exemple à Souleyma Haddaoui->mot107]) c’est l’établissement de ce dialogue par les textes, et ce qu’il nous réapprend de résistance et fraternité malgré toutes frontières. FB.
Le livre Tunisité (en cours) est dédié à Jean-Claude Pirotte et Wassim Jday.
Je ne tairai pas mes sources
Je suis venu te dire ce poème
Les noms tant de noms tous les noms
Proviennent du tien
Ton nom de femme ton nom de fille ton nom de faille
Oui tu es cette fêlure cette forêt cette fusée
Quand tout s’est voulu hélas trois fois hélas
Fossile fournaise flaque stagnante
Mais ton nom tente enfante chante fomente
Ton nom superbe nom même si des fois sans renom
Je l’avoue de femme peut être celui d’un homme
En ton giron Ève elle a donné naissance à Adam
*
Non sans courage dans la voix
il se permet de dire bonjour
il en ignore le pourquoi et le comment
mais la veille lucide et à son corps défendant
paradoxalement il a été le seul à révéler au roi
que son habit neuf n’était que sa peau nue
il se souvient pourtant que
avec des doigts pianotant son clavier
il a joué au football jusqu’à l’aube
c’est qu’il n’avait peur
ni du jour ni du roi ni des gardiens du roi ni de la mort
rares sont les personnes qui savent que
ce n’est permis qu’aux enfants
*
Qui est-ce qui pourrait me faire croire que le Mal n’existe pas ? Tout, autour de moi, me fait croire qu’il est là, présent, omniprésent, omnipotent même. Nulle révolution, nul exorcisme, nulle bataille ne pourraient aller au-devant de lui pour lui arracher les prérogatives qui sont les siennes. Il est là. Un point c’est tout. Inutile de lutter contre lui, tant il est ainsi vivant, respirant, agissant. Ni les qualificatifs ni les substantifs tous réunis ne sont à même de le définir, encore moins de l’annihiler. Nulle puissance n’est capable de se dresser devant lui, ou de se dresser devant Lui ? Ne faut-il pas parler de Sa Sainteté comme si on parlait de Dieu dans une Bible ou dans un Coran traduit ? Nul « peut-être » n’est non plus possible. La langue, la syntaxe, le vocabulaire n’y peuvent rien. Le Mal y est, Il s’en sert, Il s’en amuse, Il en abuse. Je Le vois à l’œuvre à tout instant. Il est partout et il suffit de vouloir Le voir, L’observer, Le regarder en face, à la télévision, à la radio, dans les discours, dans les journaux, dans les cafés, dans la rue, dans certains livres. Il est omnipotent parce qu’Il est politique. « L’Enfer, c’est les autres » résume une bonne part de ce que je considère comme le Mal suprême, le Mal à l’état pur. Car, Lui — Celui que ma religion de naissance, l’Islam, fait passer pour « Mister » Mal, pour le Monsieur, le Monseigneur même, à cause de qui le Mal est —, n’existe pas pour moi. Il n’existe ni dans ma religion de naissance ni dans celles des autres, qu’elles soient monothéistes (et par là même ayant les mêmes représentations du Messire en question et de ses actes), ou polythéistes et même athéistes chez lesquelles le Mal existe quand même.
C’est cependant un problème pour tous ceux qui y croient. Est-ce si difficile de passer outre le Mal, lorsque ma raison s’obstine à le nier ? Oui, sûrement, parce qu’il faut rappeler à plus de six milliards de personnes que le Mal peut être nié par des « esprits forts », enfants areligieux nés de ce que beaucoup croient être sa propre création. Or, ce n’est pas le cas. Nous sommes, comme tout le monde, les enfants de nos propres parents, que nous n’avons d’ailleurs pas choisis. Nous répugnons en revanche au Mal et au Bien (ou que sais-je !) auxquels on veut nous réduire au nom d’une religion, d’une tradition, d’une loi qui nous semblent toutes aussi aberrantes qu’insensées. Nous sommes nombreux à chercher du sens dans ce que nombreux adorent et qualifient de sensé. Disons que cela ne nous sied guère, qu’allez-vous nous opposer ? Quand bien même je serais seul à écrire et à penser ce qui précède, faisant table rase de toutes vos croyances, qu’allez-vous me riposter, comment allez-vous me juger, au nom de quoi, de quelle Loi ? Que la Sainte Inquisition s’abatte sur moi. Que les pires insanités me soient versées dessus. Tomates pourries, pommes de terres fraîches dures comme roc à peine tirées de la terre, pierres et crachats vilipendieux, paroles ignominieuses. Cela me blessera, assurément, mais ne me fera rien. Oui, certes, mon corps m’appartient, mais il appartient plus à l’usage et à la pensée que j’en fais, que j’en aurai fait au moment où vous aurez déversé sur moi tout ce qui, en votre âme malsaine, n’aura pas ressemblé à ce qui de pur aura concordé avec la vôtre.
