Isabelle Pariente-Butterlin | boucles, miroir, temps

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L’AUTEUR

Isabelle Pariente-Butterlin enseigne la philosophie à l’université d’Aix-Marseille et à l’EHESS. Elle anime une des plus singulières aventures d’écriture Internet, croisant fiction, réflexion (lire récemment pour une ontologie du livre numérique), ateliers philosophiques, aux bords des mondes. Elle n’est plus joignable actuellement sur les réseaux sociaux, mais son site est une mine d’échanges et de commentaires. Sur Twitter : @BordsDesMondes.

LE TEXTE

Après Écrit sous X, à nouveau une expérience narrative à l’écart des directions multiples (dans leur statut narratif, dans leur rapport au réel, dans le creusement de la pensée ou des jours) qu’Isabelle Pariente-Butterlin travaille dans son site Aux bords des mondes.

Ici, rien qu’une scène, un moment d’action qui aurait pu être la réponse au questionnement posé ici sur l’action. Deux protagonistes, mais un geste aussi à la fois simple et chargé, naturel et codé, qu’il va déplier le temps verticalement, sauts générationnels récurrents, et horizontalement, dédoublement avec miroir, avec la fascination qui nous prend à Ver Meer – mais c’est c’est l’histoire propre au temps de la phrase...

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Nous avons toujours la même conversation, qui se déplace dans le temps, la petite a pris la place de l’aîné, le temps suit son cours, je n’ai presque jamais vu ses enfants, je les ai peut-être croisés, rapidement, sans prendre la peine de fixer leur visage, d’enregistrer leurs traits dans mon esprit. Nous réitérons la même conversation, pendant qu’elle rince mes cheveux, et l’eau un peu trop chaude enserre mon crâne étrangement. Puis, pendant qu’elle frictionne ma chevelure, ma tête est trop instable pour qu’il me soit possible de continuer à parler. Je me contente des questions minimales qu’il me semble être tenue de lui poser.

Elle noue la serviette sur ma tête, je n’ai jamais compris comment elle tenait, puis me fait me lever avec presque cérémonie, et m’emmène m’asseoir à quelques pas, sur un fauteuil qui semble sans âge, et, une fois que je suis assise face à un miroir, celui-là même dans lequel je regardais auparavant le visage de l’homme qu’elle coiffait, et avec qui elle parfait dans sa langue maternelle, le Chinois de Hong-Kong, auquel mon oreille n’est faite, pour des raisons particulières, elle enlève d’un geste sûr la serviette marron qui retenait pourtant mes cheveux en turban sur ma tête.

Ils retombent en boucles incertaines sur mes épaules. Je regarde son visage dans le miroir, en évitant soigneusement le mien que je n’ai aucun plaisir à contempler. J’évite le plus possible de croiser mon regard. Je la regarde. Elle a vieilli. Voilà des années que je viens, environ tous les six mois, me faire égaliser les cheveux dans ce petit salon de coiffure, je la regarde donc, à intervalles réguliers que j’évalue environ à six mois, je regarde dans le miroir son visage pour éviter de regarder le mien, et cette fois je constate qu’elle a vieilli. Légèrement. À peine. Mais sa jeunesse se flétrit et ses traits s’alourdissent. Comme sa silhouette. Ses enfants grandissent, le couffin a disparu, la petite entre en CE1.

— Elle a grandi, elle grandit bien, dit-elle, pendant que quelque chose en elle est en train de basculer.

Les mèches qu’elle libère retombent sur mes épaules. Elle me fait enfiler une chasuble noire, un peu brillante, qu’elle referme d’un scratch sur ma nuque, et dont je comprends soudain qu’elle l’a oubliée. J’évite de penser à tous ceux qui l’ont portée aussi, avant moi, qui la porteront après moi jusqu’à ce qu’elle ferme boutique. J’évite de penser, je reste sur une ligne imprécise aux bords du désespoir.

D’une main elle soulève mes cheveux. Les évalue. Prend la mesure de leur longueur. Je la laisse faire. Je tente seulement, immobile, et sans espoir, de me cacher à moi-même les cheveux blancs que je voudrais lui cacher et qui traversent ma chevelure, la ponctue. Je sais qu’elle les aperçoit, et j’en ai un peu honte, je ne sais pas pourquoi, même si j’essaie de cacher ce vague sentiment de culpabilité. J’ai un peu honte de moi. Est-on coupable de vieillir ? Je ne sais pas pourquoi, mais j’en ai un peu honte. J’ai un peu honte de vieillir. Comme je leur en ai voulu, de vieillir, comme j’ai du mal à leur pardonner.

