Françoise Durif | Lieux-Dits

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Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A malgré tout connu quelques happy-hours.
proposition n° 1

Elle le sait bien. Si elle revenait à C c’est ce passage qu’elle emprunterait. Elle ignore pourquoi mais c’est la toute première image qui lui vient à l’esprit lorsqu’elle évoque cette ville. D’ailleurs, si elle y pense maintenant c’est parce qu’il lui fallait rêver un lieu où « revenir ». Ca a été ça le moteur, le déclencheur. A C, elle n’est revenue qu’une seule fois en quarante ans. Et elle avait alors manqué de temps pour emprunter le passage. Pourtant, l’adresse où on l’attendait pour le concert, était toute proche. L’idée a dû lui venir de là, de cette proximité. Elle y a repensé depuis, elle a regretté d’en être partie si vite. A l’époque où elle vivait à C, la cathédrale, en attente de travaux importants, était fermée et la traversée du passage de la Métropole – elle a retrouvé le nom sur Google Earth – offrait un raccourci saisissant entre le calme de la Place avec la cathédrale fermée, et l’activité de la rue sur laquelle il débouchait.

La soudaine confrontation avec l’étrangeté du nom retrouvé s’est un peu diluée dans la promenade au hasard des photos du lieu postées sur le site et qu’elle connaissait bien après l’avoir presque oublié. C’est, en tous cas, ce qu’elle croyait.

Le passage l’a avalée, littéralement. Elle se voit de dos en robe d’été et quittant la place au soleil pour entrer sous la voute, elle en perd la tête qui disparait sous le tranchant de l’ombre oblique, du coup, elle ne se pose pas la question de sa coiffure à cet instant-là : cheveux courts, cheveux longs, elle n’en sait rien, et seule sa robe claire fait une tache mobile sur le noir du passage. Tout de suite, elle en retrouve l’odeur puissante, elle se la réinvente : humidité sale, relents d’urines macérées dans les quatre coins sombres. Elle se voit quitter le boyau en accélérant le pas, plus rien d’elle que ses deux sandales, les deux fines attaches derrière les chevilles encore éclairées et puis, elle disparait complètement. Elle a imperceptiblement imprimé à sa marche un mouvement qui la dirige vers la gauche. Elle vient d’entrer dans la rumeur et le mouvement de la rue Croix-d’Or où une lame étroite de lumière violente s’est posée sur son visage, l’aveuglant.

proposition n° 2

Sur les photos street-view de Google Earth, ce qui saute aux yeux c’est la borne en pierre claire, fichée au centre et à l’avant de l’entrée du passage sur la Place. Un doigt majuscule qui stoppe tout véhicule censé traverser le couloir.

A l’époque, il devait bien y avoir quelques mobylettes à sillonner les lieux, mais de voiture, point. La Place était fermée, la rue Croix-d’or ouverte à la circulation, mais tellement étroite. Il y avait ces bouteroues, en pierre grise, à l’embase plus large que le sommet tout plat sur lequel on a pu s’asseoir quelques fois, peut-être. L’une et l’autre scellées de chaque côté de l’entrée, afin que les roues des charrettes de l’époque n’aillent pas abimer les murs. Celle de gauche est un peu tordue, son profil avance dans la lumière du couloir et trouble l’arc de la voute. Dans le mortier qui la soutient, il y a des crevasses et des manques, quelques gravats décollés formant grumeaux s’entassent dans l’interstice. Celle de droite bien en place. Quelques touffes d’herbes autour. Aujourd’hui, les municipalités se refusent à employer le désherbant. La nature redonne aux centres des villes des airs de ruines abandonnées.

La lumière, toujours bienveillante et bénévole, passe à travers la dentelle de la ferronnerie de l’imposte et l’étale à l’entrée du goulet sous les pas des piétons, l’étirant, la distendant, la tordant au fil des heures. Tapis persan d’ombre déposé sur le sol couvert de taches huileuses aux contours d’isthmes irréguliers, plus sombres encore. Au-dessus des têtes, mais qu’on ne regarde pas, que l’on perçoit par hasard, un peu grâce à l’écho des pas - quand chaussés de talons hauts - une voute écaillée à croisée d’ogives, d’où pendent des lambeaux de peinture morte et sale, copeaux gluants. Mouches mortes scotchées, moustiques et moucherons, toiles d’araignées étoilées autour de la lampe. Globe gris, dont le verre intérieur est parsemé de salissures réunies sur le fond en tas sombre. Le jour découpe du côté rue sa portion de couloir, mange peu à peu le sombre du trou, l’amenuisant à mesure côté Place.

proposition n° 3

Fermant l’angle droit de la Place, un immeuble rénové, façade jaune beige jouxtant celui de pierres grises du Passage. Deux étages de fenêtres assez hautes à volets de bois marrons, et un balcon de fer forgé. La petite porte d’entrée est en bois clair avec un carreau rectangulaire par vantail, protégé d’une grille, une imposte au-dessus. L’entourage de pierre, gris très clair, est celui que l’on voit un peu partout dans la région.

En poursuivant, toujours sur la droite, deux larges vitrines de commerces, métal et verre, deux bannes de tissu clair, dont l’une porte le nom du magasin, devenu illisible. L’entrée de la boutique est marquée par deux pots gris : chacun accueillant une petit boule de buis tout en haut d’une longue tige sinueuse.

Des arceaux de métal auxquels sont arrimées des bicyclettes.

À l’angle avec la rue, un autre commerce : La Traboule, dont la large vitrine reflète la silhouette de la Cathédrale à plan basilical. Plusieurs chaises et tables en métal blanc ont été disposées devant la boutique, protégées par des parasols à rayures rouge et blanc. Un tapis rouge un peu sale, est placé devant l’entrée ainsi que trois ou quatre pots de fleurs, un tourniquet à cartes postales. Une guirlande de fanions rouges souligne le bord des bannes claires tendues au-dessus de la vitrine. Deux ouvertures condamnées s’impriment en légers creux dans le mur, sous l’enseigne répétée La Traboule, et deux chaises longues en tissu rouge ont été disposées devant.

Une poubelle en métal marron marque le coin de l’immeuble, juste sous la fenêtre aux volets de même couleur.

À gauche, la rue de la Métropole rejoint la Place Saint-Léger.

En continuant tout droit, la Rue Saint-Réal quitte la Place pour rejoindre plus loin, l’avenue de Boigne.

À l’angle de la rue Saint-Réal et de la Place, un autre immeuble de deux étages est peint en blanc. Au rez-de-chaussée, un café à la vitrine rouge a étalé deux rangées ordonnées, ses tables et chaises sur la Place, qui est, à cet endroit, agrémentée de petits arbres. Le mur de l’immeuble côté rue Saint-Réal est peint en jaune.

Au niveau du premier étage, un réverbère en fer forgé.

Le même pavement gris en vagues unifie l’espace de la Place et des deux rues.

proposition n° 4

Devant elle, l’entrée sombre du Passage. Dans son dos, se déroule le chemin qu’elle a suivi jusque là. Elle passe une marche arrière mentale et se voit, comme dans un film, rembobiner ses pas en accéléré à travers la rue Saint-Réal, où elle a cherché la boutique des antiquaires, dans l’angle, juste en face de l’entrée du vieil immeuble, la petite cour pavée après le porche, la tourelle d’escalier, puis le débouché de la rue sur l’avenue, à droite sous les arcades où elle est remontée, elle se rappelle des murs gris, une teinte neutre mais plutôt claire, des passants nombreux, hommes et femmes, qui l’ont croisée, frôlée, bousculée sans doute, marchant dans le même sens qu’elle ou se dirigeant plus bas dans l’avenue jusqu’au bas des escaliers du Château, elle ignore en quelle saison elle se trouve, c’est de gris clair que tout a été repeint autour d’elle, et les passants sont tous vêtus, vestes, pantalons, de couleur marron tirant sur le rouge, elle parviendra ainsi à l’autre Place, celle de la grande fontaine aux éléphants gris, avec la statue noire d’un personnage, elle ne sait plus qui, mais elle n’aura pas l’envie de rechercher, au centre de quatre rues se coupant à angle droit, elle montera toujours tout droit, jusqu’au petit immeuble de quatre étages, et les trois ou quatre larges marches de marbre depuis le trottoir, rattrapant la légère pente par leur inégalité, une courte marche, une plus longue, puis une entière et encore une autre, comme des vagues successives, jusqu’au large palier, la rocaille, des plantes vertes devant un miroir, des portes vitrées, serrures et poignées de cuivre bien astiquées, mais elle ne fera que tourner la tête vers l’entrée et ne lira pas les noms inscrits en creux noirs sur les rectangles de cuivre, elle poursuivra toujours remontant, attendra le feu piétons vert pour traverser en deux temps l’avenue coupée par le pont, la rivière, un filet d’eau sombre au fond d’une gorge profonde et large, le lit en béton incurvé en son centre avec les empreintes vert-de-gris des niveaux successifs du cours, une courte bande de terre de part et d’autre où poussent les bouquets inégaux des herbes folles contre les flancs du quai, gros blocs entassés de pierres grises et blanches grossièrement jointées, puis, au pied du faubourg, remontant de l’autre côté vers un autre immeuble, bois sombre et peinture blanche, large baies vitrées, balcons filants en surplomb sur la petite gorge, rochers et voies ferrées, immeuble dont elle se redira la date de construction puisqu’il s’agissait de rappeler un anniversaire, commémorer une annexion, le centenaire, elle montera encore, le long d’immeubles de plus en plus anciens, deux étages rangés le long du trottoir, avec dans leurs dos, les voies ferrées, la gare en contrebas, invisible depuis le faubourg, puis des maisons isolées et larges commenceront d’apparaitre, le tissu urbain se distendant à mesure que les parcs, les jardins s’agrandissent, en arrivant au sommet de la petite butte, affleurement rocheux calcaire, parmi cette végétation de pelouse sèche et de pins, si particulière des Monts, d’où la vue plonge sur la ville toute entière.

proposition n° 5

Elle n’a pas tourné à gauche à la sortie du passage. Elle est revenue, quelques pas en arrière, depuis le raccord de bitume marquant la jointure avec le trottoir au soleil. Elle s’est arrêtée devant la cour aveugle et minuscule, coincée au cœur de l’étroit couloir du puits de jour, un pan de ciel blanc, réplique exacte de la cour mais juste au-dessus de sa tête, et parcourue des cris de martinets. Ses sandales ouvertes ont buté contre un peu de sable humide dont on a joint les pierres rondes et luisantes, tirées de la rivière il y a longtemps –- bien avant le couloir d’écoulement en béton —. Elle en ressent le dur piquant de quelques grains coincés entre son gros orteil droit et la semelle fine de la sandale. Elle secoue son pied, le frappe doucement sur le sol, poussant involontairement le sable plus loin, près de l’endroit délicat de la voute plantaire. La cour est cernée de murs de pierre sur deux côtés, contre lesquels les chocs répétés des ses pieds ont résonné à travers l’espace, dans la lumière verticale, dispensée à heures fixes et qui fait, en se retirant, onduler le sol, accusant chaque bosselure, dans les jaunes orangés, les beiges, teintes d’os vieillis, tranchés du fil de l’ombre. Elle a pensé aux dents des dinosaures. Aux chicots ronds de la mâchoire béante et moite, nauséabonde, de la vieille ville, dévorant les visiteurs qui s’y risqueraient. Pourritures, moisissures, déjections d’oiseaux, détritus d’arrière-cour. Elle a fait trois pas, déplaçant sous le pied les grains de sable. Elle boite un peu, grimace, frappe à nouveau le tranchant de la semelle contre le mur de l’escalier avec l’écho plus léger, petite balle de son, rattrapé par le mur d’en face. Un autre pas pour tester. De la main gauche, elle s’appuie sur le mur épais, pierre luisante et noircie de la main courante, un boudin de pierre creusé directement dans l’épaisseur du limon. Juste au-dessus de sa tête, sur le pilier de départ, est posé un énorme et ancien pot à graisse en terre cuite beige à décor vert dont la couleur s’est écaillée et qui laisse fuiter par une fissure les racines blanches un peu terreuses d’un hosta à larges feuilles nervurées vertes et blanches dont les plus denses au centre portent encore les traces de l’arrosage matinal en perles d’eau, comme des bulles de mercure, où si elle montait quelques marches, elle pourrait reconnaitre son visage en gros plan déformé et minuscule, ses lunettes de soleil ovale. Détails multipliés en autant de gouttes.

proposition n° 6

Depuis la gare, les voyageurs s’éparpillaient dans la ville, chacun prenant des directions différentes après l’heure de somnolent omnibus avec tous les arrêts qu’elle n’a jamais réussi à mémoriser dans l’ordre. S’endormait toujours un peu après Frontenex, nom à sonorité rêche comme une poudre à récurer, Frèterives, petit poisson frétillant, Saint-Pierre d’Albigny, tordre le cou afin d’apercevoir La Savoyarde juste avant le pont, après c’était trop tard et il fallait attendre et retenter sa chance la semaine suivante. Quand elle aurait une voiture, elle le verrait tout à son aise ce promontoire de roche qui dessinait un profil de femme avec son petit nez son œil rond sous la coiffe –- la frontière — en boudin sur la tête, puis, le train continuant, le nez s’aplatissait, l’œil devenait une cavité creusée dans le roc gris et la coiffe disparaissait derrière la barre rocheuse. On entrait dans la plaine, les coteaux plantés de vignes s’éloignaient, reculaient sous la montagne, on arriverait bientôt, après le petit clocher doré de Myans, quelques vignes plus tard, et c’était Bassens, nom relié pour toujours à l’hôpital des malades mentaux, le train ralentissait pour s’arrêter à Challes –Les –Eaux, où, les soirs d’été les avions bleus et les planeurs blancs tournaient encore autour du petit Mont-Saint-Michel, les routes s’encombraient de voitures, la ville approchait. Dernier ralenti, dernière ligne droite entre les hauts murs du Faubourg Reclus qui montait, le nom évoquait un repli, un retrait de la ville avec de vieux immeubles au-dessus du quai, en même temps le cri des freins, l’odeur de ballast, la fumée des cigarettes. Le dimanche soir elle rentrait toujours par la rue Sommeiller. C’était comme le verbe s’endormir à l’infinitif. La pâtisserie des deux sœurs, fermée le dimanche, mais d’énormes meringues laissées dans la vitrine. L’une des sœurs avait le visage déformé par une brulure. On racontait que c’était des feux d’artifices. Le Pont traversant la Leysse trainassant au fond. On était tout de suite rue Doppet. L’immeuble blanc, la large cour où elle tournait à bicyclette entre midi et deux, l’entrée entre l’hôtel avec son néon jaune et vert qui clignotait jusqu’à minuit éclairant sa chambre à travers les interstices des volets métalliques, alors le papier peint à petits bouquets de fleurs serrées, se mettait à danser, ses diagonales se coupant, les parallèles dressées en tous sens, et la petite vitrine embuée du pressing rempli de vapeurs suffocantes de linge propre, le musée de la Savoisienne juste en face, tournant le dos, la rue Favre où la Boulangerie Vitipon faisait l’angle. La patrone, grosse dame à joues roses sous l’énorme chignon, brioche parisienne, vêtue de blanc toujours souriante, vendait ses bâtards. A droite, en face la rue Favre, l’allée du jardin du Verney, les bancs de bois, les balançoires, ça sentait le buis en attendant la sonnerie à l’école Paul Bert. Elle courait, longeant la grille fermée du Lycée Vaugelas, sa grande cour vide à platanes, puis le collège Louise de Savoie, où depuis la rue, la perspective aboutissait à une toute petit porte fermée tout au bout de la galerie couverte.

