Virginie Simona | L’humain qui n’est jamais tombé

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L’AUTEUR

Virginie Simona vit à Paris où elle exerce le métier de Rédactrice. Humain (de naissance), perplexe (de nature) et titulaire d’une Maîtrise de Lettres Modernes, elle a publié des nouvelles pour la Cause Littéraire et fabrique des chansons (comme d’autres des meubles ou des chaussures). On peut la suivre sur Facebook.

LE TEXTE

Il arrive que ce que l’on a longtemps considéré comme "sa vie" (un amour, un travail, une maison), s’enfuit au galop. Inutile d’être vieux pour découvrir que l’existence donne et puis reprend dans un même geste étourdissant. Et devant la mer, sur une départementale, ou dans une chambre d’hôtel, vient l’heure fébrile de trouver une raison suffisante de se remettre au monde. Tic, tac, tic, tac, tic, tac.

Nuit pleine. Seuls le silence et l’assombrissement du ciel viennent inonder ma chambre d’hôtel. Aucun bruit, pas même le goutte à goutte d’un robinet ou le râle d’un climatiseur fatigué, juste ma respiration inégale et l’arythmie de ma propre machine. Ce soir, cogne à la porte de mes souvenirs un poème qui parle de « soleil blessé » : fou comme l’humain projette partout ses cicatrices...Par la fenêtre, le long du ciel, je vois les tours d’ombres, le mouvement las d’une ville qui se détourne. Je reste immobile, perclus dans cette chambre habitée par tellement de voyageurs, des fantômes que je surprends parfois dans le miroir. Et cette nuit, je ne souhaite rien, qu’un autre début après la fin.

Elle m’a annoncé qu’elle me quittait dans un vol Melbourne-Paris. Plus de vingt heures à penser, manger et uriner à 10 000 mètres d’altitude. Et coincés dans des sièges inconfortables, cinq cents humains buvant du whisky sur des réacteurs de rechange. Trois essais amoureux, trois échecs, j’avais décemment plus de chance de réussir le poulet à la russe. Quand elle a dit qu’elle ne m’aimait plus, les yeux tournés vers le hublot, j’ai manqué de me laisser conduire par la vague géante qui pointait derrière mes yeux. Tant de désirs encore dans mon ventre et plus jamais ses lèvres. D’emblée, j’ai envié son indifférence. Je n’avais pas pleurer depuis des années et j’ai eu peur de ne plus savoir, même si c’était comme le vélo, sûrement. Quelques semaines plus tard, j’ai perdu la mission qui devait m’autoriser à sortir de l’eau professionnellement. Très vite, j’ai dû faire comme si je n’étais plus de ce monde. Coupable. Cent fois coupable. D’être vivant et de vivre si peu, en tremblant presque.

Solitude, seule étude intéressante. Cette nuit, au milieu de draps défaits et d’une odeur de tabac brun, je dois admettre que l’on finit toujours par payer comptant le coût de ses aveuglements. Pour ma part de voiles bigarrés devant les yeux, le plus ridicule fut de croire que la vie serait toujours de mon côté. Que j’éviterais l’échec, la frustration et le manque comme un allergique, les arachides et le lactose. Il se veut le centre de tout, l’humain qui n’est jamais tombé…Combien sont-ils encore à vouloir à tous crins, afficher devant leurs congénères une personnalité increvable, une bonne conscience (de salaud), des opinions (cassantes), une toute-puissance (imaginaire) ? Longtemps, aussi longtemps que dure notre candeur, on s’imagine inébranlable au sein d’un univers au branle pourtant largement soutenu. Guerre, paix, misère, abondance, naissance et mort : la vie poursuivrait ses cycles mais nous, élus parmi les élus, nous pourrions demeurer indemnes ? J’ai dû apprendre, assis au bord du ravin, que cet être que je tenais pour irrévocable, était susceptible d’être rejeté hors du monde au premier accident. Poussé par le choc, hors de cette société que nos prédécesseurs ont élevée de leurs mains agiles : ville, béton, usines et routes. Car c’est ainsi, quand le malaise déborde, la douleur vient démentir la matérialité de tout. Plus rien n’existe d’autre. Son acmé déloge jusqu’aux plus universels des sentiments : l’envie, la joie, la peine. Tous deviennent des peccadilles au milieu du néant.

La douleur chevillée au plexus comme le chien à sa laisse nous renvoie dans un lieu déserté, ignoré, jamais habité, sans limite ni contour. Sans même un papier-peint pour décorer. En quelques heures, elle fait table rase du peu que nous imaginions connaître de nous-même : notre façon de consentir ou de désobéir aux ordres, nos névroses affichées sur le divan, nos manières d’accrocher le regard des autres ou de l’éviter tout à fait. La douleur fend de quelques coups de hache ce que nous avions édifié de tempérament. L’égo perd de son cuir et le chagrin taille nos ramures, branche après branche, jusqu’à l’effondrement plénier de l’arbre. On n’en arrive à ne plus savoir qui, de nos qualités ou de nos défauts, ont contribué le plus au saccage…Et qu’importe ce qui nous a fait fragile, la vérité, c’est chacun la sienne et les vaches seront bien gardées.

Des pas dans le couloir de l’hôtel et des heures vaines sans parvenir à bouger mon corps aussi lâche qu’un Général en dernière ligne. Quinzième clope depuis le lever des étoiles, et mon cerveau sonne toujours indisponible. Trop occupé à recoudre tremblant, hésitant, ses liens au monde, ses bonnes raisons de rester là, vivant. Téléviseur éteint, cette nuit, je n’ajouterai pas les ondes de la bêtise au gris de mon front.

Les guérisseurs de l’âme offrent parfois des remèdes sentencieux à nos désespérances, assénant une sorte de formule magique pour Playmobil et pour Lego : « Monsieur, il va falloir vous re-construire ». Et si aujourd’hui, mon regard ne peut viser au-delà de la porte de ma chambre d’hôtel, je pressens qu’il s’agira moins de me re-construire que de me ré-inventer. Si l’on peut remettre en état une maison ou une voiture, il est à craindre que la foi ne se revisse pas au cœur de l’humain comme on replace une courroie dans une mécanique automobile. Je me garderai surtout de rebâtir ces illusions qui ont précipité mon éboulement : idéalisme, vision clivée du bien et du mal, sens du devoir, justice du ciel, tout cela est à fuir comme la gale sous les tropiques. Il arrive parfois, qu’après un complet état des lieux, il convienne de faire pousser en soi d’autres racines.

Et pour une pousse optimale, mieux vaut retourner à la souche première, là où le sang et le sensible prennent naissance. Revenir à la vie pure, bien avant d’avoir eu un métier, des amours, des colères et un rejet de ce monde. Tic-tac, tic-tac, revenir au niveau du cœur, là où les contractions rythmiques se produisent instinctivement, sans le besoin d’une excitation extérieure. Revenir à cette jolie pompe autonome, qui bat sans cause ni pourquoi, reliée par ses vaisseaux à des organes, viscères, tissus et muscles que je côtoie depuis tant d’années. Partir du cœur et entendre le rythme imaginaire de milliard d’autres qui ont vécu, vivent et passeront sur cette terre. Ce muscle (qui nous fait singulier et si identique à tous) est l’unique certitude de ce monde incertain : au milieu des conflits et des lâchetés, des hypocrisies de la politique, des dépressions blanches ou des extases du sexe, résonneront toujours, jusque dans une chambre d’hôtel glauque, les percussions du cœur.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 décembre 2015.
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