Je suis — hélas pour vous — sain de corps et d’esprit. J’aurais, au contraire, donné raison au Mal grâce à vous. Je ne suis pas pourtant un sorcier. J’écris et je ne fais que cela. Eussé-je écrit tout ce qui précède au féminin, l’anathème aurait sûrement été jeté sur moi. Les foudres de la foi m’auraient assurément mis(e) en flammes. Le petit « e », placé entre parenthèses, pose problème, paraît-il. La femme, la femelle, oui, cette Ève indisciplinée et tonitruante, cette pomme, cette figue, cette datte, ce bout de femme serait-il en fin de compte la raison ultime de notre damnation ? — Mais non, s’écrieraient-ils, ces bigots, ces lubriques, ces barbus qui suintent la luxure. Leur foi de pois chiche ne contente même pas le terrible Mal contre lequel ils disent lutter.
Et pourtant ils luttent, œuvrent, manœuvrent, comptent, pèsent, divisent. Le Conseil de la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, de la Réforme politique et de la Transition démocratique, a adopté, hier lundi 11 avril 2011, à la majorité, le décret-loi relatif à l’élection de l’Assemblée nationale constituante. Parmi les résolutions révolutionnaires adoptées, celle-ci : « La présentation des candidatures tiendra compte de la parité entre femmes et hommes. »
L’un des hérauts du Mal se hasarde ainsi : « Haut Comité de Sauvegarde [sic], ou quand la Nahdha insiste sur la parité hommes femmes et que certains progressistes se rétractent ! Ne cherchez pas à comprendre. »
Or, le credo de ladite Nahdha, le Parti islamiste tunisien, est le suivant : « La volonté des peuples fait partie de la volonté d’Allah, et la volonté d’Allah est imbattable. »
Impossible de lire ces paroles sans penser qu’ils ont été concoctés envers voire contre les deux premiers vers de l’hymne national tunisien, vers du poète national tunisien Abou El Kacem Chebbi (1909-1934) :
Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, Force est pour le destin de répondre, Force est pour les ténèbres de se dissiper, Force est pour les chaînes de se briser
De cette impossibilité de lire sans penser, sans douter, sans se positionner — naît la discorde. Et c’est déjà, à bien des égards, la « grande discorde ». Je n’exprime nullement une improbable « peur de la liberté » (Carlo Levi). La démocratie, récente, a permis à ce parti non seulement d’être officiellement accrédité, mais encore de sembler être la première force politique du pays. Que je ne puisse faire fi de ces deux vérités ne devrait pas m’empêcher de faire fi de mes convictions les plus profondes, de mes désirs les plus naturels, de mes combats et revendications les plus légitimes. « Pour eux, dit mon ami Moncef Mezghanni, la démocratie est une barque de fortune qu’ils utiliseront pour parvenir à leurs fins et qu’ils brûleront par la suite. » Et c’est, aussi bien pour Mezghanni que pour beaucoup de femmes et d’hommes libres de Tunisie, le mal suprême, le Mal. — La théocratie plutôt que la démocratie, la théologie plutôt que la philosophie et la poésie, l’enfer ici-bas en vue du paradis dans l’au-delà plutôt que la vie tout court.
Ils veulent faire de la soif sur terre une foi pour accéder au ciel. Ils appellent à la mort, la vraie, au nom de la vie, la fausse. Mais je leur oppose et leur opposerai tant que je suis et serai en vie l’ivresse et l’amour. Ni la bave du crapaud n’atteindra la blanche colombe, ni la poire que je me garde pour la soif ne se fera couper en deux.
Il est cinq heures cinquante-cinq du matin
mes amis ne pensez pas que
je me sois levé pour prier
Dieu ou Allah ou je ne sais
une bruine vient parler
ou faire parler la terre
de mon Pays de ma terre
je l’entends lui murmurer
son amour ses crispations
de janvier sommes-nous
le quinze de l’an deux
mille onze à six heures
— déjà — du matin frêle
la lumière n’est pas
encore certes là
mais pour nos amours
elle sera au
rendez-vous sous peu
je veux être de la cendre sous toi
ton souffle même lui ne me ranimera pas jamais
mort mourant mortel pour peu que j’y sois
il le faut pour savoir qu’on y était
*
Hé dites vous qui de tout tout savez
Que préférez-vous la tête ou les pieds ?