proposition n° 7

Située à la première intersection avec l’avenue de Boigne, la rue Saint-Réal rétrécissait d’un coup. On entrait dans le quartier historique de la ville — que les municipalités de l’époque auraient sans doute rasé si Malraux n’était intervenu — des rues sombres, des maisons grises, à des années lumières des couleurs florentines dont elles seraient bientôt recouvertes. La boutique elle-même était peu éclairée, et les deux vitrines n’apportaient que très peu de jour, tandis que sa mère s’occupait à de petits travaux de secrétariat ou qu’ils bavardaient tous les trois dans l’arrière-boutique. Le plancher était de bois noir, les meubles entassés dont il était impossible de voir la couleur car c’était toujours le soir, à la sortie du bureau, qu’elles y venaient, il pouvait bien être sept heures. Les murs couverts par toutes sortes d’objets, devinés plutôt que vus, cadres vides, toiles sans cadres, cadrans d’horloges, balanciers de cuivre ternis, bustes, vases, armes… constituaient un monde stupéfiant, à la lisière du cauchemar pour elle qui, comme elle le pressentait, ne pouvait demeurer auprès des adultes. Après les salutations, on l’envoyait se promener au magasin tandis que Mme P se levait, déplaçant un corps pesant et vaste, drapé dans de larges robes noires, pour attraper trois verres de cristal dépareillés qu’elle essuyait d’un torchon brodé et rouillé. Ils lui apparaissaient très avancés en âge. Elle, très grande, les cheveux gris coupés court, portait d’épaisses lunettes modifiant la forme de ses yeux, les agrandissant, l’un toujours fermé et larmoyant. Lui, semblait plus petit, vouté, les os déformés par la poliomyélite. A cette époque de l’enfance finissante, la relation avec les personnes âgées était encore exclusivement affective et tendre, marquée d’une complicité naturelle. Tout le contraire de la réserve polie de Mme et Mr P qui la considéraient davantage comme une relation — peu importait son âge — que comme une enfant à qui il fallait faire la risette. Ils se montraient à peine moins rigides envers sa mère qui les embrassait sans façon, elle et lui, de quatre baisers sonores avant de s’asseoir au bout de la petite table recouverte d’un tapis. Mr P ne se levait presque pas, constamment occupé à la restauration d’un objet ou d’un petit meuble. Autour de lui, dans l’espace réduit entre la table et le mur, plusieurs petites armoires d’horlogers dont les tiroirs minuscules étaient remplis de morceaux de bois, jusqu’à des débris infimes, qu’il utilisait pour réparer un manque, un accroc, dans une boiserie. `

Mme P portait toujours le même bijou. Un extraordinaire bijou de fiançailles, énorme cœur en or cabossé sur un ruban de velours noir qui la fascinait. Bijou-étoile, que, depuis quarante ans elle n’avait pas oublié. Elle ne s’en était rendue compte que depuis sa dernière visite au cours de laquelle elle avait emprunté à nouveau la rue Saint-Réal, depuis l’avenue, où elle avait été surprise de la voir si large, si éclairée. Il y avait un restaurant désormais à l’emplacement de la boutique d’antiquités. Mais l’espace lui paraissait avoir été complètement re-dessiné, l’entrée se trouvait sur le petit dégagement face à l’avenue, ou bien directement sur la rue ? Quant à ce bijou, elle ne le saisit qu’à l’instant précédent la mise en mots et, dès qu’installée à sa table, un stylo à la main au-dessus de la feuille blanche, il lui échappât, irrémédiablement et, avec lui, tous les mots qui l’auraient approché, précisé. Elle consulta des collectionneurs, visita des musées réunissant ce genre d’objet de la vie locale, tout ce qu’elle voyait, tout ce qu’elle lisait des descriptions de livres spécialisés ne lui montrait que des bijoux infiniment petits, dérisoires, décevants.

proposition n° 8

Tout l’espace de la place est découpé verticalement des zébrures de l’averse. Il pleut des cordes. Des coulures s’organisent en longs pleurs sur les vitres du côté Ouest Dans les vitrines des deux boutiques, des visages apparaissent. Les passants, les touristes, le dos courbé, pressent le pas pour se réfugier sous le passage où deux groupes se sont formés de part et d’autre de l’entrée, hommes et femmes en tenue d’été, les bras des femmes repliés, les mains aux épaules, pressés contre les murs froids, côté Place, avec, à la sortie côté rue, les mêmes groupes vus de dos. Ça sent le chien mouillé, le vieux mur humide et suintant. Quelques dames font la grimace. Un homme allume une cigarette. La fumée du tabac blond vient remplacer l’odeur du passage. De temps en temps, à tour de rôle, un visage se penche en dehors de l’abri et vient interroger le ciel, côté est. On attend la fin de la pluie qui continue de gicler à leurs pieds, les chêneaux n’arrivant plus à canaliser le flux qui tombe en cascades depuis les endroits où le zinc est déformé. Pile à l’entrée du passage, les gouttes ont fini par creuser chacune leur petite cavité entre les pavés, ça fait mare, miroir de l’averse dont on mesure l’intensité aux cercles imbriqués. Un homme en short et chemisette traverse la place en courant, et se réfugie sous les parasols de la terrasse du café où quelques consommateurs ont reculé près de l’entrée, on parle timidement de réchauffement climatique, on tend la main doigts à plats au-delà de la protection du parasol pour voir si ça diminue, on frotte ses mains l’une contre l’autre, ça va bien finir par s’arrêter, l’un des consommateurs montre le côté est, l’endroit où il semble que le ciel, pourtant d’un gris uniforme, a l’air de vouloir s’éclaircir, certains se détournent en haussant les épaules, se rassoient tendant l’index levé vers l’intérieur du café tout en levant leur tasse vide pour dire, un autre ! Un vélo passe, soulevant de courtes gerbes liquides et stoppe à l’entrée du passage en face de l’amalgame en attente et réuni en rang compact, le cycliste lève les épaules et, la main droite au-dessus de la tête, montre du menton qu’il voudrait bien se faufiler à travers les frileux qui s’emmêlent encore davantage, il y a ceux qui veulent rester sur la droite, sans briser les couples ou défaire les petits groupes d’amis, ceux qui pensent filer maintenant, ça a assez durer et ils n’ont pas que ça à faire, et ceux qui s’en fichent le nez en l’air, plantés là, les pieds au sec et ceux qui scrutent toujours le ciel, là où l’éclaircie a l’air de venir, pour être les premiers à s’aventurer sur la place toute propre. A travers le brouillard des gouttes, on devine d’autres groupes pressés derrière la porte entrouverte de la cathédrale. Chacun voudrait échanger sa place avec l’autre, là, juste en face, mais personne n’ose s’aventurer.

proposition n° 9

Depuis le clocher de la cathédrale le dernier coup d’onze heures vibre encore en descendant, s’étale sur la Place. Envolée de pigeons bousculés par la résonance puis revenus, froissements d’ailes. Roucoulements sourds. Moteur poussé d’une mobylette, zigzag du son qui s’engouffre en vrombissant sous le passage. Cri aigu bref. Voix de femme. Quel con ! le bruit du moteur rabattu par la voute. A nouveau amplifié mais plus loin juste sous le puits de jour, se perd en hauteur puis s’éloigne, s’amenuise, bourdonne encore mais ténu, puis tourne dans la rue Croix-d’or, où il augmente, poussé à fond, monte dans les aigus, mais loin derrière d’autres murs. Voix d’homme. Tiens, il pleut, on dirait ? Voix de femme. Je t’avais bien dit de prendre un parapluie. Voix d’homme. Ecoute, c’est pas bien grave. On va s’abriter là, ici, ça te va ? Sous ce passage, on est à l’abri, tu vois. Voix de femme. Si on veut. Tu sens pas un courant d’air ? J’ai froid tout d’un coup. Voix d’homme. Serre-toi près de moi. Viens. Bruit régulier de plus en plus fort de la pluie sur les pavés de la place. A l’endroit où des flaques se sont formées, le bruit est différent. Sonnerie de téléphone portable, légère réverbération du passage. La truite de Schubert, tempo trop rapide, piano électrique. Voix d’homme très grave et lente. Aaallooo. Aaaallooo ? Martèlements légers et répétés, multipliés, sur les pavés. S’intensifiant. Puis diminuant. Piétinements sur place. Voix d’enfants aiguës. Babillages. Voix de femme très forte. Les enfants ! les enfants ! Tenez-vous par la main, deux par deux ! Kevin !! j’ai dit . Deux par deux. Dépêchez-vous ! Il pleut ! Vous ne voyez pas ?! ne trainez pas s’il vous plait. Martèlements des pieds à nouveau, s’éparpillant. Voix de femmes. Plusieurs, parlant en même temps, étirant les voyelles. Voix de gorge. Spllllleeeeeendiiiiiid ! Ooooooh… myyyyyy Gooooooood. Looooooooook at thiiiis. Talons pointus, pas pressés métronomiques, traversant la place, puis sous le passage, sous la voute, diminuant jusqu’à disparaitre à la sortie sur la rue Croix-d’or. Roucoulement de pigeon. Claquement d’une fenêtre refermée. Pépiements répétitifs d’oiseaux.

proposition n° 10
1

Odeurs de la ville, murs humides, poussière noire, fumées anciennes des feux de bois, ou de charbon, fermentations de vieilles urines, détritus organiques où domine curieusement l’orange, son jus sucré tourné à l’acide, l’amertume de la peau blanche sous l’écorce crevée, fruits blettis, moisissures, pommes de terre grillées à l’huile, ail chaud, fumées de cigarettes blondes ou brunes, cigares, tabac à pipe soudainement appétissant comme un pain d’épice à humer, café, vieilles cires, encaustiques d’huisseries anciennes, métal froid des grilles, odeur piquante des poignées de portes en cuivre passées au Mirror, chiffons sales, l’odeur de la piscine, buée chaude chlorée, couloir des cabines à l’odeur tenace de pied infiltrée sous le désinfectant malabar rose et sous l’humide de la serpillière, odeur de la bise à la bonne copine, la joue savonnée lilas, odeur du sommeil sur l’oreiller de plumes, le pull à la sueur de la veille, cour d’école, tilleuls de la fin d’année et linoléum des couloirs, odeur des livres neufs, des cahiers propres, du plastique dont on les recouvre, des protège-cahiers vert, bleu ou jaune, odeur de la colle Cléopâtre, amande douce jusqu’à l’ivresse dans la blancheur bleutée molle, odeur métallique et peinture de la boite de couleurs, odeur de bois des crayons, odeur de l’ardoise nettoyée, poussière agglomérée en pâte de craie, nettoyée à l’aide de la petite éponge ronde, galette grise bientôt moisie dans la jolie boite étoilée jaune, odeur de la boutique Pierrot-Gourmand, sucre et cartons, chocolat, odeur du Prisunic, l’apprêt des vêtements, les parfums bon marché entêtants, le salé des charcuteries, l’odeur de propre des lessives à travers les cartons, les primeurs, l’encre des journaux.

2

Le rugueux du mur, ses textures différentes, l’enduit lissé par l’usure, noirceur, froideur, l’effrité des parties en creux garnies de toiles d’araignées collantes, la rampe de pierre ou de métal froid, la porte en bois verni selon qu’il faut la pousser, main à plat sur le bois ou sa résistance à s’ouvrir lorsqu’on tire, la main serrée sur la poignée, et son contact, métal ou bois, la paume d’une main, connue, inconnue, sa moiteur, ou la douceur en creux, l’intérieur de la paume, le dessus de la main, un bras sur lequel s’appuyer, le tissu de la légère robe d’été à froisser, l’intérieur soyeux d’un sac de cuir neuf, le pelucheux des buvards, les crayons neufs dans leur boite à peine ouverte, qu’elle fait rouler sous ses doigts, la sensation des cuisses nues sur le collant du tapis de caoutchouc, les doigts creusant un trou dans la mousse alvéolée, l’émiettement, et l’été, fin de journée, à se couler dans le bienheureux moelleux de lourds draps de lin séchés au soleil.

3

La pièce d’un franc dans sa bouche. La rondeur roulant sur la langue, la semeuse à l’envers, reconnue du bout de la langue, les dents jouant sur la rainure du tranchant, saliver avant de gouter aux coquillages remplis de sucre jaune, orange ou rouge, tenus dans le creux de la main, qu’on lèche, jusqu’à faire couler le jus sur le menton, rattrapé sur le dos de la main qu’on aspire, parce que ça presse et ça colle, gouter en même temps au salé de la peau un peu sale, puis boire la limonade renversée à même la toile cirée, les lèvres aspirant le liquide pétillant avec, dans le nez l’odeur du plastique mou, l’éclatement des bulles tout contre le visage. Mâchouiller le bout du porte-plume jusqu’à l’aplatir, y imprimer les dents. Arracher chaque étamine de la boule de trèfle et la téter, en aspirer la petite larme de jus sucré. Boire la tasse à la piscine, l’estomac chaviré de chlore. Le contact chaud, mais pas toujours, la résistance de la croute qui cède, pincée tordue entre le pouce et l’index, le moelleux de la mie irrégulière en dessous, très peu de mie sous le quignon qu’on arrache et qu’on mange dans la rue, là, tout de suite, ça craque, fracture de miettes sous la dent mariées à la douceur de la mie fondante, à la salive. Nourriture première qui ne serait pas de viande, pas de mort, mais de terre et de pré.

proposition n° 11

C’est en découvrant la scène de Play-Time de Jacques Tati qu’elle y revient : cette ménagère, fichu sur la tête, tricot boutonné sous le menton, jupe et charentaises sous les néons blancs d’un espace à la modernité nue et astiquée, empilant à grands gestes, une salade, un camembert et une paire de chaussures sur le tapis de la caisse enregistreuse, tout en commentant ses achats d’un fort accent parisien. Ce n’était pas tout à fait ça, le Prisu mais, juste devant l’entrée, il y avait, certains jours, ce type barbu et chevelu en chemises à fleurs et pieds nus, parfumé au patchouli, la nappe odorante étalée tout autour de lui sur le trottoir où il présentait bijoux, foulards de soie mince et très colorés, et à qui personne, parmi les adultes, ne parlait. À nous, les gamines sans un sou qui rêvions devant les légers anneaux d’argent, les pierres de toutes les couleurs que l’on passait à tous nos doigts trop fins, les reposant sur le tissu qui lui servait d’étalage, il avait une fois proposé en souriant — dents très blanches — de le payer en nature. De quelle sorte de nature parlait-il ? Nous n’en avions pas la moindre idée et nous nous étions défilées au Prisu où l’on pouvait entrer, c’était libre et inscrit sur la porte vitrée, rien que pour s’y promener, comme un dehors mais dedans, sans rien acheter, sans dire bonjour en entrant, ni au revoir en sortant –- d’ailleurs, à qui adresser ces mots ? — toucher à tout sur les portants tournants, jouer entre nous à la marchande, tout essayer : jupes trop courtes et trop larges retenues à deux mains plaquées sur nos ventres, rien que pour voir mais sans rien choisir. Lieu de toutes les audaces rêvées, talons trop hauts et grands de plusieurs pointures, mules à houppette de duvet, sacs à main vides, badigeons de rouges à lèvre sur le dos des mains, parfums à asperger au creux des poignets puis s’en aller, sortir de l’autre côté sur la place du marché.

proposition n° 12

Elle occupait un appartement au dernier étage d’un petit immeuble, et le balcon de sa chambre donnait sur la rue Denfert-Rochereau. Depuis le balcon, elle dominait le théâtre Charles Dullin sur la petite place, à droite. Les soirs de représentations, si elle ne sortait pas, elle écoutait toujours avec bonheur le bourdonnement joyeux des voix depuis son lit et l’agitation passagère du public venu applaudir Roger Planchon, ou le Art-Ensemble of Chicago. Juste en face du théâtre, de l’autre côté de la rue, l’une de ces anciennes épiceries chez qui le soin apporté à la décoration désuète des vitrines où s’empilaient les pyramides de conserves, le mobilier ancien et patiné, comptoirs de bois vernis, poignées de cuivre, avec l’amabilité presque excessive des vendeuses, étaient déjà d’une autre époque.