Je ne regarde pas mon visage, j’évite de le regarder. Je déplace mon regard sur ses mains, ses gestes, et je tente de déceler le moment de la décision qui se joue avant chacun d’eux, la décision qu’elle prend, suivie du léger bruit, cranté, que font les ciseaux dans ma chevelure que je lui abandonne. Je sais qu’il semble en tomber beaucoup plus qu’il ne le semblera par après. Je me moque de cette disproportion. De ce décalage. Je lui fais confiance. Je n’aime pas ma tête. Je lui fais confiance. Je préfère éviter de la regarder. Je fuis mon regard dans le miroir. Je bloque le surgissement de toute question.

La nuance de couleur de mes cheveux en transparence dans la lumière de son salon, là, juste à la racine …

Mais le mot lui convient si mal, il s’agit si peu d’un salon. Il traîne sur les fauteuils des gants qui lui ont servi à teindre avant mon passage une autre chevelure. Elle est seule et entre deux clients, je le sais, elle me l’a dit, elle avale discrètement, avant d’aller chercher des serviettes marron, pliées, empilées, quelque petit morceau d’une nourriture sucrée, elle m’a dit plusieurs fois qu’elle n’avait pas le temps de manger, et qu’elle mangeait sucré, je regarde sa silhouette dans le miroir, quand elle revient vers moi après avoir répondu au téléphone : elle s’est épaissie. Comment faire autrement ?

Je cherche un mot qui pourrait me servir à désigner l’endroit, et le seul qui me vient est incertain et, il faut bien le reconnaître, plutôt improbable : échoppe ? Il me semble que ce vocable seul serait approprié, étant donné l’exiguïté du lieu et son caractère malcommode, s’il ne donnait alors l’impression de basculer en arrière, dans le temps. Soudain, au moment où il se formule dans mon esprit, les syllabes retombent dans le passé, et il me semble voir un volet de bois qui se referme dans le soir, dans la rue d’une ville oubliée de province. Seulement cela, le volet claque, se referme, dans le vent. Rien d’autre. Le volet claque sur un soir qui n’existe plus.

Je relève les yeux et retrouve l’étrange couleur de mes cheveux, qui fut celle des cheveux de ma mère lorsque je tenais sa main et levait la tête un instant, pour retrouver son visage, me rassurer dans son regard. Je la reconnais très exactement, et je retrouve, enfouie en moi, cette étrange fascination que j’avais pour ses cheveux blancs. Je jouais dans le jardin et parfois des fils argentés caressaient mon visage, qu’elle m’avait dit être « des fils de la Vierge » et que mon esprit associait à ses cheveux argentés dans la masse lourde et brune de sa chevelure relevée en chignon. Je ne comprenais rien mais j’aimais la matière dont le monde était tissé. Je regarde ses mains dans mes cheveux, qui isolent les mèches, les soulèvent, les coupent, et alors, en transparence, dans la lumière de l’après-midi mes cheveux ont la couleur, en transparence dans le temps, de ceux de ma mère quand elle se penchait sur moi et embrassait mon visage. Je regarde ses mains dans les cheveux de ma mère, je la regarde couper la chevelure de ma mère que je ne suis pourtant pas devenue. Le miroir a l’indifférence du passé à l’égard de celui qui se penche sur lui.

Je me demande pourquoi cette boutique, dont je dois bien reconnaître qu’elle est un peu minable, soudain, m’impose le terme « poétique », que je n’aime pas, que je n’utilise pas. J’aime la poésie, certes, je connais par cœur nombre de poèmes, que je me récite dans l’insomnie des nuits, mais pas cet adjectif, qu’on emploie comme valeur marchande. Tel acteur qui déclare dans la presse combien sa femme est « poétique ». Telle robe, absurde et hors de prix, que son créateur, d’une voix hachée au fort accent allemand, savamment conservé, décrit en disant combien elle est « poétique ». J’en suis venue à détester l’usage que notre monde fait de ce mot que j’ai tant aimé. Alors, moi-même, j’en restreins l’usage. Je m’emploie à ne l’employer que fort peu.

Mais les idéogrammes d’une écriture que j’ignore toute, en relief sur le mur, étirent leurs ombres et se reflètent au-dessus de moi.

Il se produit ce que j’avais voulu éviter, ce que je cherchais à éviter depuis que je suis là. Mon regard se fixe sur le mien, dans le miroir, je ne parviens plus à éviter mon image, non qu’elle m’intéresse, mais elle me paraît soudain devenir métamorphique, pendant que ses mains toujours, continuent de travailler, à présent séchant les boucles, les lissant. Je reconnais, sous un certain angle, le visage de ma sœur qui me semble parfaitement se superposer au mien, et prendre ma place dans le miroir. Je ne me regarde pas. Je regarde là d’où je viens. Je ne coïncide plus avec le présent. Seulement avec le passé. Ou l’avenir. Il se produit un étrange vertige, qu’elle rompt en époussetant mes épaules, et me passant dans les cheveux un produit dont l’odeur d’amande finit de me ramener dans le réel.

Derrière moi, dans le miroir, une jeune fille blonde entortille ses boucles en me regardant. Elle attend, sagement assise, immobile.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 juin 2014.
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