Ni le vent ni le froid ni le mauvais temps
Ni la famine pas même le sang
N’ont à ce qui semble sur vous de l’effet
Sachez que l’eau jamais ne sera sang
Ni que la tempête ne taira le chant
Sachez que l’on sait tout de vos méfaits
Que si l’heure est encore contretemps
Cela ne sera jamais pour longtemps
Vous sévissez pensant vos tours parfaits
Vous souriez et vos simagrées sont
Nos hontes nos crispations et poisons
Hé dites vous qui de tout tout croyez
Savoir ou vouloir ou pouvoir oyez
Nous sommes preux avec tous les vrais pieux
Vagabonds et méchants aux coups bien copieux
Avec les traîtres les lâches les fous
Faisant de la foi folie et marabout
Sachez que nous sommes vos garde-fous
Et que des assassins nous sommes l’embout
*
L’enfant lui est libre ou disons-le libéré
Nul n’en sait rien ni de ses parents ni des siens
L’on dit que la mort les a bien secourus
L’on dit que l’enfant a refusé de mourir
L’on dit qu’il n’a pas daigné porter son étoile
Jaune de Juif rouge de communiste vivant
Malgré les couleurs de l’opprobre de la haine
Car en ce monde peuplé de fous tous les sages
Sont poètes tous les poètes oui des Juifs
Car en ce monde tous les rebelles sont poètes
à lire PWET et pas PO-ET-TE pour cause
de joli de viril de pur alexandrin]
— Juif ou Palestinien tel Celan et Darwich
Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne et dernière modification le 22 juin 2014.
Cette page a reçu 1341 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).
Aymen Hacen est né en 1981 à Hammam-Sousse en Tunisie. Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Tunis, agrégé de lettres modernes, il a été, entre 2006 et 2008, allocataire-moniteur de l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon. Entre septembre 2008 et octobre 2013, il a été assistant permanent à l’Institut Supérieur des Langues Appliquées de Moknine (Université de Monastir, Tunisie). Il est aujourd’hui enseignant à l’École Normale Supérieure de Tunis.
Poète et essayiste, il est l’auteur de Stellaire. Découverte de l’homme gauche, Fata Morgana, 2006 ; Alphabet de l’heure bleue, Jean-Pierre Huguet éditeur, 2007, préface d’Yves Leclair et postface de Pierre Garrigues ; Le Gai désespoir de Cioran (Miskiliani, Tunisie, septembre 2007), essai sur le tragique en littérature ; Erhebung (avec des photographies de Yan Tomaszewski), Jean-Pierre Huguet éditeur, 2008 ; le silence la cécité (découvertes), paru en mars 2009, avec une préface de Bernard Noël.
Directeur de la collection « Bleu Orient » chez Jean-Pierre Huguet éditeur, Aymen Hacen traduit de l’arabe vers le français et vice versa. Ainsi, a-t-il aidé, en 2007, à la traduction en arabe de Poème d’attente de Bernard Noël (éd. Tawbad, Tunisie), ainsi que L’instant de ma mort de Maurice Blanchot et Le Voyageur sans titre d’Yves Leclair (en collaboration avec Mounir Serhani et Salma Dachraoui Hacen), à paraître prochainement. Il prépare de même une version en langue arabe de Mythologie de l’homme d’Armel Guerne et d’Absent de Bagdad de Jean-Claude Pirotte. En avril 2009, il a publié une version française de Il a tant donné, j’ai si peu reçu du poète tunisien Mohamed Ghozzi, aux éditions Cénatra (Centre National de Traduction, Tunis, Tunisie). Présentielle. Fragments du déjà-vu, récit, a paru en mars 2010 aux éditions Walidoff (Tunis, Tunisie). Il également publié de nombreux textes (traduction, poésie, essai, entretien, nouvelle) dans des revues (Le Nouveau Recueil, Arpa, Europe, Les Lettres françaises, Alkemie, Saeculum), des actes de colloques et des ouvrages collectifs. Le dernier en date, Enfances tunisiennes, a paru le 11 décembre 2010 aux éditions Elyzad sous la direction de Sophie Bessis et Leïla Sebbar.