En bas de chez elle, plusieurs boutiques aussi, une épicerie biologique et un vendeur réparateur d’électroménager, une boulangerie. En face, un hôtel dont elle a oublié le nom.

A l’époque où elle s’installe, l’entrée sur la rue Denfert-Rochereau n’avait pas de porte. Une simple ouverture dans le mur entre le petit étal de l’épicerie bio, quelques cageots — pommes un peu tachées ou tomates minuscules et cabossées, bouquets de menthe ou de lavande — posés sur des tréteaux sous l’auvent de toile verte et la vitrine du réparateur dans laquelle s’entassaient pêle-mêle, rasoirs, moulinettes, et couteaux électriques, permettait d’accéder à deux ou trois marches. Ça sentait, la menthe ou la lavande, le pain chaud et le brulé électrique. Le petit escalier bifurquait ensuite sur la droite et montait vers les étages.

Mais si on continuait tout droit –- quelques pas suffisaient — après les deux ou trois marches montantes, on redescendait après le palier du rez de chaussée, trois ou quatre marches plus noires, moins entretenues que le devant sur rue, pour se trouver face à une grille fermée à clés. L’épais barreaudage laissait tout de même apercevoir une rue très étroite et sombre : la rue du Larith. Le mur d’un immeuble avec une boutique médiévale condamnée. Il fallait une clé pour sortir de ce côté-ci et veiller à bien refermer — on le lui avait précisé — on entrait alors dans une époque indéfinie, aucune boutique, aucune vie dans la rue mais des rangées de poubelles alignées dans l’ombre. Un petit hôtel sans vitrine, une simple entrée au bout d’un couloir pas très propre. Quelques familles nouvellement arrivées, des hommes seuls, en recherche de n’importe quel travail, se partageaient des chambres presque sans lumière. Le juke-box de l’hôtel diffusait toute la journée les tubes en vogue dans leurs pays d’origine. A la boulangerie où elle se trouvait un jour, elle se souvient de ces deux inconnus qui lui avaient offert des gâteaux en souriant. Simplement parce que c’était la fin du ramadan.

proposition n° 13

Tout en haut de la rue Claude Martin — le nom sonne très commun, un peu comme un Dupont ou un Durand — et du Major Martin, elle n’avait jamais entendu parler. On le prononçait comme si constitué d’un seul mot : claud’martin. Chaque jour de la semaine, vers les dix-huit heures, elle remonte la rue jusqu’au. Le numéro elle ne s’en souvient plus aujourd’hui, mais l’immeuble, oui. Un tout neuf, à toit-terrasse, assez bas, années soixante-dix c’est-à-dire contemporain de la décennie où elle vit à C. Baies vitrées, balcons filants sur la rue. Marbre des escaliers, cuivre des plaques de noms, avocat, notaire, des sonnettes et des poignées de portes, marbre des couloirs, miroirs, bois sombre des portes palières, larges tapis-brosse couleur tabac comme tous les tapis-brosses. Elle monte jusqu’au quatrième. Deux portes l’une en face de l’autre à chacun des deux bouts du couloir. Près de celle de droite, un long pan de briques de verre. Aucun bruit dans les étages et si elle se penche par-dessus l’escalier, quatre étages de rampes en métal peint en vert, quatre étages de mains courantes de plastique noir et lisse s’empilent en zigzagant sous ses pieds. Peut-être des sonneries de téléphone quelquefois, mais lointaines. A chacune des deux portes : Georges G Conseiller Fiscal et Juridique en grosses lettres noires à majuscules sur fond de cuivre. A côté sur le mur blanc, le bouton de sonnette cerclé de cuivre, rond de Bakélite noire avec au milieu le téton gris sur lequel parfois elle pose l’index. Le retire de suite, juste avant. S’invente après toussotement et en trois secondes une fonction à attaché-case. S’en est inventé plusieurs en toutes ces années d’attente. Marchande-représentante en nuages, en étoiles aussi, c’est différent et non, pas du tout, ça ne fait pas double-emploi, vous en trouverez toujours l’usage, c’est gai et ça va avec tout, marchande d’attente, de temps libre, c’est au poids, ça dépend ce que vous voulez en faire. Le tout de grande qualité. N’ayant jamais servi. Neuf tout neuf. Glissades sur la banquise glacée du marbre. Mais pas trop. Sans déranger. Ne pas faire de bruit. Ne pas se faire remarquer. En équilibre, yeux fermés les bras en croix, aligne minutieusement des pas, perdus, talon contre pointe sur le fil noir des joints entre les dalles de marbre. Les rares fois où l’une des deux portes s’ouvre elle sursaute. Se plaquant, planquée bien droite contre le mur, voudrait rapetisser, disparaitre. Bonjour madame. Bouche rouge à lèvres. Bonjour ah tu attends ta maman elle n’est pas sortie déjà non alors elle va bientôt arriver au revoir. Au revoir madame, merci. La jupe droite un peu longue, le bruit des talons hauts claquant sur le marbre puis amortis par le tapis, l’odeur de papier, d’encre, de crayon à papier taillé que la porte avale avec un chuintement sec, ne laissant rien filtrer d’autre que le métronome régulier des machines à écrire, mais loin comme repoussées au fond d’un couloir et une courte lumière jaune, un pan de mur tabac foncé, une portion brune de moquette rase, un coin de niche avec statue, tête éclaboussée d’un cône de lumière. Puis le silence et l’attente à nouveau. Recommencer des rondes de cent pas, pas trop loin de la porte, réviser mentalement les leçons sans envie, se replacer près du mur de briques de verre où la lumière est vive. Compter le nombre de briques. Compter le nombre des petits carreaux divisant l’espace à l’intérieur de la brique elle-même, avec les couleurs d’un au-dehors inconnu – des bleus, des verts, du jaune – la couleur intensifiée le long des arêtes des petits carreaux en creux dans le verre, comme sur la palette de la boite de peinture. On a beau laver, rien n’y fait, il reste toujours une croute teintée de tous les mélanges, coincée là comme sous des ongles. Suivre de l’index en creusant chaque petit carré d’une même brique. Oublier qu’on vient de les compter. Oublier le nombre. Reprendre le décompte mais sur une autre brique. Une porte ouverte à l’étage du dessous, des pas, sans talons. Bouton d’appel ovale clignotant rouge occupé en noir, mise en route de la machinerie de l’ascenseur après le claquement des relais.

proposition n° 14

Sa voix, on l’entend résonner à travers tout le passage. Elle est petite et ronde et tassée par les deux énormes sacs qu’elle transporte constamment dans tous ses déplacements. On ignore où elle vit, si elle vit quelque part, on ne la croise que dans les rues du quartier, jamais au-delà des arcades de l’avenue de Boigne où elle apparait même sur l’une des toiles de la vitrine du marchand de tableau. Il faut dire qu’elle est un peu la vedette. Ici, tout le monde l’appelle La Folle. Elle est sans âge et toujours seule à errer ainsi, mais d’un pas sûr, infatigable. Elle fonce, le dos vouté, la tête dans les épaules, habillée chaque jour d’un assortiment différent — couleurs et textures très personnelles — sa bouche sans dents mâchonne les invectives. Il faut prendre garde à ne pas la croiser de trop près, sinon sa colère, toujours bouillonnante, peut très bien vous choisir pour cible. Comme elle vient de le faire là, à l’instant, à propos de cette femme qui passait. R’garde moi ça ! hurle t-elle, Celle-là ! Elle est enceinte elle sait même pas d’qui !

Tout le monde sait, dans le quartier, qu’il s’appelle Jean-Pierre. Mais personne ne le connait. On dit qu’il a exercé la médecine. Mais on se méfie un peu. Il est plutôt petit et nerveux. Il ne sent pas très bon. Une barbe recouvre le bas de son visage, d’un ton plus clair que les cheveux courts. Il ne doit pas être très vieux car barbe et cheveux sont châtains. Sales. Et il est toujours accoudé à l’armoire électrique au coin du trottoir, en face du collège. Debout au milieu des étoiles de ses crachats. Il tient, collé à l’oreille gauche, un combiné imaginaire et répond, en notant de sa main droite des rendez-vous sur un carnet qui n’existe pas.

Autour d’elle, depuis le chignon de cheveux roux, la veste au col de velours, le foulard de soie épaisse qui protège son cou très blanc, et suivant le balancement des bras, la taille serrée dans la jupe de tweed, les jambes gainées de soie et le claquement des talons sur la chaussée, flottent les accords riches et puissants d’un opulent mélange de rose ancienne froissée, unis au jasmin et à l’iris, sur un fond vanillé crémeux et chaud. Juste ce qu’il faut de parfum pour la situer, dans un âge assumé où le corps, en équilibre au sommet de l’épanouissement, sait bien que le compte-à-rebours est lancé, que ça ne s’arrêtera plus, que ça dégringolera. Bientôt. Il suffirait d’une goutte en trop et ce serait l’écœurement, la ruine, avec les coulures du Rimmel le long des rides et les plis du ventre avachi.

Sa bouche rose, c’est la première chose qui attire lorsqu’on entre dans la pâtisserie. Un rose soutenu mais sans agressivité, les lèvres, parfaitement soulignées par la jolie couleur, s’entrouvrent dans un sourire délicat dès qu’un client pénètre dans le magasin. Presque la même couleur rose est posée sur ses joues — deux petits ronds de blush sur le teint très pâle — Elle a les yeux bleu porcelaine, les cheveux clairs retenus par une queue de cheval. Elle n’a pas de corps, juste une tête, des épaules et deux bras derrière le comptoir. On ne sait pas si elle est jolie mais elle est en accord absolu avec le milieu dans lequel elle évolue et on a l’impression que tous les gâteaux et confiseries qui l’entourent ont été faits avec les mêmes couleurs que son maquillage. On voudrait la manger.

Elle tient la boutique de reproductions de tableaux célèbres. On la voit, depuis la longue vitrine, déambuler le long des posters alignés de la Joconde ou les nymphéas de Monet. Elle gesticule devant les grandes danseuses de Degas, elle ouvre largement ses deux longs bras devant le christ en croix de Zurbaràn. Elle a l’air immense. Silhouette longue et sèche, cheveux très courts, elle est toujours vêtue de tailleurs chics, façon Chanel, avec, aux pieds, été comme hiver, des ballerines de gymnaste en toile blanche.

proposition n° 15

Tout ce que je vois en relisant les textes écrits depuis dix ans c’est que j’ai tourné autour, encore aujourd’hui, témoins ces couloirs, ces portes fermées derrière lesquelles je continue de t’attendre, vidant des flacons de sirop goût abricot, pour aider aux rêves, cette ville, comme toutes les villes, est un labyrinthe, choisir C c’était m’y enfermer à nouveau, à buter contre les murs et les passages rétrécis qui ne conduisent à rien, il y a longtemps que j’aurais du y revenir, ça ne fait pas plus de douleur, et la ville de toutes façons s’est employée à remplacer tous nos lieux par des souvenirs made in China comme partout ailleurs, revenir afin de tenter de comprendre mais comprendre quoi quand on a tout compris, la rouille se sera posée comme dit la chanson de ces années-là, mais rien de poétique dans cette usure-là, rien non plus de vraiment grave, alors pourquoi ça cogne toujours dans ma tête, pourquoi ne plus jamais trouver le bonheur simple d’aller à travers la ville, n’importe laquelle et déambuler comme autrefois, aux premiers soleils sur mes jambes nues, pour la première fois, cette jeune joie de sève, de bête, qui les animait, ta joie à toi aussi, sans doute, lorsque tu as pris tes jambes à ton cou mais c’est fini, vieilli désormais et surtout je sais qu’il ne suffit pas de venir pour être attendue, accueillie, on arrive toujours après une suite d’heurs et de malheurs, héritage dont on est lesté, on se penchait assez sur moi au bout de mes colères pour chercher qui, derrière mon front rouge, on disait c’est bien la fille de et ça pesait sur moi, ce moins qui n’était pas moi, ni toi et lorsqu’on en prend conscience, alors, peut-être, peut-on revenir, moins lourde, plus libre mais, c’est sûr, pas plus heureuse, j’ai en face de moi tous les manques, les trous, le carnet à signature unique, toujours il en manquera une et aujourd’hui plus personne pour répondre à mes questions, il reste des on pense que et peut-être, aussi des sans doute que en face de murs, et pas d’indications au bout des passages

proposition n° 16

Tu te souviens des vitrines de Noël des Dames de France ? Et les grandes rosaces éclairées, les unes derrière les autres dans les rues qui semblaient agrandies ? Ca te plaisait beaucoup quand tu es venue vivre à C et aussi les terrasses des cafés sous les arcades de l’avenue de Boigne où on s’installait parfois, toi tu avais encore des décalcomanies de malabars sur les avant-bras, avec les dessins bougés presque effacés qu’on frottait dans l’eau du bain, moi je venais d’apprendre à pleurer sans faire couler mon mascara, tout un art et avec toi, il a fallu tout recommencer, un magasin éteint, une vitrine sombre, tu te souviens combien ça t’angoissait ? Heureusement, je t’ai amenée chez le docteur, le docteur t’a donné du sirop pour endormir les enfants, on avait bien essayé toutes les deux de se dire que demain en partant au travail, c’était convenu entre nous, je te laisserai seule mais tu n’as pas pu derrière la porte fermée, pourtant tu avais bien compris et très vite, qu’il ne fallait pas mélanger les prénoms des amis qui venaient à jours fixes et qui restaient parfois le soir et laissaient en partant l’oreiller encore imprégné de leur eau de toilette, mais le plus difficile c’était avec les portes fermées et les vitrines sombres et aussi les Noël où il fallait malgré tout continuer d’aller à, et le ton de ta voix qui changeait quand tu t’adressais à moi, tu te souviens, je te le faisais remarquer, tout de suite après les Fontaines, tu me parlais sur un ton…

proposition n° 17

Le Passage, c’était un raccourci qui la rapprochait de ces petites rues situées juste sous le château. Rues très commerçantes bien que très étroites. Au moment des fêtes surtout, c’était magique, toutes les boutiques éclairées décorées et garnies de merveilles, le plus souvent inabordables. En tous cas, elle ne se souvient pas d’en avoir jamais consommé. Elle passait devant les vitrines-aquariums où des créatures étranges et immobiles semblaient patienter, emmêlant leurs antennes sous les tourbillons des bulles argentées et un jour, elle l’a vu. Pour la première fois et au milieu du quadrillage ordonné de la ville, il a surgi. Enormité sauvage et sombre pendue au crochet par les pattes arrières. Comme si la force de vie avait été maitrisée d’un coup dans un pauvre match gagné d’avance où la ville montrait sa force et son appétit sauvage. La ville avait faim et sa faim était insatiable. Le poil dru et sombre à l’odeur de forêt, le solide groin du sanglier suintait dans la rue, par dessus le tas de sciure, quelques pauvres fleurs rouge sombre au parfum de mort, s’éparpillaient sur le trottoir.

