Juliette Penblanc | À nouveau diagonale

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L’AUTEUR

Nourrie de littérature et passionnée d’écriture, j’ai commencé par des textes courts, entre prose narrative et poésie, souvent teintés d’onirisme. Des clins d’œil vers la peinture aussi. Deux corpus texte-image sont à paraître chez Lunatique en 2017. S’y ajoute une pratique des ateliers d’écriture depuis 2015, que je compte explorer professionnellement bientôt. Je n’oublie pas non plus la mise en espace des textes - encore un carrefour et des correspondances.
A paraître aux éditions Lunatique en 2017 : Monsieur Arroyo, Les Fous.
Vous pouvez adresser vos commentaires à https://www.facebook.com/hugbreton, et retrouver les projets en cours avec Hugues Breton sur le site http://hugbreton.wix.com/la-cave-a-papiers

LE TEXTE

Mon idée première : un personnage qui déserterait le récit, univers clos et oppressant – prison -, cette idée de prison générant un second personnage, celui du geôlier, qui observe et enregistre, sans rien comprendre de ce à quoi il assiste. Dès lors, le lecteur se trouve plongé dans un monde d’autant plus déroutant qu’il évolue, tandis que le prisonnier semble perdre, et sa mémoire, et ses repères.

La cellule est assez grande. Quatre pas en largeur, sept en longueur, ce qui laisse présager d’une belle diagonale de huit pas si l’on en croit Pythagore, espace suffisant pour qu’on puisse l’arpenter sans avoir l’impression de piétiner. Pour l’ameublement, le strict nécessaire, une paillasse recouverte d’un matelas dans un angle, un lavabo et un seau dans l’angle opposé. Je change le seau tous les jours évidemment. Il ne faut pas croire que je cherche à les humilier. Au contraire, j’aime qu’ils puissent jouir d’un certain confort, qu’ils ressentent de ma part une attention bienveillante. Parfois même il m’arrive d’engager une discussion. Certains me surprennent par leur perspicacité et percent des opacités que j’ai moi-même du mal à éclaircir.
Mais c’est le plus souvent un silence respectueux de part et d’autre et c’est plus simple ainsi, parce qu’à force, le risque est de s’attacher, et ce n’est pas ce qu’on me demande, cela ne fait pas partie de mes attributions.

Lui, c’est un agité. Il ne peut pas rester allongé ou assis bien longtemps. Je dis longtemps mais on ne sait plus ce que ça veut dire, le temps ici a perdu toute réalité. Toujours est-il qu’il semble être fâché avec l’immobilité. Une fois qu’il a parcouru une vingtaine de diagonales d’un pas vif et résolu, - je compte cent soixante pas - comme pour expulser quelque chose, il dessine en marchant des courbes et des arabesques déroutantes, rebouclant des boucles incompréhensibles, rebroussant inopinément chemin pour briser sa trajectoire précédente, optant soudain pour un angle droit inattendu. Plus possible alors de compter ses pas, dans tout ce fatras qui parvient à ternir la vivacité de mon implacable logique.

Je soupçonne que ses dessins bizarres ne traduisent une certaine confusion interne qui risque de me gagner si je l’observe trop intensément. Là est mon problème en même temps que l’avantage de ce bâtiment : j’ai toujours vue sur la cellule, où que je sois. Rien ne m’échappe, j’ai en permanence un œil sur eux, et je note tout dans mon carnet. Cela fait partie de mon métier et mon père était geôlier avant moi, pour vous dire que j’en sais quelque chose. Et que la vigilance est de mise, on ne sait pas ce qui peut arriver, ni quand surtout. Et cet état d’éveil constant, l’esprit toujours aux aguets, voilà qui épuise un homme plus sûrement qu’un effort physique répété.

Celui-là justement il m’inquiète assez à creuser ses sillons extraordinaires sur le sol.

Il ne mange pas grand chose avec ça. Je ne dis pas que je cuisine comme un chef mais pour le quotidien je me débrouille toujours pour trouver une petite épice qui suffise à relever un plat assez commun. Parsemez de quelques feuilles de coriandre et d’éclats de noisettes une purée de courge, vous comprendrez de quoi il s’agit. J’ai déjà précisé que je suis attaché à un certain confort pour les prisonniers. Alors quand il n’avale parfois même pas une bouchée de mon repas, d’une certaine manière ça me pique un peu l’ego je dois l’avouer. Mais ce n’est qu’une broutille. Ce qui m’inquiète davantage c’est l’effet que son petit manège exerce sur moi. Une fois son parcours entamé, je ne peux m’empêcher d’essayer de déchiffrer sa danse folle, d’interpréter les formes qu’il trace. Je veux lire son langage, mais la seule chose que j’obtiens, c’est un engourdissement insidieux qui a déjà bien failli écorner ma vigilance. Or je déteste être pris en défaut surtout dans l’exercice de mon métier, que je tiens à effectuer de manière irréprochable.
Mais le voilà qui recommence sa petite mécanique.