Glorieux mensonge, un roman, a paru en décembre 2011 aux éditions Perspectives à Tunis. À l’abri dans les ruines. Poésie et philosophie en écho, essais, a paru en mars 2012 aux éditions E-NARRATOR. De Cioran à René Char et Mahmoud Darwich, en passant par Samuel Beckett, Henri Michaux, Susana Soca, Armel Guerne, Pierre Alechinsky, Pascal Quignard, Yves Leclair, Pierre-Albert Jourdan, Salah Stétié et d’autres grands classiques et modernes, ces essais interrogent le rapport qui existe entre philosophie et poésie à travers un nouveau genre, le fragment, sur fond de quête où l’écriture, tragique, aspire à une parole universelle.
Cet universel-là, Aymen Hacen ne cesse de le chercher, en prenant cette fois à bras-le-corps le destin de son pays, et ce dans un texte relevant du pamphlet, intitulé Le retour des assassins. Propos sur la Tunisie (janvier 2011-juillet 2012), dans lequel il exprime « ses angoisses et aspirations, car ce qui l’intéresse avant tout c’est le destin de la Tunisie, précisément de la République tunisienne, du moins ce qu’il en reste… » (Tunis, Sud éditions, 92 pages, octobre 2012, 5dt). Le retour des assassins. Propos sur la Tunisie (janvier 2011-juillet 2012) a été réédité en mai 2013 avec une préface de Pierre Bergounioux chez Le Bousquet-La Barthe éditions.
Il est également le rédacteur en chef des pages françaises d’Alfikrya, mensuel de pensée éclairée, revue d’idées née après la révolution du 14 janvier 2011, qui occupe désormais une place importante dans le paysage intellectuel tunisien.
Contact et infos via sa page Facebook/Aymen Hacen.
Fier d’accueillir sur nerval.fr cette ouverture de Tunisité, travail en cours. Aymen Hacen est un de ceux qui tentent de maintenir, dans la tension politique et religieuse exacerbée du monde arabe d’aujourd’hui, une réflexion aussi bien théorique, où c’est le statut et le rôle de la parole poétique qu’on interroge, dans sa nature même et hors toute spécificité civilisationnelle, que par son implication d’écrivain. J’ajoute remerciement à titre personnel : d’une part pour le dialogue au quotidien via Facebook et en quoi il peut nous aider ici à démêler des enjeux dont on ne peut pas dire qu’ils encombrent trop nos journaux, d’autre part parce qu’une des principales raisons d’être de nerval.fr (et merci par exemple à Souleyma Haddaoui->mot107]) c’est l’établissement de ce dialogue par les textes, et ce qu’il nous réapprend de résistance et fraternité malgré toutes frontières. FB.
Le livre Tunisité (en cours) est dédié à Jean-Claude Pirotte et Wassim Jday.
Je ne tairai pas mes sources
Je suis venu te dire ce poème
Les noms tant de noms tous les noms
Proviennent du tien
Ton nom de femme ton nom de fille ton nom de faille
Oui tu es cette fêlure cette forêt cette fusée
Quand tout s’est voulu hélas trois fois hélas
Fossile fournaise flaque stagnante
Mais ton nom tente enfante chante fomente
Ton nom superbe nom même si des fois sans renom
Je l’avoue de femme peut être celui d’un homme
En ton giron Ève elle a donné naissance à Adam
Non sans courage dans la voix
il se permet de dire bonjour
il en ignore le pourquoi et le comment
mais la veille lucide et à son corps défendant
paradoxalement il a été le seul à révéler au roi
que son habit neuf n’était que sa peau nue
il se souvient pourtant que
avec des doigts pianotant son clavier
il a joué au football jusqu’à l’aube
c’est qu’il n’avait peur
ni du jour ni du roi ni des gardiens du roi ni de la mort
rares sont les personnes qui savent que
ce n’est permis qu’aux enfants