Elles se retrouvaient parfois à la sortie du travail, chez Mme Viollet — à qui sa mère avait loué sa première chambre, en arrivant, seule, à C — et qui vivait maintenant dans cet immeuble tout neuf surplombant les voix ferrées. Elle s’y sentait perdue, et surtout ce qui la troublait, c’était ce silence autour d’elle, malgré le passage des trains en contrebas, mais ils roulaient très lentement avait-elle précisé, ça ne la dérangeait pas du tout. Après avoir quitté la Rue Croix-d’or, dans la partie médiévale de la ville et le grand appartement qu’elle y avait occupé pendant plus de quarante ans, elle s’imaginait parfois seule habitante dans ces lieux à l’isolation phonique efficace et sans communications possibles avec les autres résidents, à part quelques côtoiements anonymes dans l’ascenseur ou les couloirs. Alors que dans le quartier ancien, chaque jour elle faisait mille rencontres, elle avait mille connaissances, mille conversations quotidiennes, mille souvenirs. Elle leur offrait un verre, limonade pour elle l’enfant, et un vin cuit pour les deux femmes. C’est lors d’une de ces occasions que Mme Viollet avait posé devant elle un très beau verre de cristal taillé, précisant que c’était là le dernier spécimen de son service en Saint-Louis. Elle ne sait plus comment, mais elle se souvient que le verre lui avait échappé – sans doute en raison du poids dans sa trop petite main ? – et s’était brisé sur le carrelage de la cuisine. Elle ne se rappelle que du verre cassé, et du bruit assourdissant de la chute, l’écho de l’éclat du verre sur les murs de la pièce, mais plus rien de la réaction des deux femmes.

Le dire comme ça, ça n’a guère de sens, et pourtant c’est ce qui lui arrive à chaque fois qu’elle marche sur un trottoir en ville et qu’une voiture, moteur au ralenti, se gare tout près d’elle. Elle n’y peut rien mais elle a toujours un sentiment de crainte. Une crainte, au dedans d’elle. Elle peut l’expliquer par la surprise, par le léger déséquilibre que ça lui procure, la voiture avançant à la même allure qu’elle, l’accompagnant quelques pas. C’est tout. Et puis, il y a la portière qu’on ouvre côté conducteur, il ne faut pas l’oublier, c’est important. La voiture se gare lentement, la portière s’ouvre, elle n’y prête pas attention, avant, elle n’y prêtait pas d’attention particulière, depuis, oui. Depuis cette fois où elle a perçu, plutôt que vu, la portière s’ouvrir en laissant passer une jambe d’homme, une chaussure noire, des chaussettes grises peut-être, un pantalon masculin elle ne se souvient plus de la couleur. Une voix d’homme. Des mots remplis de muscles bonjour virgule je suis ton père encre rouge point point

proposition n° 18

Des mots remplis de muscles bonjour virgule je suis ton père encre rouge point point
Mots muscles remplis des point virgule je suis encre ton rouge père point
Remplis des mots je suis muscles point ton encre père rouge

De bonjour virgule point muscles je suis ton père père rempli encre encre rouge point virgule

Muscles remplis de mots virgule je point suis ton encre rouge virgule père

Bonjour des mots virgule encre père ton point suis je muscles de rouge remplis

Virgule je suis ton père encre rouge rouge ton père point des mots remplis de muscles bonjour

Je virgule suis point remplis de bonjour muscles père ton encre de mots rouges

Suis ton père virgule bonjour point encre rempli de mots des rouges bonjour virgule point virgule je muscle

Ton bonjour point virgule rempli de père encre point rouge je suis virgule des mots de muscles

Père je suis ton encre rouge virgule des mots remplis de muscles bonjour je suis suis point

Encre des mots remplis de virgule bonjour point virgule point de je suis rouge ton père muscles

Rouge des mots remplis de père bonjour muscles je suis ton encre point virgule

Point rempli des mots ton père je suis muscles de bonjour virgule encre rouge

Point rouge encre virgule ton ton père père je remplis de mots muscles des bonjours point

proposition n° 19

D’abord la musique, comme un sirop qui s’insinue partout à travers les couloirs d’enregistrements où elle se trouve prise entre une conversation en langue étrangère, logorrhée ininterrompue et constamment entretenue, et la main, seule visible de l’autre côté des barrières, piochant méticuleusement dans un sac bruissant, des miettes d’une chimie croustillante et odorante, sous les haut-parleurs, des écrans, des annonces, en plusieurs langues, informations continues sur l’état planétaire, des images et les roulements des caddies tressautant sur les raccords des dalles, sonneries variées de téléphones cellulaires, pianotages frénétiques sur des ordinateurs, des hommes en complet veston tirant leur bagage, des femmes, des enfants aux vêtements colorés, empêtrés dans leurs trop nombreux sacs, un Africain en short et t-shirt à manches courtes, les regards vides des visages fermés, traits tirés, l’éclat des néons infuse en flash au travers de lunettes noires, sur les trottoirs roulants des silhouettes informes se croisent, étrange ballet multiplié à l’infini par les surfaces vitrées, les dalles brillantes du sol doublant comiquement, les renvoyant à l’envers, les paires de jambes immobiles ou en mouvement au-dessus des torses, uniques, une voix féminine froide et mécanique prononce, à chaque passage plus ou moins fréquent devant la cellule, la fin du trottoir roulant — mind your step — musique étrange, irritante, qui exacerbe encore l’attente. On entend, en écho légèrement décalé, la même voix impersonnelle annoncer la fin du trottoir roulant suivant, à travers les verrières elle observe, en contrebas de l’esplanade, le balai incessant des longs bus blancs tous frappés du même logo, sous les larges auvents en éventails où débarquent et embarquent les équipages, tous, en file indienne, hommes et femmes, uniformes bleu marine tractant la même valise et, quittant le bâtiment en suivant les larges rayures blanches du passage, tous, ou presque, le buste légèrement penché pour allumer la première ou la ixième cigarette, le portable à l’oreille déposant au creux d’autres oreilles des bonjour ou au revoir, tandis qu’à intervalles plus ou moins longs, le sol vibre sous les décollages, elle perçoit le souffle des réacteurs, les brusques changements d’intensité, modifications du régime de l’appareil roulant derrière un obstacle — immeubles de la compagnie — ou changeant de direction au sol, les quelques personnes, en civil ou en uniforme, sortis sur l’esplanade de béton, fument seuls ou par petits groupes, bavardent devant l’entrée où un homme, chaussé de curieuses chaussures de cuir rouge, est vêtu de bleu marine, sans qu’elle puisse dire s’il s’agit d’un uniforme, il fait, sans arrêt quelques pas entre le banc de ciment et le grillage à l’arrivée d’un nouveau bus tout en consultant fréquemment son portable. Quelques minutes plus tard, une jeune femme sortira de l’immeuble et se frayera un passage entre les groupes de fumeurs pour se jeter dans ses bras.

Elle suit le marquage, couloirs des différents points d’arrêt des appareils, lettres oranges sur rectangles à fond noir bordés d’orange avec les cônes rouges et blancs délimitant le profil de l’avion au sol, les lignes rouges matérialisant la zone d’évolution contrôlée où l’on ne doit pas entrer en marche arrière — sauf si l’on est guidé — et l’interdiction pour un véhicule, d’évoluer sous les ailes. Les longues passerelles d’embarquement, passages à tête mobile se mettent en place ou reculent. Après les atterrissages, les avions suivent les lignes jaunes de guidage sur le taxiway jusqu’aux postes de stationnements, une mire indiquant l’axe, la distance, le type avion — toujours aller vers le vert — Attente, dans le long tube du terminal E résonnent des valses de Chopin, jouées sur un piano droit, une jeune fille, elle ne voit que le haut de sa tête, cheveux lisses, jeu fluide, rapidité et clarté des traits, tandis que dans son dos décollent d’autres appareils. En bas de l’escalier conduisant à l’avion, elle croit reconnaitre un rire : trois notes en suspens au milieu des voix d’uniforme bleu marine, voix revêtues de mots automatiques. Attente. Préparation des vols, des bureaux portes ouvertes sur d’autres couloirs blancs, des sonneries de téléphone, des voix d’hommes dans une langue étrange, étrangère et sur la baie vitrée en rouge et blanc, les fuseaux horaires. Des pages couvertes de phrases comme des paysages, passages, champs labourés de mots. Salle d’attente, elle écrit sur des bouts d’enveloppe, toujours entre deux portes claquées, couloirs de pas, de bruits. Elle a oublié le numéro de la porte d’embarquement, ici on vend des boites alignées de Curry Chicken et de chocolats au lait au durian, un bébé pleure. Elle a chaud. Combien de kilomètres de couloirs parcourus ? En promenant une valise, un sac ? Encore de longues lignes jaunes et noires sur le bitume de la piste dessinant de sinueuses arabesques se croisant, s’écartant, nouées, dénouées avec élégance, à mesure que l’avion roule sur la piste la roulette de nez claquant sur la bande centrale. Combien de fois ses bagages défaits puis recommencés, chemises blanches repassées et chaussettes noires — quel est le contraire de dépareillées ? — On annonce plus de treize heures de vol. Les visages innombrables, les sourires interchangeables, sous des casquettes et des voix de toutes les couleurs sur la moquette marron à lunes rouges et blanches. Il faut tendre la main pour saisir la flute et elle perd la page, le fil est à reprendre après chaque gorgée. Elle se laisse. Les portes et issues sont fermées par les membres d’équipage. Son voisin lit un journal et boit de l’eau plate, quelques turbulences sont à prévoir au-dessus de l’Inde, east-part and the black sea, flight time tonight. Couloirs aériens. Rain and showers expected in Paris.

L’anticollision coupé, signe pour le personnel du sol qu’ils peuvent approcher, passerelles de débarquement. Fin du voyage.

proposition n° 20

Une courte lame de lumière vient, depuis la Rue Croix-d’or, couper en une diagonale le mur Sud du Passage, sur lequel affleurent en vagues les irrégularités du crépi bosselé. Au creux de légères crevasses, s’agglomèrent des filaments de toiles d’araignées, de tabac froid et de cendres d’une cigarette blonde, écrasée ici en fin d’après-midi — le mégot, jeté au pied du mur, a été depuis, involontairement déplacé plusieurs fois du bout des pieds par les quelques passants, une dizaine, empruntant le Passage — et des poussières noires issues de suies d’anciens feux de bois et de charbon, des pollens, des déchiquetures de feuilles arrachées aux tilleuls de l’impasse Mgr Garnier jouxtant la cathédrale, mêlés à ceux plus anciens venus du parc du château, emportés puis déposés au hasard des tourbillons du vent, ainsi que des confettis délavés d’un vieux carnaval et des brins de paille amalgamées à la croute du vieil enduit.
Sur le sol du Passage, coté rue Croix-d’or, un ticket de bus plié en deux : Ligne Chrono A l’INSEEC/Université Jacob, un bouton de nacre percé de deux trous, et un fragment dentelé d’affiche arrachée AZZ À VIEN.

Pas d’ouvertures côté Passage, mais, derrière le mur, quatre pièces s’empilent — toutes à peu près de mêmes dimensions — La réserve du coiffeur de la Place, remplie de serviettes de toilettes et peignoirs propres, soigneusement pliés et rangés, ainsi que des produits servant au commerce ; la pièce du deuxième étage aménagée en bibliothèque : tous les livres, principalement des éditions de poche en bon état, portent sur le feuillet de garde les trois initiales SNB du propriétaire-lecteur inscrites au stylo plume encre bleue, certaines légèrement imprimées à l’envers sur l’autre garde, sont rangés par ordre alphabétique d’auteurs ; dans la pièce vide du troisième étage, dont les murs viennent d’être débarrassés des couches successives de papiers peints — près de la fenêtre ouverte sur la Place et encadrée des deux pots à feu surmontant l’entrée du Passage, les déchirures en ont révélés jusqu’à six, leurs couleurs variant du beige au vert foncé — sur l’un des murs, encore intact — papier peint beige à motifs d’épis vert olive — est restée accrochée une toile représentant un moulin avec sa roue à aube au-dessus d’un ruisseau.

Le moteur d’un véhicule au démarrage se fait entendre depuis la rue, s’amplifie à l’ouverture du Passage et décroit en direction du théâtre. Les vapeurs d’échappement du moteur à essence mal réglé stagnent dans le boyau et se mêlent aux odeurs méphitiques et tièdes de la bouche d’égout située au centre du couloir, près du puits de jour. Un chat se faufile le long du mur, marque un temps d’arrêt à la sortie côté cathédrale, où il attend, pelotonné, semblant observer la place qui n’est plus éclairée que par les réverbères à l’angle des rues de la Métropole et Saint-Réal, puis il continue sa route, son corps souple épousant l’ouverture. Son passage a soulevé un papier gras, jeté là en début de soirée.

La danse vibrionnante des moucherons, moustiques et papillons nocturnes entretient un halo constant autour de la lampe éclairée sous le Passage, avec quelquefois le grésillement ténu de leurs corps venus se brûler à la lumière.

La silhouette d’un homme assez corpulent, traverse le couloir depuis la rue Croix-d’or. Tête penchée sur la droite il parle écoute-moi, écoute-moi s’il te plait, je fais ce que je peux, j’arrive, tout en avançant il promène de sa main gauche un objet métallique égratignant tout le long du mur, y imprimant la fine ligne claire d’un horizon mouvant. Une sorte de rosée perlée a colonisé tout l’espace du sol aux murs jusqu’aux fissures les plus infimes, chaque centimètre carré couvert de minuscules et régulières bulles serrées sur lesquelles ses pas se sont imprimés, écrasant les gouttelettes. Chaussures homme pointure 43, semelles à chevrons légèrement usées au talon.

Une sonnerie de téléphone, interrompue par une voix de femme au bout de la troisième répétant de plus en plus fort Allo, Allo, c’est toi Mireille ? Attends, ne quitte pas, puis une fenêtre que l’on ferme bruyamment.

Par une autre fenêtre, située plus haut, les premières mesures du Cum Dederit du Nisi Dominus de Vivaldi envahissent le puits de jour. Le volume poussé à fond afin d’entendre l’entrée de la voix — dans l’interprétation du contreténor Andreas Scholl, avec l’australian brandenburg orchestra dirigé par Paul Dyer — après les mesures d’entrée de l’orchestre, mesures en douze-huit, sol mineur, le sol sol sol, en rythme noire croche quatre fois par mesures — noire croche noire croche noire croche noire croche — puis, à la mesure onze la voix qui monte depuis la nuance pianissimo ré croche cum sol noire de- sol croche de- sol noire rit la croche di- sib noire lec- do croche tis ré noire sui- sib croche is ré noire pointée reliée ré croche mib double croche do croche sib noire pointée reliée sib croche do double croche sol noire pointée reliée à sol croche pointée sib double croche do croche ré croche pointée do double croche sib croche la croche pointée sol double croche fa dièse croche – mélismes sur la syllabe som – jusqu’à la mesure quinze : deux blanches pointées reliées à blanche pointée mesure seize som- fa dièse blanche pointée num.