Départ sur la diagonale – quatre pas – virage à droite – retour en arc de cercle – à nouveau diagonale – virage à gauche – deux pas – longe le mur – quatre pas – demi-tour – deux pas – traverse la pièce – retour quatre pas – trois cercles s’élargissant – dans l’autre sens – quatre boucles déliées – volte-face – trace une droite dans les boucles – retourne sur ses pas – un cercle -
— …

Dehors il a d’abord été saisi par l’immensité qui s’est ouverte devant lui. Il ne s’imaginait pas ça, pas du tout ça comme ça et tout le déroute ou plutôt rien car c’est plutôt Rien qui l’entoure. Une étendue blanche sableuse, un désert de sel et le ciel électrique. Entre les deux, la ligne fine de l’horizon, presque noire.
Sa tête tourne un peu, il est désorienté, il vacille. Il retrouverait bien ses murs pour s’y adosser un temps mais ses mains n’agrippent que du vide et il finit par recouvrer son équilibre. Il peut avancer. Après huit pas, il marque une pause à peine perceptible, continue et suit une ligne parfaitement droite sans s’arrêter vers le trait sombre au loin.
Sa marche est régulière, ses bras font balancier. Derrière lui, les traces de ses pas s’effacent progressivement, le mur de sa prison depuis longtemps a disparu. D’ailleurs il ne se souvient plus très clairement de sa cellule et de l’homme. Y avait-il un banc, un lit ? Tout devient vague, de plus en plus vague, la voix, le visage de l’autre là-bas se dissipent, mangés par le vide. Bientôt il n’existe plus du tout. Son esprit est vierge maintenant, plus d’arabesques, juste une ligne droite qu’il trace et qui va venir percuter celle qui se dessine perpendiculairement et contre laquelle il finit par buter.

Il esquisse un pas sur le bord.
La pointe de ses pieds goûte le rien alors que ses talons prudents s’ancrent encore dans le sol poussiéreux. Il hésite.
Il est tout entier dans cette hésitation.

Puis il déploie ses bras, les étend, mains légèrement courbées et doigts écartés, rapace.
Il bascule.
On ne saura rien de sa chute.

Son réveil le surprend dans un parc où se dressent des hêtres séculaires. Il les reconnaît au vert tendre presque fluorescent des feuilles en bourgeon. Ce doit être le printemps. De sa poche qu’il vient de tâter machinalement, il sort un vieux carnet à la couverture sombre. Un élastique noir le retient fermé et décidément, cela ne lui dit rien, pas plus que la veste qu’il porte et de la poche de laquelle il vient de l’extraire. C’est un pardessus bien trop grand pour lui, en vieux cuir clair fatigué.
Il ouvre le carnet, en examine quelques pages qui lui rappellent un souvenir enfoui, des bribes de rêve. Un rectangle clos, ses pas sur le sol parcourant un labyrinthe. L’homme qui ne cesse de noter dans un carnet à la couverture sombre. A peine l’image s’est-elle précisée qu’elle s’évanouit et glisse de son esprit sans y laisser de trace. .
Il reprend sa lecture, tourne rapidement les pages en sens inverse, remontant le temps puisque le dernier paragraphe, inachevé, s’interrompt abruptement, sur un compte étrange de pas et de cercles.

Les premières pages sont vierges comme s’il avait été impossible de commencer. Ce n’est que sur la quatrième qu’il lit ceci :
« C’est toujours comme ça avec eux. Ils viennent quand on ne les attend pas, comme s’ils brûlaient d’exister. C’est ainsi que mon nouveau personnage a surgi des limbes. Il ne s’annonce pas docile, au contraire, c’est un révolté vaguement anarchiste bien qu’assez ingénu. Sa révolte, il la porte comme ses cheveux bouclés et son air ahuri, ça fait partie de lui, très simplement. Pas de revendication politique, aucun militantisme ; c’est là, comme évident, quelque chose d’essentiel. Il existe pour l’instant dans mon pré carré, je l’observe, j’attends qu’il me guide vers le récit. Cela viendra. Je suis un homme patient. »

Il referme le carnet avec un sentiment de liberté infinie qui le grise.
Il ne sait pas que désormais, il m’appartient.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 mars 2016.
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