Qui est-ce qui pourrait me faire croire que le Mal n’existe pas ? Tout, autour de moi, me fait croire qu’il est là, présent, omniprésent, omnipotent même. Nulle révolution, nul exorcisme, nulle bataille ne pourraient aller au-devant de lui pour lui arracher les prérogatives qui sont les siennes. Il est là. Un point c’est tout. Inutile de lutter contre lui, tant il est ainsi vivant, respirant, agissant. Ni les qualificatifs ni les substantifs tous réunis ne sont à même de le définir, encore moins de l’annihiler. Nulle puissance n’est capable de se dresser devant lui, ou de se dresser devant Lui ? Ne faut-il pas parler de Sa Sainteté comme si on parlait de Dieu dans une Bible ou dans un Coran traduit ? Nul « peut-être » n’est non plus possible. La langue, la syntaxe, le vocabulaire n’y peuvent rien. Le Mal y est, Il s’en sert, Il s’en amuse, Il en abuse. Je Le vois à l’œuvre à tout instant. Il est partout et il suffit de vouloir Le voir, L’observer, Le regarder en face, à la télévision, à la radio, dans les discours, dans les journaux, dans les cafés, dans la rue, dans certains livres. Il est omnipotent parce qu’Il est politique. « L’Enfer, c’est les autres » résume une bonne part de ce que je considère comme le Mal suprême, le Mal à l’état pur. Car, Lui — Celui que ma religion de naissance, l’Islam, fait passer pour « Mister » Mal, pour le Monsieur, le Monseigneur même, à cause de qui le Mal est —, n’existe pas pour moi. Il n’existe ni dans ma religion de naissance ni dans celles des autres, qu’elles soient monothéistes (et par là même ayant les mêmes représentations du Messire en question et de ses actes), ou polythéistes et même athéistes chez lesquelles le Mal existe quand même.
C’est cependant un problème pour tous ceux qui y croient. Est-ce si difficile de passer outre le Mal, lorsque ma raison s’obstine à le nier ? Oui, sûrement, parce qu’il faut rappeler à plus de six milliards de personnes que le Mal peut être nié par des « esprits forts », enfants areligieux nés de ce que beaucoup croient être sa propre création. Or, ce n’est pas le cas. Nous sommes, comme tout le monde, les enfants de nos propres parents, que nous n’avons d’ailleurs pas choisis. Nous répugnons en revanche au Mal et au Bien (ou que sais-je !) auxquels on veut nous réduire au nom d’une religion, d’une tradition, d’une loi qui nous semblent toutes aussi aberrantes qu’insensées. Nous sommes nombreux à chercher du sens dans ce que nombreux adorent et qualifient de sensé. Disons que cela ne nous sied guère, qu’allez-vous nous opposer ? Quand bien même je serais seul à écrire et à penser ce qui précède, faisant table rase de toutes vos croyances, qu’allez-vous me riposter, comment allez-vous me juger, au nom de quoi, de quelle Loi ? Que la Sainte Inquisition s’abatte sur moi. Que les pires insanités me soient versées dessus. Tomates pourries, pommes de terres fraîches dures comme roc à peine tirées de la terre, pierres et crachats vilipendieux, paroles ignominieuses. Cela me blessera, assurément, mais ne me fera rien. Oui, certes, mon corps m’appartient, mais il appartient plus à l’usage et à la pensée que j’en fais, que j’en aurai fait au moment où vous aurez déversé sur moi tout ce qui, en votre âme malsaine, n’aura pas ressemblé à ce qui de pur aura concordé avec la vôtre.
Je suis — hélas pour vous — sain de corps et d’esprit. J’aurais, au contraire, donné raison au Mal grâce à vous. Je ne suis pas pourtant un sorcier. J’écris et je ne fais que cela. Eussé-je écrit tout ce qui précède au féminin, l’anathème aurait sûrement été jeté sur moi. Les foudres de la foi m’auraient assurément mis(e) en flammes. Le petit « e », placé entre parenthèses, pose problème, paraît-il. La femme, la femelle, oui, cette Ève indisciplinée et tonitruante, cette pomme, cette figue, cette datte, ce bout de femme serait-il en fin de compte la raison ultime de notre damnation ? — Mais non, s’écrieraient-ils, ces bigots, ces lubriques, ces barbus qui suintent la luxure. Leur foi de pois chiche ne contente même pas le terrible Mal contre lequel ils disent lutter.