Cum dederit dilectis suis somnum [1]

proposition n°21

Morceau de mur taché d’humidité, auréoles grises, taches jaunes pâles, épaisseur des retouches de badigeon blanc en formes vagues de nuages, de papillons. Légère fissure blanche cernant un ilot beige foncé. Signature en travers sur le mur blanc, difficile à déchiffrer, S ou G majuscule puis unloz, ou anloz en gris, le L couronné d’une feuille dentelée peinte en vert et le Z allant presque jusqu’à toucher une épine marron peinte sur l’arête du mur. Une fleur bleue à quatre pétales ouverts deux par deux, de part et d’autre d’un long pistil jaune, tout au bout d’une tige recourbée depuis l’épine sur l’arête du mur et deux feuilles à deux lobes puis, plus haut, deux feuilles simples. Un triangle marron bordé d’un trait rouge sur un fond bleu ciel, dans le triangle on perçoit d’anciennes formes, un ton plus rose, mais devenues indéchiffrables. La statue d’un homme barbu cheveux courts, bouclés et châtains, le visage peint en jaune, vêtu d’une robe bleu foncé et d’un manteau marron à bordure dorée, sa main droite est manquante. Sur son bras gauche replié, il porte un enfant sans tête vêtu d’une robe argentée. La statue enfant sans tête tient quelque chose dans sa main gauche refermée, peut-être un oiseau minuscule gris et blanc, sa main droite est levée, l’index tendu devant la barbe de l’homme. Un pan de mur beige près du plafond, une sorte de fleur de lis ocre répétée deux fois en bas et deux fois en haut d’une figure en peinture rouge, à l’intérieur de l’espace ainsi délimité, de très petites fleurs champêtres emmêlées, ocre et rouge. Une fine poutre de bois mais assez grossière, sur laquelle ont été posés des morceaux d’ardoise de différentes tailles, des cailloux gris, des noms, des messages écrits à la craie sur chaque morceau, Martin, Lisa, Merci, sur l’un des cailloux, un mot illisible. Entre les ardoises et les cailloux, une épée d’enfant, une simple branche taillée comme un gros crayon et un minuscule ange blanc. Le pommeau de l’épée, deux départs de branche opposés, coupés à quelques centimètres, l’épée posée contre un pan de mur en planches peintes en blanc, une ferrure, également peinte de la même couleur, un socle en plâtre de couleur ocre sur lequel deux feuilles dentelées se séparent puis se réunissent pour former une sorte de cœur cachant à moitié une troisième feuille identique mais ouverte à plat et décorée de sept petites boules. Le socle s’amincissant reprend le même dessin en plus petit juste sous le premier. Des dalles blanches au soleil, des touffes d’herbes de différentes couleurs, du jaune au vert. Un écusson bleu avec, au centre, un monogramme ND ou NN en vert, le bas des lettres réunis par deux courtes arabesques évoquant un cœur non refermé. Sous l’écusson, deux pointes vertes des mêmes tiges à épines — ou feuilles dentelées — de l’arête du mur. Un morceau de ruban bleu portant cinq points rouges. Une grille en fer forgé, barreaux de section carrée, deux clous à tête très large, à motifs d’étoile. Un bouquet fané de fleurs des champs, pissenlits et marguerites, liées d’un brin de graminée. Une ligne très fine délimitant deux parties d’un mur, blanc au-dessus, beige rosé au-dessous. Des dalles inégales de pierres rectangulaires, certaines avec des manques. Le bas arrondi d’une palissade en bois. Un bouquet de campanules bleues. L’ombre bleutée d’une niche creusée dans le mur. Le bosselé du mur, les différents raccords de plâtre épaissi avec des écaillures. Une touffe d’herbe striée par l’ombre de la palissade de bois. Deux fins traits parallèles très marqués imprimés sur une pierre.

proposition n°22

Coup de foudre en plein mois d’Août. Et partage de la toute première maison. Toutes portes ouvertes. Au dehors, son ombre étendue sur la cour. Le chien jaune de la ferme venait s’y coucher, les poules grattaient la terre.

Un pas sur les marches, un invité, et c’était la fête. La cuisine comme lieu où se rassembler, se retrouver. Ils ouvraient des placards à portes de chêne et délivraient ensemble le fatras de vieilles faïences à fleurettes dépareillées. Ils s’inventaient des réceptions à services, des fonctions de maitre d’hôtel, de crédencier, de bouteiller et d’échanson. Se nourrissant d’odeurs. Ils mêlaient leurs verres et leurs verbes à toutes leurs cigarettes et leurs musiques résonnaient à travers les deux salons aux boiseries ternies. La longue table les recevait, les retenait encore jusqu’au soir. Ils ne voyaient plus la cour. A l’heure où la suspension s’allumait aux fonds des tasses à bergères. Ils pouvaient se croire tous ensemble seuls au monde.

Parfois au plus chaud de la journée, elle rentrait, étalait ses mains sur la table, les laissait divaguer le long des veines luisantes. Ses bras étendus sur le bois ciré de plusieurs siècles. Elle s’y trempait comme dans une rivière. Y roulait sa tête, tout près de l’odeur légèrement écœurante et grasse de très anciennes cuisines. Y parlait la bouche pleine. Y lisait en mangeant. Les jambes allongées sur la paille abimée des chaises. Le robinet musiquait sur la longue pierre de l’évier sous la fenêtre où les mouches, les abeilles, se heurtaient en bourdonnant, prisonnières des vantaux ouverts. Elle s’endormait. Faisait des rêves courts de ruisseaux. Parfois, le chien, aventuré à l’intérieur, venait la bousculer.

proposition n°23

L’allée sous les arbres au centre du Boulevard de la Colonne. Peu empruntée, les passants préférant sans doute les trottoirs côté commerces. Elle marche là, en regardant ses pieds. Elle se souvient de la longueur de l’allée, du revêtement usé et qu’à chaque fois, elle s’y inventait un parcours différent. Ralentissant ou accélérant le pas pour gagner les surfaces plus lisses, plus égales, parfois sautant par-dessus un nid-de-poule, un accroc plus ou moins profond, plus ou moins large dans le goudron.

Le chemin des Charmettes. Sortie de la ville, la promenade longe une route. Rejoint des arbres. Des jardins aperçus par-delà des murs. Une maison grise, un long mur. La maison de Jean-Jacques Rousseau ? Elle n’en savait rien.

La cour du palais de justice. Ses quatre façades à colonnes toutes identiques. Les deux immenses portes ouvertes en face à face. L’une donnant sur la Place l’autre sur le jardin. Certains soirs elle vient y tourner en patins à roulettes, ronde entre les quatre murs sous les arcades.

La rue J-P Veyrat conduit à l’escalier du château. Quelques marches, puis l’ouverture de la herse coupe la perspective depuis la rue, empêchant de voir l’ensemble de la montée. D’épais murs d’enceinte réduisent l’espace de la petite rue de la Trésorerie alors que, côté faubourg, le bas Maché, pourtant situé sous le château, est simplement bordé d’arbres, sans aucune trace de fortifications.

Le grand bassin à jet d’eau de la Poste. On l’aperçoit depuis le jardin du Verney. À travers les arbres, une lueur blanche. De là où elle l’observe, elle voit monter le jet puissant plus haut que le bâtiment de la poste puis la masse liquide retomber dans le bassin. L’eau constamment en mouvement à travers l’ondulation des feuilles.

proposition n°24

Le 12 Juin 2018, la presse locale titrait, Voici à quoi va ressembler le Boulevard de la Colonne. Déjà, le 4 décembre 2017, le même journal mentionnait les deux platanes du Boulevard abattus ce matin-là. Et le 11 Mai de la même année, un vote était organisé par le quotidien afin que les lecteurs se prononcent en faveur de tel ou tel projet d’aménagement du lieu.

Le vingt-et-unième siècle souhaite ramener le végétal dans la ville et inviter les passants à profiter de l’ombre des arbres. C’est presque un slogan : le vert comme unité. En dégageant le pied des arbres, en décapant et décroutant, on crée ainsi des sortes de petits jardins carrés. Le sol va être hydro gommé, précise encore l’article. Au promeneur, au citadin, d’accepter les rustines, car, comme l’explique l’architecte interviewé, en milieu urbain ce sont les sols qui coutent le plus cher. La végétation, pour l’instant un peu ingrate, vient d’être plantée dans des bacs de bois.

En visitant le site informatique de la ville, un diaporama montre quelques personnes rassemblées autour d’un écriteau. Une tache verte de forme arrondie a été découpée sur un fond blanc. A l’intérieur du nuage ainsi formé, des lettres évidées : CHAMBOULE TOUT. Sur l’image suivante, des passants, seuls ou à plusieurs, consultent de grands panneaux d’affichages jaunes ou verts : Réactivation Paysagère. Près des panneaux, une brouette avec des plantes et deux poubelles empilées. Sur la troisième photo, des personnes, portant toutes un gilet jaune, sont à genoux ou courbées vers le sol, et réalisent des pochoirs à la bombe de peinture vert pomme — motifs de feuilles de platane, d’étoiles et le fameux slogan CHAMBOULE TOUT — sur le revêtement du boulevard. Un autre cliché montre des groupes de promeneurs – plutôt des silhouettes — déambulant sous les arbres, à travers l’espace lisse et lumineux.

Sur le même sujet, d’autres thèmes sont abordés : Redonner sa place au végétal, Un nouveau lieu de convivialité, Un espace partagé, Le calendrier des travaux, Venez repeindre les bancs de la Colonne.

L’association Les Copains du Vieux C a posté un très vieux plan colorié où l’on peut deviner que le Boulevard de la Colonne est venu occuper l’emplacement d’un ancien rempart et fossé entourant la ville au quatorzième siècle. On y voit déjà, matérialisée par de petits ronds coloriés en vert, la double rangée d’arbres. Il reste les tours des remparts, mais l’article évoque leur mauvais état et le fait qu’elles n’avaient plus d’utilité militaire. La ville les louait. La promenade est aménagée après la période révolutionnaire qui détruit ce qu’il restait à détruire. De nouveaux arbres sont plantés et les citadins de la fin du dix-huitième siècle peuvent ainsi, tout en profitant de la promenade ombragée, rejoindre le jardin du Verney.

L’association se dit très attachée au tracé historique de cette artère de la ville, et c’est très favorablement qu’ils souhaitent le maintien du double alignement d’arbres. On déplore toutefois le fait que les platanes soient si allergisants et malheureusement implantés dans un élément végétal trop réduit – sous-sol encore occupé par les abris de la guerre – On ne s’opposerait pas à leur remplacement par des variétés d’essences embellissant le site.

Suivent deux reproductions de cartes postales — Clichés Libraire P — sur l’une, l’ordonnance des arbres est encore soulignée par la taille soigneuse, formant un alignement de cubes végétaux, tous de même forme et de hauteur identique. En raison de la vue en contre-plongée, les couples de promeneurs apparaissant à la sortie du tunnel végétal ont l’air minuscules. Sur l’autre, la statue de La Sasson, érigée en 1892 — date du rattachement du département à la France – représente une femme corpulente, vêtue d’une robe à godets et chaussée de souliers de géant. Elle retient dans ses bras un drapeau et trône du haut de son socle en béton, posé sur un petit jardin, lui-même ceint d’une épaisse grille ouvragée. Derrière elle et comme diminués, les arbres nus de la promenade, photographiée en hiver.

Les lieux seront bombardés en 1944.

Elle, tout ce qui l’intéresse en suivant le boulevard, c’est le jeu qu’elle vient d’inventer. Marcher en regardant le sol. Se raconter l’histoire d’une vie entière sous les arbres. Si le goudron sous ses pas est lisse, rien à signaler. S’il y a des accrocs, des manques, des trous, des reprises, alors, la vie se complique. Maladies, plus ou moins sévères en fonction de la profondeur des accidents du revêtement — de la rage de dent à la fracture, de l’appendicite à la péritonite — ennuis de toutes sortes surgis sous ses pieds, ainsi que les résolutions, les solutions à trouver à ces problèmes. Convalescences lors des reprises – cicatrices — plus ou moins réussies dans l’asphalte, avec toujours de possibles rechutes, voire des catastrophes encore plus terribles pour le cas de trous profonds où le pied se tord. Si deux accrocs dans le revêtement se touchent, alors peut-être évoquer une rencontre avec coup de foudre ou retrouvailles simplement amicale. La longueur du couloir mesurait l’espérance de vie, mais elle peut toujours choisir de la traverser en courant, sans rencontrer le moindre problème, ou bien ralentir son pas, faire des détours au bord des arbres, suivre tous les contours des accidents et reprises dans la chaussée à la poursuite d’une biographie fleuve ponctuée des épreuves les plus incroyables. Le bout du boulevard signifiait, de toutes façons, la mort.

proposition n°25

Sa ville a commencé sur la droite après la sortie du passage. Pourtant elle se voit sortir par la gauche, sans doute vers le théâtre et l’appartement qu’elle a occupé juste en face. Elle ne sait plus combien d’années elle y a vécu. Elle ne sait plus très bien depuis combien de temps elle en est partie. Ce serait pourtant facile à calculer. Mais ce qui est sûr maintenant c’est que sa ville le sentiment de sa ville sont nés là. Précisément. Sur la gauche à la sortie du passage. Pas d’endroit précisément comme le pourraient être ces lieux marqués d’une stèle ou d’une plaque commémorative pour signaler qu’ici il s’est passé ceci en telle année. Le lieu est fixé dans une lumière, celle de la mi-journée avec le soleil à l’aplomb. Pas d’ombre autour d’elle. La saison dans laquelle elle se voit revenir est surement l’été et elle ignore pourquoi. C’est une saison qu’elle n’apprécie pas particulièrement. Mais il est certain que ce n’est pas l’hiver. L’heure a sans doute son importance aussi. Même si elle d’abord envisagé la lumière zénithale. Les ombres très courtes et contrastées. Dans son esprit il est plutôt seize heures lorsqu’elle écrit. Elle y est revenue depuis mais elle ne s’y voit plus. Sa silhouette reste très vague mais jeune, plus jeune qu’aujourd’hui c’est certain. Et les personnages qui pourraient s’y mouvoir. À part deux ou trois personnes. Les autres, elle ne les voit plus. Le lieu lui apparait vidé de ses habitants. Alors que c’est justement l’activité qui lui a plu dans la rue Croix-d’or. Mais la période qu’elle évoque c’est encore l’enfance. C’est sans doute pour cette raison. Trop de temps a passé entre ses deux séjours. Et quelle langue y parler. Elle n’entend plus rien. Le passage est constamment dans le noir avec la lumière venue de la rue. Derrière elle c’est vague. Une large tache claire. Rien d’autre. Peu de bruits, de sons, ni de voix, peut-être, des cloches. Seulement un chien qui aboie derrière la porte d’un appartement voisin. Des voix, la nuit dans la rue aux sorties du théâtre. C’est tout. Pourtant lorsqu’elle dessine elle sait bien que c’est l’ombre autour des objets qui leur donne leur consistance. Sa ville est un terrain de vague. À part le théâtre et les deux cinémas. Les écoles aussi. Et pourquoi, ce souvenir qui l’encombre depuis elle se souvient d’une odeur de poivre — de çà, elle en est certaine – et elle revoit précisément le lieu. Le bas de la rue Jean-Pierre Veyrat à l’instant où elle s’apprête à traverser la rue, c’est là qu’elle rencontre l’odeur. Souvenir de presque cinquante ans, c’est idiot. Elle pourrait aussi retrouver en mots l’odeur du magasin d’antiquités. Peut-être quelques objets très précis. Mais aucun goût n’est relié à cette ville. Pourtant, elle pourrait sans peine évoquer le goût de Venise de Rome de New-York de San-Francisco de Boston de Tokyo de Mexico d’Abu-Dhabi de Séoul de Ho-Chi-Minh-Ville mais de C aucun. Elle y a mangé c’est sûr. Cette ville est colorée de jaunes et d’ocres beaucoup de gris des pierres mais n’a aucun goût. Impossible de suivre l’itinéraire des amies d’alors. Leurs visages, oui, très précisément. Leurs adresses de l’époque aussi. Elle se souvient encore du nom de son professeur de français en sixième. Ainsi que de cette jeune et jolie vendeuse déclarant à sa collègue — tout en encaissant l’achat de la veste écossaise qu’elle aimerait longtemps — si on m’annonçait sa mort là maintenant je crois que ça ne me ferait rien. Pourquoi ces quelques souvenirs très précis et presque rien d’autre.

proposition n°26

La ville commençait à l’arrêt du car. Elle attendait, se préparait à la ville dès qu’il avait stoppé, après avoir décrit cette grande courbe d’approche où on pouvait le voir en entier. Elle avançait dans l’odeur du gas-oil et le ronronnement du moteur au point mort. La ville se précipitait sous les roues aussi hautes qu’elle, se reflétait dans la rutilance des enjoliveurs, jusqu’au nombre des écrous, l’ouverture pneumatique de la porte pliante qui l’acceptait avec, à l’intérieur, l’odeur des sièges en skaï. Le ticket acheté. La monnaie à ranger. Trouver une place — la meilleure étant celle située sur la roue avant — Puis sentir monter, sous le plancher, sous les pieds, le son du gravier lentement écrasé. Se loger la joue contre le froid lisse de la vitre et laisser le paysage y glisser au bord des yeux entrouverts, éblouis tandis que s’établit dans tout le corps la légère ébriété due au transport.

La ville aussi, comme aboutissement du seul voyage.

La ville se donnait par les mots, les noms — des quartiers, des rues — déchiffrés au passage. Elle n’y vivait pas encore. Mais, surtout, la ville se découvrait au réveil, trop tôt le matin pour se lever, quand allongée, étirée puis blottie encore dans le lit improvisé sur le sofa, juste une nuit, un matin dans la chambre que sa mère louait chez Mme Viollet. Rue Croix-d’or. Années soixante-cinq ou six. Il fait noir encore mais la rumeur s’organise, en bas, et monte. En même temps qu’une lueur apparue au travers des rainures des persiennes et des fenêtres fermées est venue se poser sur le tableau du moulin – le seul souvenir de la chambre inconnue, ce tableau très sombre au-dessus du sofa — . Avec le bruit. Mais, non, ce n’est pas du bruit, c’est, pour elle, une présence. Rien qu’un bourdonnement, des paroles d’insectes venues frapper aux vitres. Un monde habité mis en mouvement. Livraisons matinales. Yeux fermés-ouverts dans le demi-jour, elle écoute. Le ventre maternel et maternant de la ville dans le crépuscule rouge des lourds rideaux. Chocs de métal. Moteur au ralenti. Les caisses remplies des berlingots triangulaires, carton et plastique, de lait, empilées sur le trottoir.

proposition n°27

Toujours chercher des yeux côté passager, la rotonde des chemins de fer derrière le fatras des toits, des arbres trop poussés, et du même regard balayant accepter la silhouette du Granier au fond, repérer sur le flanc une nouvelle coulée d’éboulement plus claire. Toujours elle ne peut s’empêcher d’y jeter un regard et juste avant l’entrée sous le tunnel des Monts après avoir machinalement adapté sa vitesse — se rappelant le contrôle-radar à cet endroit précis, cherchant la petite cabine grise cernée de bandes jaunes et noires, et que l’une des dernières fois elle s’y était fait prendre, un point de retiré sur son permis – et levé la tête vers les maisons posées en rang juste au-dessus, bordant la falaise comme à l’abri derrière la courte bordure de végétation, qui les empêcherait de chuter, vers le panneau rectangulaire à l’effigie de J-J Rousseau souriant légèrement en gris et blanc — elle déteste cet air mièvre et légèrement narquois du bonhomme, l’ombre mignarde blottie au coin des lèvres, les yeux plissés mais pas trop et le teint de poupée rosi aux joues, même en noir et blanc — et la phrase Ici commence le court bonheur de ma vie. Se rappeler tout cela et les réunir en un seul coup d’œil, sans perdre de vue la vitesse autorisée, le compteur, les autres véhicules la cernant et la trajectoire. Elle aurait auparavant baissé le volume de la radio ou de l’album qui passait pour mieux voir, retrouver et réunir en un temps record le concentré. Résumé défilant de la ville sans les hommes. Des murs, des toits, des arbres, des montagnes et le ciel planant au dessus. La sortie qu’elle a raté. On lui avait pourtant dit, tu prendras. Elle ne s’est plus souvenue quelle direction au moment de. Tout est allé trop vite. Tout va toujours trop vite. C’est la première fois qu’elle y revient seule. Elle est attendue, quelque part dans telle rue, tel numéro, qu’elle ne se souvient pas d’avoir connu autrement que délabré et non habité à l’époque. Les rues, la vitesse réduite, les yeux qui cherchent les directions, celles qu’on croit reconnaitre, les nouvelles à apprivoiser, les sens interdits qui détournent du but, les piétons. Puis enfin, moteur coupé, porte ouverte. Y poser le pied. S’y lever. Y marcher de travers à travers. Y insérer son corps d’adulte. La ville soudain arrêtée, dense. Aller à sa rencontre, ses bâtiments à la banalité grise d’un coup trop étriqués, l’école d’application Paul-Bert devenue Centre Communal d’Action Sociale. Avec l’étourdissement due à la vitesse qui diminue. Vers où se diriger ?

proposition n°28

L’ombre d’un arbre sur laquelle on roule -– un arbre à l’angle du Boulevard de la Colonne et qui divise en deux parties inégales le boulevard où circulent les voitures et une partie ombragée de la promenade piétonne. Le trait sombre emporté vers l’arrière, laissé au coin d’un immeuble. La silhouette d’une femme vêtue d’une robe claire arrêtée au bord du trottoir. Et qui sourit en levant la main. Maintenant la rue pile en face dont le sommet semble collé au ciel. La première 2CV c’était la liberté. La liberté donnait le vertige et un peu mal au cœur. Installée à l’avant sur le siège en toile, et, grâce à la suspension très souple, voici que les rues se mettaient à onduler. Les yeux au ras du pare-brise ne rencontraient que le haut des immeubles, la verdure des arbres, un feu seulement rouge, le sommet des panneaux indicateurs montant-descendant dans un mouvement chaotique qui finissait par se stabiliser, les sauts rapetissant rapprochaient de l’horizontalité et le moteur poussé dans les premiers rapports reléguait la ville loin derrière les décibels. En face du passager, à hauteur de menton d’adulte ou d’yeux d’enfant, le volet d’aération ouvert en grand faisait apparaitre le milieu des rues animées des roues des véhicules et de quelques paires de jambes chaussées de diverses formes de souliers ainsi que le bord des trottoirs où soudain le torse d’un piéton engagé. Sur le coté, la vue mouvementée se trouvait barrée par la vitre coupée par le joint de la partie basculante qui raturait d’un épais trait noir, les piétons, les murs, les arbres, les vitrines, et dans le rétroviseur de la porte côté conducteur, on pouvait voir défiler une minuscule portion d’asphalte et des herbes du bord, un bloc de couleur de l’avant d’un véhicule, le tout pris dans la forme d’un verre de lunette. En été, la capote roulée-ficelée vers l’arrière, on avançait en creusant, la tête levée, une route à travers le ciel et les arbres, les toits, le sommet des monuments.

proposition n°29

Le quintette de Chostakovitch. Elle le reconnait. Le quintette avec piano, mais sans les cordes. Rien que la partie piano. Le grand accord en blanches de l’entrée, le piano tout nu dans le début du Lento, nuance forte, puis les doubles-croches la sib do ré mib et le fa qui plane un moment. Ça vient de là, en face, un étage plus bas. Ces trois hautes fenêtres-là, jamais ouvertes, les trois mêmes rideaux blancs, voilage assez lourd qui ne laisse rien voir au travers. Mais entendre. Elle a toujours aimé ça, entendre, surtout le piano, par hasard, comme ça, dans la rue. Quelqu’un travaille, elle imagine. Elle s’arrête toujours pour écouter, voler, un peu du son. D’autres fois, l’une des trois fenêtres entrebâillée, mais à peine, mais pas de son. Une main, une cigarette se consumant au bout, tout au bout et dépassant à peine entre index et majeur. Rien que la main par la fenêtre, une main élégante, pour ce qu’elle en voit, un poignet fin, une manche de chemise claire, à peine un centimètre de tissu. De longs doigts. Des veines un peu saillantes sur le dos de la main. Une main de pianiste, fine aux longs doigts agiles et qui parle à la fenêtre, qui dessine des arabesques moelleuses que la fumée, plus légère encore, suit. Une main qui continue de dire des choses quand le piano s’est tu. Avec des doigts nerveux qui ne s’empêtrent sûrement jamais dans les polyphonies. Un poignet à jouer le doigt dans le miel, à faire mourir le son sans quitter la touche. Une main à jouer des dixièmes. Mais il y a des mains de pianistes carrées ou des toutes rondes, ça ne veut rien dire. De temps en temps, la main disparait. Elle l’attend. Elle est soulagée lorsqu’elle réapparait. Rien que la main dans l’entrebâillement de la fenêtre. Une main chef-d’orchestre qui conduit et écoute lorsqu’elle se pose en l’air, un instant en arrêt — sa respiration à elle coupée — planant au-dessus de l’appui de bois. C’est une main droite, elle a oublié de le mentionner. Une très belle main, comme seules les mains — quelques-unes — savent l’être. Une main-oiseau qui semble exister seule. Des ongles courts, mais ça, elle l’imagine. Une main entre deux âges, qui rythme un chant intérieur ou une conversation ? De professeur à élève, peut-être ? Elle s’est renseignée, personne ici ne donne de cours. Oui, il y a bien un piano que l’on entend de temps en temps, oui, ça, oui, mais on ne sait rien de plus.

proposition n°30

Toujours la peur de manquer le train les précipitait : le voir se défiler sans eux, demeurés sur le quai, les bras subitement lestés plus lourdement du poids de bagages inutiles en face du tourbillon qui s’emballait, emportant les plus chanceux, agitant leurs mouchoirs, riant aux fenêtres. Cette pensée, qu’ils se retenaient de formuler, paniquait Mamé.

On les déposait. Voisin ou ami pourvu d’un véhicule et disponible mais qu’ils s’en voulaient de déranger, Mamé s’excusait tous les trois mots et Grand-Pierre promettait ses bras dès le retour, en cas de coup de main à donner. L’horaire proposé, quel qu’il soit, pourvu que le dérangement causé en soit ainsi un peu rattrapé, était accepté. Et ils arrivaient tôt. Même après les remerciements conjugués de Mamé et Grand-Pierre, les valises alignées au bord du trottoir et qu’il fallait surveiller comme le lait turbulent sur le feu, il restait encore du temps à gaspiller, et c’était surtout leurs yeux qui en profitaient pour aller où bon leur semblait, car leurs corps, eux, ne bougeaient pas. Restons-là, près des valises, on ne sait jamais disait Mamé qui ne cherchait pas à savoir. Penchée par dessus le guichet, Mamé multipliait les s’ilvousplaitmerci, au crâne du préposé derrière l’hygiaphone puis rangeait dans son porte-monnaie de cuir noir les trois rectangles de cartons qu’elle croirait plusieurs fois égarer. Les valises recomptées, elle se tranquillisait d’une pastille Vichy sur le quai de la petite gare. Parfois, un convoi qui passait sans freiner envoyait tourbillonner les moineaux et quelques papiers. L’odeur de ferraille chaude, de machinerie brutalisée et de créosote les giflait au passage et Mamé étouffait sa crainte dans un mouchoir blanc parfumé de lavande qu’elle plaquait à sa bouche, tout en vérifiant le lustré, déjà poussiéreux, de leurs six chaussures des Dimanches. Un trolley ambulant déambulait lentement le long des voies, faisant tinter des petites bouteilles de boissons fraiches, jus de fruits, eaux de régimes, et les sandwiches crissaient dans leur papier cristal qu’ils regardaient les dépasser. Ils salivaient, juste un peu, mais pour rien. Il n’était pas l’heure. Enfin, ils s’installaient. Après avoir hissé les valises sur les hautes marches d’accès, cherchant un coin où patienter encore, mais assis ! Être les premiers à faire un peu leur tanière. À cette époque les banquettes étaient en skaï, vert, il lui semble. Au-dessus de chacune des quatre places du compartiment, une photo noir et blanc encadrée, des vues touristiques typiques et tristes. Tristes parce que communes, comme si dans chacune des villes n’existaient que des bâtiments historiques et emblématiques, des sites incontournables, que, même sans avoir jamais voyagé, tout un chacun connaissait — Paris et sa cathédrale Notre-Dame toute noire, Le Pont du Gard gris, Chamonix et sa mer de glace dont la blancheur uniforme s’écoulait sur des roches obscures crénelées de mâchoires agressives — le genre de cartes postales aux bords dentelés des tourniquets de bureaux de tabac, avec, imprimés en blanc sur fond noir, le nom du lieu et l’auteur de la prise de vue. Elle se donnait la peine de déchiffrer les quatre légendes de chacune des photos au-dessus des places encore vides. Et puis, jouer avec les rideaux de tissu épais, joliment plissés, se faire gronder des sourcils froncés en silence de Grand-Pierre, faire aller et venir les jambes sous la banquette jusqu’à heurter celle opposée, puis s’en lasser, promener les doigts sur la vitre en dessinant les quais, les arbres, le contour des maisons, lire toutes les consignes en plusieurs langues sur la plaque métallique vissée au rebord de la fenêtre, prière de ne pas se pencher E pericoloso sporgersi Please do not lean out of the window. Mamé déployait bientôt journal et œufs durs, pain et chocolat. Le temps de tout avaler sans laisser de traces, miettes ou taches. Irréprochables, partout et en toutes occasions. Et discrets. Leur statut d’étrangers le recommandait et ils s’y pliaient. Peu à peu, les voix multipliées, s’amplifiaient à travers les couloirs, des portes claquaient, une annonce inaudible matraquait les trottoirs à travers les haut-parleurs. Mamé ouvrait sac et porte-monnaie pour une toute dernière vérification des tickets. Le sifflet, le départ, enfin. Le train s’ébranlait, et les emportait en même temps que les maisons, les petits jardins, les rues, les arbres et les chemins défilant de plus en plus vite. Mamé reposait son inquiétude en se laissant bercer par le mouvement du convoi, dans le rythme installé des roues sur les rails — tatactatoum — cœur battant berçant du voyage. Les têtes bientôt dodelinant, tombaient sur les torses, les lippes pendaient qui laissaient fuiter un filet de salive. Tout à coup, un train lancé en sens inverse les secouait. Ses yeux ouverts, éberlués dans la rumeur, rencontraient le titre du livre où le voisin avait plongé, Michel Butor La Modification, avec la photo noir et blanc d’un train sur la couverture, et sa bouche fermée où les lettres et les mots se formaient, son regard revenant régulièrement à la ligne. Un sourire parfois, allumait sa lumière au visage de l’inconnu. Les arrêts dans les gares, les annonces, le lent départ d’un autre train frôlant le leur les faisait croire à leur avancée, et la stupeur du déséquilibre qui s’en suivait, à la fin du convoi emporté, les décourageait un peu. Poursuivre, en finir avec la douane et la cérémonie des passeports. Ensuite, Mamé respirait mieux, de l’air de chez elle à travers lequel le train repartait à l’assaut de roches changeantes, gris-rose où l’herbe, dans les interstices, poussait drue et bleue. Le lecteur inconnu quittait parfois le compartiment pour fumer dans le couloir. Le livre, posé sur la banquette, laissait alors voir le résumé imprimé sur la dernière page Entre deux femmes entre deux villes alors que le train roule … le temps de son déchiffrage, le cou distendu vers les mots qui absorbaient toute l’attention de ce compagnon de voyage silencieux et il revenait s’y plonger à nouveau. Elle attendait, pour poursuivre la découverte des mots, qu’il quitte à nouveau sa place ou que sa main, dans les mouvements de la lecture se rapproche davantage. Un homme s’abandonne à tout … elle finissait par s’abandonner elle aussi, mais sans rien en savoir. Grand-Pierre attendait l’arrêt à B où il pourrait enfin, d’un coup de canon de Barbera, calmer le tremblement de ses pattes affolées, peu accoutumées à l’immobile, et ses mains, vastes oiseaux tordus congédiés pour un temps de l’aciérie et des jardins ouvriers, se posaient sur le pli rêche du pantalon repassé des Dimanches. C’est dans sa langue retrouvée, les voyelles rallongées par l’ankylose des mois de français gueulé à travers le vacarme des hauts-fourneaux, qu’il commanderait. A son retour, le vin aurait laisser une frontière mauve jouer à ses lèvres minces et Mamé, entre le soulagement de le voir revenu à temps et l’agacement de ce tutoiement installé entre lui et l’alcool, ferait claquer une pastille Vichy toute neuve, la triturant bruyamment contre ses dents, mastiquant des reproches de menthe qu’elle continuerait de taire. Ses yeux s’en iraient chercher une réponse au dehors, plus loin, derrière les quais, les bancs vides, les voies succédées à d’autres se croisant, s’emmêlant là-bas, encore un peu plus loin, dans un lacet sur lequel tapait la lumière et elle apercevrait peut-être d’autres arbres, quelques toits, après les verrières de la gare et, dans un soupir elle nous reviendrait juste un peu plus souriante. Alors, elle rajusterait le foulard de soie artificielle autour de son cou, et ses mains remonteraient vers les cheveux crantés au fer, puis lisseraient la gabardine bleu marine qu’elle n’aurait pas quitter, et se réinstalleraient dans l’attente, sages, sur la jupe noire, et inutiles, commenceraient de triturer le chapelet des histoires à raconter au village depuis l’an dernier. Comme chaque été, ils viennent rouvrir la maison, comme une plaie, dans ce pays qui n’a pas su les nourrir, mais vers lequel tendent toutes leurs attentes dans l’étendue séparant chacun de leur séjour. Le même coup de sifflet, après les mêmes voix entendues à travers le haut-parleur, un rien plus chantantes, la même secousse du départ les projetant vers la destination. Rendus à nouveau silencieux. Litanie, liturgie des gares. Monotonie de la ligne droite — le voyageur lecteur les avait quitté à l’arrêt à B, après avoir rangé le livre dans sa valise, ne la laissant découvrir que la suite de la phrase, tout ce qui lui passe sous les yeux. Elle continuerait de voyager-rêver dans le miroir à travers le reflet des vitres combinant les silhouettes des passagers dans le couloir, accoudés aux fenêtres, ceux restés sur les quais et agitant la main, et les trois rectangles plus clairs de l’ouverture de leur compartiment renvoyant à son tour la fenêtre et tout ce qui s’y inscrivait, flouté par la vitesse. La brusque nuit des tunnels serrait à nouveau leurs tempes et la lampe tarderait à écrire son halo jaune au plafond. Une odeur de vieille graisse, de poussière noire s’insinuerait, s’abattrait sur les têtes.De nouveaux paysages, virgulés de longs cyprès se distingueraient et on lui permettrait d’y installer sa joue alors que, rêvant de basculer, penchée par l’ouverture suspendue au bord et la bouche grande ouverte elle avalerait tout le bleu. E pericoloso sporgersi.