Et pourtant ils luttent, œuvrent, manœuvrent, comptent, pèsent, divisent. Le Conseil de la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, de la Réforme politique et de la Transition démocratique, a adopté, hier lundi 11 avril 2011, à la majorité, le décret-loi relatif à l’élection de l’Assemblée nationale constituante. Parmi les résolutions révolutionnaires adoptées, celle-ci : « La présentation des candidatures tiendra compte de la parité entre femmes et hommes. »
L’un des hérauts du Mal se hasarde ainsi : « Haut Comité de Sauvegarde [sic], ou quand la Nahdha insiste sur la parité hommes femmes et que certains progressistes se rétractent ! Ne cherchez pas à comprendre. »
Or, le credo de ladite Nahdha, le Parti islamiste tunisien, est le suivant : « La volonté des peuples fait partie de la volonté d’Allah, et la volonté d’Allah est imbattable. »
Impossible de lire ces paroles sans penser qu’ils ont été concoctés envers voire contre les deux premiers vers de l’hymne national tunisien, vers du poète national tunisien Abou El Kacem Chebbi (1909-1934) :
Force est pour le destin de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les chaînes de se briser
De cette impossibilité de lire sans penser, sans douter, sans se positionner — naît la discorde. Et c’est déjà, à bien des égards, la « grande discorde ». Je n’exprime nullement une improbable « peur de la liberté » (Carlo Levi). La démocratie, récente, a permis à ce parti non seulement d’être officiellement accrédité, mais encore de sembler être la première force politique du pays. Que je ne puisse faire fi de ces deux vérités ne devrait pas m’empêcher de faire fi de mes convictions les plus profondes, de mes désirs les plus naturels, de mes combats et revendications les plus légitimes. « Pour eux, dit mon ami Moncef Mezghanni, la démocratie est une barque de fortune qu’ils utiliseront pour parvenir à leurs fins et qu’ils brûleront par la suite. » Et c’est, aussi bien pour Mezghanni que pour beaucoup de femmes et d’hommes libres de Tunisie, le mal suprême, le Mal. — La théocratie plutôt que la démocratie, la théologie plutôt que la philosophie et la poésie, l’enfer ici-bas en vue du paradis dans l’au-delà plutôt que la vie tout court.
Ils veulent faire de la soif sur terre une foi pour accéder au ciel. Ils appellent à la mort, la vraie, au nom de la vie, la fausse. Mais je leur oppose et leur opposerai tant que je suis et serai en vie l’ivresse et l’amour. Ni la bave du crapaud n’atteindra la blanche colombe, ni la poire que je me garde pour la soif ne se fera couper en deux.
Il est cinq heures cinquante-cinq du matin
mes amis ne pensez pas que
je me sois levé pour prier
Dieu ou Allah ou je ne sais
une bruine vient parler
ou faire parler la terre
de mon Pays de ma terre
je l’entends lui murmurer
son amour ses crispations
de janvier sommes-nous
le quinze de l’an deux
mille onze à six heures
— déjà — du matin frêle
la lumière n’est pas
encore certes là
mais pour nos amours
elle sera au
rendez-vous sous peu
je veux être de la cendre sous toi
ton souffle même lui ne me ranimera pas jamais
mort mourant mortel pour peu que j’y sois
il le faut pour savoir qu’on y était
Hé dites vous qui de tout tout savez
Que préférez-vous la tête ou les pieds ?
Ni le vent ni le froid ni le mauvais temps
Ni la famine pas même le sang
N’ont à ce qui semble sur vous de l’effet
Sachez que l’eau jamais ne sera sang
Ni que la tempête ne taira le chant
Sachez que l’on sait tout de vos méfaits
Que si l’heure est encore contretemps
Cela ne sera jamais pour longtemps
Vous sévissez pensant vos tours parfaits
Vous souriez et vos simagrées sont
Nos hontes nos crispations et poisons
Hé dites vous qui de tout tout croyez
Savoir ou vouloir ou pouvoir oyez
Nous sommes preux avec tous les vrais pieux
Vagabonds et méchants aux coups bien copieux
Avec les traîtres les lâches les fous
Faisant de la foi folie et marabout
Sachez que nous sommes vos garde-fous
Et que des assassins nous sommes l’embout
L’enfant lui est libre ou disons-le libéré
Nul n’en sait rien ni de ses parents ni des siens
L’on dit que la mort les a bien secourus
L’on dit que l’enfant a refusé de mourir
L’on dit qu’il n’a pas daigné porter son étoile
Jaune de Juif rouge de communiste vivant
Malgré les couleurs de l’opprobre de la haine
Car en ce monde peuplé de fous tous les sages
Sont poètes tous les poètes oui des Juifs
Car en ce monde tous les rebelles sont poètes
à lire PWET et pas PO-ET-TE pour cause
de joli de viril de pur alexandrin]
— Juif ou Palestinien tel Celan et Darwich
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne et dernière modification le 22 juin 2014.
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