Grand-Pierre toussait et de temps à autre se levait, ses longs bras écartés à la recherche d’appuis pour contrer le roulis, ouvert sous ses pas. On entendait ses quintes ferrailler puis diminuer en sinuant le long du couloir, puis se terrer derrière la porte métallique des toilettes. Elle le savait penché sur la cuvette, au travers de laquelle courait à toute allure la voie et ses poumons bouffés se déployaient, emplis des remugles ammoniaqués de vieilles urines.

Il devait rester un moment près de l’ouverture en soufflet reliant les wagons à regarder les deux plaques métalliques coulisser l’une contre l’autre au rythme du convoi. Il revenait, un peu plus pâle, un peu plus sec, se poser sous le regard de Mamé qui l’interrogeait d’un mouvement léger du menton, d’un pli plus marqué à son front. Il fermait les yeux. La respiration encore un peu sifflait.

Mais dans ce compartiment de troisième classe… 

proposition n°31

EM le répète à chaque fois. Sa question est restée sans réponse. Elle ne sait pas de quoi est morte Mamé. À chaque fois qu’elle revient la voir, chaque été, elles finissent toujours par en parler et EM lui redit encore une fois qu’elle ne sait pas, qu’elle ne saura jamais de quoi est morte Mamé. Elle se pose la question et elle la reprend chaque été. Elle suit maintenant à chaque fois le même itinéraire bien balisé, avec des bifurcations, tu veux un café ? Ne te gène pas, j’espère que tu ne te gènes pas avec moi ? Je vais refaire du café, attends. Celui-là est froid maintenant.

Ensuite, elle recommence — elles en étaient à l’arrivée à l’hôpital, la voiture garée — parfois, elle reprend, elle se gare une seconde fois, puis, se relevant – la boite de gâteaux, elle a omis la boite de gâteaux — insiste, si, si, avec le café, il faut des gâteaux. Elles reviennent à nouveau à l’hôpital, parcourir des couloirs, redire l’attente, les personnes qu’elles ont rencontrées, les saluts, les pourquoi, les comment, les où. La fille de, qui travaille, enfin qui travaillait à cette époque à l’hôpital de, et le père de, qu’elles ont rencontré là, par hasard, qu’est-ce qu’il est devenu aujourd’hui cet homme, il était déjà bien malade à l’époque, et, oui, ça fait trente ans, c’est vrai, il a dû, enfin, il est sûrement, depuis tout ce temps. Elles ont déjà exploré toutes les possibilités, tous les scénarios possibles. Maintenant, trente ans après, elle finit toujours par prononcer la phrase ça n’a plus tellement d’importance aujourd’hui, tu sais. Mais ça ne veut rien dire pour EM qui continue d’attendre derrière des portes blanches battantes, portes derrière lesquelles on a emporté Mamé, le long d’un long couloir blanc, refermé tout au bout sur deux autres portes battantes identiques à celles qui n’en finissent plus d’onduler, de plus en plus faiblement, devant EM et EM ensuite, qui feuillète distraitement tous les magazines usés, cornés, de la petite table au centre de la salle d’attente, et qui finit toujours par se lever, après avoir consulté la petite montre à son poignet pour les quelques pas dans le couloir jusqu’à la porte blanche, à la recherche de quelqu’un, quelque chose qui pourrait lui dire, mais non, et EM qui revient s’asseoir à nouveau, dévisageant tous les patients qui attendent avec elle, ceux qui se lèvent, ceux qui arrivent et qu’elle salue d’un bonjour monsieur-madame — c’est drôle, elle note que personne ne dit au revoir en quittant la salle — . EM qui répète, elle voudrait bien savoir de quoi. Et aussi pour quelle raison le docteur a mis trois heures à venir lui annoncer. Et qu’il lui a annoncé, mais après, elle sépare le mot par deux silences, avant et après, après, oui, et pour quelle raison, après que l’infirmière soit venue lui dire d’aller chercher toutes les affaires. Entre deux portes, le cœur a lâché. C’est ce que l’infirmière a dit, comme ça. Et puis venez chercher ses affaires. Pour une radio. Ça, EM se refuse à l’admettre. Elle continue d’aligner des pourquoi. Depuis presque trente ans. Elle répète que la mort c’est un couloir blanc, un bruit qui manque dans un couloir blanc qui sent l’éther et aussi un peu la serpillière sale. Mais c’est surtout le silence, comme un secret bien gardé dit EM. Elle revient au couloir de linoléum blanc avec de légères stries noires et par-dessus, le bruit du baiser sec et rythmé des chaussures à semelles de caoutchouc du brancardier dans le couloir, sur le linoléum qui venait d’être nettoyé.

proposition n°32

A chaque fois qu’elle est malade, elle fait ce rêve. Il lui semble toujours abandonner de courtes traines de lumière bleu-jaune-rouge, et puis la nuit vient qui les avale entièrement. La ville n’est plus qu’une poussière d’étoiles qui passe sous son corps, et, soudain, elle se trouve sous la voute repeinte à neuf, dans des rues de cumulus à la blancheur aveuglante, intense et vide, qui la portent. Où tout se calme. Le ciel ici, veuf d’ailes. Elle entend toujours Ernest Chausson, avec tous les instruments du quintette qui joueraient ré# la mi, les notes martelées à l’unisson au moment où elle plonge, en montant, dans tout le bleu, le blanc. Une intro Décidé derrière le vibrato des cordes comme une agitation tenue à l’intérieur sous le couvercle d’un ciel sombre qui continue de battre à ses tempes. Puis les mêmes notes reprises en valeurs plus longues. C’est son baptême de l’air au lit du vent où elle brûle maintenant dans l’haleine bleue, mi ré mi ré deux fois, et puis mi fa sol la sol fa la dans la porcelaine délicate de la brume où le piano scintille, à travers les chorégraphies lentes des voix lactées, les ouragans des nébuleuses tachées d’ocelles derrière ses paupières lourdes où se fondent les étoiles. Une tempête, comme un caprice de crépuscule, le balbutiement d’une aube où le jour hésite et s’absente, vers quelque chose d’encore informe qui se propose, et tremble quelque part en elle.

Qu’aucune parole n’aurait encore touché, dans la langueur des extases entre la nuit et la lumière, des chaos sublimes, des boursouflures de l’astre au réveil. Lentement les fastes s’accouchent dans la jeunesse dissolue de l’aurore mais l’exubérante vacuité se déploie sous des astres éteints, les troupeaux blêmes aux prairies neigeuses où des basiliques rouges se déplacent. Jubilations, élections, et guerres de conquête, invasions, infusent ces territoires hors du monde.

Un trou bleu à son écharpe grise traine, s’accroche. Eucharisties, épousailles. La géographie lente des cumulus s’orchestre à l’œil et la chevelure des cirrus qui se démêle et dans laquelle de molles cathédrales dérivent lentement, toutes traversées d’azur. A midi l’écheveau des nuages s’étire, flâne au labyrinthe des carrefours, et le jour s’étale sournoisement. Mais sous l’apparence du radieux, survient l’obscur où les étoiles sont encore cachées sous la présence chantante du bleu, voiles radieuses dont la couleur ne cesse de jubiler, se nourrissant avant l’ombre, près des aplats accueillants, comme des plages où des tracés sinueux se cherchent, des phrases permanentes s’emmêlent.

Et puis, de plus en plus denses, ils montent, jusqu’à former un tapis ouaté qui couvre tout jusque sous le lit, par-dessus l’étendue pleine de raccords, de défauts, comme l’envers d’un ouvrage, dont la ville se recouvre. Elle a chaud, elle transpire du bleu infini, à peine frangé de rose ou de gris.

Le soir, les têtes bordées de feu des cumulus montent encore vers elle tandis que la géographie se fond, tout en bas, dans l’uniforme. Quelques soubresauts, coups d’épaules de présences invisibles qui la bousculent encore, et elle rejoint un monde de guirlandes jetées par-dessus la rumeur des hommes. Un autre jour déjà commencé sous le tapis de nuages. Des plateaux entiers se sont affaissés sur un bleu différent.
Edredons d’herbes et d’ombres par-dessus lesquels viendraient s’égoutter les nuages à ne toucher qu’avec des mots ronds et tendres qui feraient monter leur odeur.

Sur les places, dans les parcs, les arbres se sont peuplés de voix. L’été assomme les murs et la ville se pose à plat sous les pas. Une rue qui monte par-dessus la mer rose des vergers, bordures, frises, avec, dans les ouvertures, des plaines caillouteuses remplies d’eau où le ciel finit par accepter de se poser. Un ciel encore encombré des nuages pâles d’une aube terne, orange pourtant, et qui bombarde le panache de fumée de la cheminée d’en face. Alors, une brutale ondée fait des trottoirs de liquides miroirs où s’allume à l’envers le réverbère. Les avenues s’engorgent de nuages comme des assiettes remplies de floconnements laiteux d’où émergent quelques sommets, dômes soudain comestibles.

Ce matin, un ciel tout tendre et qui sent le pain avance, tandis que tout en bas dans la rue, un homme court à sa rencontre.

proposition n°33

Les lundis et jeudis matins, BonjourChef est toujours là, au milieu de la cour. Il est employé par la Société C en charge de l’entretien des immeubles. Ainsi, tous les lundis et jeudis matins, à partir de six heures trente et par tous les temps, il balaie et distribue ses saluts à tous les résidents de la copropriété, les gratifiant d’un Bon-Jour-Chef ! Trois syllabes accueillant le veilleur de nuit du premier étage qui a terminé sa journée, le livreur de sacs de farine du boulanger, l’insomniaque du deuxième sorti griller sa première cigarette, le propriétaire du petit chien du second en balade matinale, la joggeuse du troisième, la fille des locataires du cinquième de retour d’une fête, Claude qui vient ouvrir le bar et gare son vélo dans l’allée, le médecin du quatrième qui sort sa voiture du garage, le professeur de français pressé car il se rend à pied au lycée de l’autre côté du fleuve, le retraité du premier, déjà à sa fenêtre à observer les allées et venues de chacun.

Elle voudrait dire à ce petit homme tout sec, nerveux, actif et serviable, toujours de bonne humeur, que ses saluts matinaux à voix forte, lancés depuis la cour où tout résonne, la réveille. Mais elle ne peut pas s’y résoudre, tant il se montre préoccupé de la qualité du travail qu’il fournit. Il est prêt à faire toujours plus, toujours mieux et il le fait comprendre, malgré le fort accent et les quelques mots de français qu’il tord. Lorsqu’il la rencontre, il lui offre – il mime en renversant la tête tout en buvant pour de faux dans le petit rond du pouce et index réunis de sa main droite — toujours un café au bar, chez Claude et Marianne. Elle accepte, le remercie. Il part devant elle, lui ouvre la porte du café, la fait asseoir sur l’un des hauts tabourets. Ils parlent un peu du ménage, de l’immeuble, elle lui dit que tout le monde est très content, et que, depuis ces nombreuses années, son travail est toujours bien fait. À cette heure matinale on voit défiler tous les ouvriers du chantier de l’immeuble en réfection, juste en face. Tout le monde en parle, ça fait plus de deux ans que ça dure. Claude n’en peut plus de la poussière et du bruit. Mais faut bien l’admettre aussi, ça lui donne des clients. Il enchaine les cafés au percolateur, et lui adresse un clin d’œil, ça va ? Il l’appelle toujours par son prénom, ils échangent des nouvelles de l’immeuble au milieu des allées et venues. On lui présente Momo. Ça faisait longtemps qu’elle voulait le rencontrer. Elle sait qu’il travaille au chantier et même à soixante-dix ans, il continue de former des jeunes au métier. Ils sont en train de tailler les pierres, de belles pierres grises, pour l’arrondi en anse de panier, l’entrée du couloir, là, juste en face, en se penchant un peu, d’ici on peut voir l’envers, l’intérieur de la voute se dessiner. Elle le salue, elle lui sourit, elle dit c’est beau, en montrant la voute. Il sourit lui aussi. Dents blanches, cheveux gris, teint mat des natifs d’Afrique du Nord. Elle s’amuse à vérifier que c’est bien le même profil qui a été choisi pour la gargouille. Oui, la fameuse gargouille de la Cathédrale dont on a tant parlé. Après le grand chantier, il y a quelques années maintenant, on a voulu remercier Momo pour le soin qu’il a toujours porté à son travail depuis toutes ces années et les architectes des bâtiments de France ont accepté que l’on fasse sculpter son portrait sur l’une des gargouilles. Lever de boucliers dans la presse locale, comme le lui explique l’architecte, le voisin du premier, Monsieur Paul, installé comme tous les jours au bout du comptoir, les coudes coincés entre la tasse, le verre d’eau et le journal. Ça a posé un petit problème quand même, les cathos du coin, pensez bien qu’ils se sont un peu étranglés, surtout que Momo a voulu que soit gravé sur un phylactère : Dieu est grand. Il part d’un grand éclat de rire. Enfin, ça s’est tassé tout ça, continue monsieur Paul, tout en terminant son café. Et puis, c’est pas tout, vous connaissez la nouvelle, enfin, c’est devenu un peu la légende, tout ce qu’on a pu raconter autour de cette gargouille. Momo entre temps, se rase la moustache, et figurez-vous que, comme l’échafaudage était toujours en place, ils sont montés pour raser aussi la gargouille ! Il rit, à nouveau, bouche grande ouverte, de son rire lent Ha ! Ha ! Ha ! Elle trouve que ça fait drôle, tout de même, de croiser quelqu’un en chair et en os et de le savoir tout en haut, pétrifié, à l’avant de la grande toiture en pente. Elle se demande ce que ça a pu lui faire à lui ? Elle, elle aimerait bien aller y faire un tour de plus près, là, tout en haut, voir la pierre, les sculptures cachées, les détails et puis la ville à plat sous ses pieds, comme si devenue oiseau.

Marianne l’a aperçue, elle lui fait signe depuis la petite cuisine, un geste pour lui dire, attendez-moi, j’arrive. Elle s’essuie les mains au torchon passé dans sa ceinture tout en saluant les clients. Je voulais vous montrer, venez voir, on a encore un tag sur la façade. Elles sortent toutes les deux, se frayant un passage entre les consommateurs et après avoir remercié BonjourChef reparti dans la cour — jeudi, c’est elle qui lui offrira un café —. Tenez, dit Marianne, c’est là, derrière. Il faudra prévenir la Régie. Elle prend une photo à l’aide son portable, puis l’adresse au régisseur en demandant une intervention, rappelant l’adresse, le lieu. Elles parlent un peu, évoquant le côté pratique de ces portables, hein, quand même ? Marianne l’entraine à nouveau sur le trottoir car la couturière vient d’arriver et manœuvre pour garer sa voiture. Elles se saluent, la couturière est peu bavarde et s’extirpe de l’habitacle un tas de vêtements empilé sur les bras. Depuis le balcon du deuxième leur parvient une cataracte d’eau qui éclabousse leurs pieds. Eh ! faites attention ! crie Marianne en direction des étages. Pas de réponses, ni d’excuses, la silhouette qui arrosait les fleurs a disparu. C’est toujours pareil, poursuit Marianne, toujours les mêmes ! Ils vivent tout seuls ! On a beau leur dire quand on les croise, rien à faire ! C’est comme leur chien, vous l’entendez leur chien ? Il aboie toute la journée. Bien sûr, ils travaillent, c’est leur réponse, mais quand même, quand on prend un animal, on assume, non ?

Le jeune, vêtement jaune et bandes argentées, chargé de sortir et de rentrer les bacs à ordures ménagères, arrive de sa démarche ondulante. Maigre et mutique, les écouteurs aux oreilles, il ne regarde personne et avance sur le trottoir au rythme de sa musique. Il disparait, entrant dans les allées en poussant bruyamment les bacs à ordures, qu’il envoie d’un geste brutal cogner contre les murs des cours, puis réapparait, se déhanchant jusqu’au porche suivant.

proposition n°34

Au Nord, à l’angle de la Place : un mur. Devant le mur, trois arbres mélomanes plantés au milieu de leurs ombres en soucoupe. Ombres penchées ensemble sur des chaises de fer. Et qui claironnent. Des oiseaux y logent. Peuples de voix monocordes et insistantes. Des petits cris comme de courtes lames de lumières, et puis des trilles emmêlés, tout comme ferait l’eau — après avoir été comprimée — jaillissant d’un tuyau, avec des bulles d’air dans le débit sonore. En même temps que jappent les cloches de la cathédrale. À toutes volées. Il est midi. Et, derrière les fenêtres, bien à l’abri des dentelles rouillées, de vieux couteaux s’aiguisent auprès de fourchettes bien élevées. On déjeune de baveuses omelettes et du pain de la veille tandis que, restés en bas, de vieux adulescents tracent des dédales de craie et jouent parfois à la marelle. Alors, les arbres, cessant leur mélodie, descendent, sautillants et curieux, se poser et picorer de beaux restes. Entre les pavés, des générations de moineaux s’élèvent aux croissants au beurre.

À l’Ouest, un mur. Les pierres transpirent des cantiques qui s’organisent à heures fixes. On y respire une odeur de sainteté un peu rance, de missels à tranche dorée recouverts de cuir très doux, de buis en pots. De vieilles cires viennent y gouter l’hostie. Depuis les nuées de cierges, les fumées montent au-dessus des vierges. Elle se souvient de sa communion. Communiante communiant une fois ointe. Vous ne serez que des petits singes en blanc leur avait prédit l’aumônier sec à lunettes noires du pourtant public collège. Un genre de rocker à la foi sauvage, assez peu contagieuse. Et la surprise amusée de sa mère, la voyant de retour bien avant qu’elle ait eu le temps d’arriver pour la cérémonie des claques – mais, comment ? avait-elle demandé, vous aurait-on distribué les hosties à la mitraillette ?...

À l’est : un mur et un tourniquet de cartes postales. Voyageuses routardes empilées et à bords dentelés pratiquant l’humour libre et les jupes très courtes auprès de lacs trop bleus et lisses, tandis qu’à l’étage en dessous, des nourritures régionales et roboratives débordent de plats en grès naturels plantés sur des nappes à carreaux de toute éternité rouges et blancs ; près d’elles tourniquent des fleurs autochtones épanouies et repeintes à neuf pour toute la saison et des crêtes se succèdent sur des horizons au bout de flèches rouges à pedigree et plus si affinités ; des clichés de la ville à toutes les époques, en couleurs – mais qui décide des nuances sur le colorimètre ? – en noir et blanc recolorisé où l’on peut voir arriver dans l’avenue du Comte-Vert — on y reconnait l’entrée de la piscine municipale — une BB locale, au volant de la première DS. Des peaux tatouées, des chapeaux de paille d’Italie made in PRC, des chiens ébouriffés et en laisse — bouledogues à répétition, petits chiens hurleurs porteurs de taches blanches et noires telles des peintures de guerres déclarées entre leurs maîtres au-pied-ici-pas-bouger-couché-assis et le reste du monde —, des chatons étonnés servis sur des nappes bleues, des pieds nus dans des savates de corde, des tongs que d’autres pieds trainent, des tabliers de cuisine pendus rouge et blanc, la recette répétée de la fondue savoyarde imprimée sur des planches à découper les saucissons en tranches et les marmottes en peluche, les petits ramoneurs de plastique, les grappes de cannes en bois de toutes les couleurs gravées d’un edelweiss aplati que plus personne ne verra pour de vrai, des lunettes de soleil effet miroir renvoyant toutes l’image doublée droite et gauche de la cathédrale en rose, bleu, vert et jaune et des enfants pleureurs et assoiffés, doigts collants promenés à la rencontre du monde, les joues barbouillées de sorbets fondus.

Côté sud : un mur et la vitrine du coiffeur pour dames. Porte ouverte sur le bruit des séchoirs mais loin derrière les rythmes répétitifs d’une house music, genre Garage, Deep house avec quelques touches de soul et de techno de Détroit. Par kilomètres, la boite à rythme, les claviers, les séquenceurs et synthétiseurs, tables de mixage, saxophones et platines martèlent ensemble des rythmes minimaux, et les hanches du personnel aux bras tatoués sous les T-shirts courts et troués, se déhanchent sur les voix samplées, vocodérisées, et les coiffeurs shampouinent, coupent, taillent, bouclent, tirent et tordent les chevelures d’une clientèle jeune et branchée sanglée sous les peignoirs synthétiques à l’effigie de Johnny Depp — Edward Scissorhands. Un petit séchoir à linge a été déployé devant la boutique. Y sont étendues des serviettes blanches toutes de même taille. Les riverains ne cessent de se plaindre, d’abord poliment — pourriez-vous avoir l’obligeance de baisser le volume sonore s’il vous plait ? On ne s’entend plus penser, prier, compter — puis avec de plus en plus de virulence. Des plaintes ont été déposées, on est même monté jusqu’à l’évêché. Normal, avec le voisinage de la cathédrale, tout de même. Et vous avez vu leurs tenues ? On voit jusqu’à leur nombril.

proposition n°35

Au Nord, à l’angle de la Place : un mur. Devant le mur, deux arbres vides plantés au milieu de leurs ombres en soucoupe. Le troisième a été foudroyé au cours d’un orage violent il y a déjà quelques semaines. Ombres penchées ensemble. Des oiseaux y ont logé. Arbres dépeuplés de leurs voix monocordes et insistantes. Plus rien d’autre qu’un huit-huit-huit-huit flûté et monotone, par séquences répétées de quatre ou six, s’égouttant comme les premières pluies. Fin de l’été. En même temps que jappent les cloches de la cathédrale. A toutes volées. Il est midi. Et, derrière les fenêtres, bien à l’abri des dentelles rouillées, de vieux couteaux s’aiguisent auprès de cuillères bien élevées. On déjeune de soupes tièdes et du pain de la veille tandis que, restés en bas, de vieux adulescents tracent encore des dédales de craie, et jouent parfois à la marelle. Alors, les arbres descendent, sautillants et curieux, se poser et picorer de vieux restes. Entre les pavés, des générations de moineaux se sont élevées aux croissants au beurre.

À l’ouest, un mur. Les pierres transpirent encore des cantiques qui s’organisent toujours à heures fixes. On y respire une odeur de sainteté un peu rance, de missels à tranche dorée recouverts de cuir très doux, de buis en pots. De moins en moins de vieilles cires viennent y gouter l’hostie. Depuis les nuées de cierges, les fumées montent au-dessus des vierges pour l’éternité. Elle se souvient encore et toujours de sa communion — impossible de n’y pas songer là, ici, à cet endroit précis — Communiante communiant une fois ointe. Vous ne serez que des petits singes en blanc leur avait prédit l’aumônier sec à lunettes noires du pourtant public collège. Un genre de rocker à la foi sauvage, assez peu contagieuse. Et la surprise — dont elle aime s’amuser encore — de sa mère, la voyant de retour bien avant qu’elle ait eu le temps d’arriver pour la cérémonie des claques – mais, comment ? avait-elle demandé, vous aurait-on distribué les hosties à la mitraillette ?...

À l’Est : un mur et un tourniquet de cartes postales. Voyageuses routardes empilées et à bords dentelés ou skieuses hilares et bronzées dents très blanches et pratiquant l’humour libre et les jupes très courtes auprès de lacs trop bleus et lisses ou des champs de neige encore vierge tandis qu’à l’étage en dessous, des nourritures régionales et roboratives débordent de plats en grès naturels plantés sur des nappes à carreaux de toute éternité rouges et blancs ; près d’elles tourniquent des fleurs, des oiseaux, des pierres introuvables et des cristaux stylisés bleus ; des crêtes enneigées se succèdent sur des horizons culminants au bout de flèches rouges à pedigree et plus si affinités ; des clichés racornis de la ville à toutes les époques, en couleurs un peu cuites — mais qui décide des nuances sur le colorimètre ? — en noir et blanc recolorisé où l’on peut voir arriver dans l’avenue du Comte-Vert — on y reconnait l’entrée de la piscine municipale — une BB locale, au volant de la première DS. Des peaux tatouées mais cachées, des bonnets de laine synthétique, des gants et des moufles assorties, des écharpes molles et frangées made in PRC, des chiens ébouriffés et en laisse — bouledogues à répétition, petits chiens hurleurs sous leurs petits manteaux et porteurs de taches blanches et noires telles des peintures de guerres déclarées entre leurs maîtres au-pied-ici-pas-bouger-couché-assis et le reste du monde —, des chatons étonnés servis sur des nappes bleues, des pieds chaussés d’énormes bottes tachées de neige fondue et salée, des tabliers de cuisine perdus et pendus rouge et blanc, la recette répétée de la fondue savoyarde imprimée sur des planches à découper les saucissons en tranches et les marmottes en peluche, les petits ramoneurs de plastique, les grappes de cannes en bois de toutes les couleurs, gravées d’un edelweiss aplati que plus personne ne verra pour de vrai, des lunettes de soleil effet miroir renvoyant toutes l’image doublée droite et gauche de la cathédrale en rose, bleu, vert et jaune et des enfants pleureurs et enrhumés, doigts collants promenés à la rencontre du monde, les joues barbouillées de morve et de chocolat chaud.

Côté sud : un mur et la vitrine du coiffeur pour dames. Porte fermée sur le bruit des séchoirs mais loin derrière les vocalises de Klaus Nomi, son visage au teint très pâle et aux lèvres redessinées apparait en très gros plan projeté sur tous les murs du local au-dessus des miroirs, des bacs lave-têtes. Il interprète toute le journée the Cold Song, dans un style new wave, extrait de King Arthur de Henry Purcell. Derrière les vitrines et la porte fermée, les coiffeurs vêtus de longues queue-de-pie noires se déplacent toujours en ondulant à travers l’espace du salon et se déhanchent sur le chœur du peuple froid au synthétiseur, en shampouinant, coupant, taillant, bouclant, tirant et tordant les chevelures d’une clientèle encore jeune et branchée. Dans le quartier, les plaintes ont diminué, et l’évêché dort tranquille.

proposition n°36

Au Nord, à l’angle de la Place : un mur. Devant le mur, plusieurs arbres mélomanes plantés au milieu de leurs ombres en soucoupe. Ombres penchées ensemble sur des chaises de fer vides. Les arbres n’ont point encore revêtus leur fourrure claire d’été et demeurent scintillants de mille perles d’encre bleue, certaines commençant à perdre l’équilibre et à tomber, s’écrasant sur le sol dans un bruit cristallin et dispersant alentours de fines gouttelettes d’encre. Sur le pavé autour des arbres, certaines taches ont commencées de s’agglomérer en mots — dont voici quelques spécimens : merd., c…erie, imbéci.., idi.t du village — car, comme chacun sait, la petite bourgade de C est littéralement envahie par ces arbres mal venus, supportant difficilement la rude saison hivernale et qui trouvent à se renforcer par l’usage de la grossièreté. Et qui claironnent. Des oiseaux parfois y logent, qui poussent des petits cris comme de courtes lames de lumières, et puis des trilles emmêlés, tout comme ferait l’eau — après avoir été comprimée — jaillissant d’un tuyau, avec des bulles d’air dans le débit sonore. En même temps que jappent les cloches de la cathédrale. A toutes volées. Il est midi. Et, derrière les fenêtres, bien à l’abri des dentelles rouillées, de vieux couteaux s’aiguisent auprès de fourchettes bien élevées. On déjeune en silence de baveuses omelettes et du pain de la veille tandis que, restés en bas, de vieux adulescents tracent des dédales d’encre bleue, tombée des arbres — les plus audacieux se précipitent avant que n’éclosent les gros mots, mais certains, arrivés trop tard, sont contaminés et grandissent ainsi dans le relâchement et l’insolence transmises par les arbres — et jouent parfois à la marelle. Alors, les arbres, cessant leur mélodie, descendent, sautillants et curieux, se poser et picorer de beaux restes. Entre les pavés, des générations de moineaux s’élèvent, se désaltérant d’encre bleue, de gros mots et de croissants au beurre.

À l’ouest, un mur. Les pierres transpirent des cantiques qui s’organisent à heures fixes et sur plusieurs étages et partout, des niches et des perchoirs accueillent toutes espèces de volatiles — mais toutes issues de la famille du Saint-Espoir — occupés à couver. Les pépiements des oisillons ajoutés à la gaité des habitants parviennent à faire oublier le vacarme des troupeaux de jeunes filles échevelées s’exerçant sur toutes les places et jardins environnants, au chant, au théâtre, aux instruments les plus divers — le tout organisé par le Ministère et sous la tutelle d’un aumônier sec, genre de rocker à la foi sauvage, en réponse aux plaintes des parents désolés, baissant les bras devant ces générations contaminées par l’extrême obscénité des arbres devenus incontrôlables —. Les courses et les exercices se poursuivent jusqu’à la nuit tombée. On y respire une odeur de sainteté un peu rance, de missels à tranche dorée recouverts de cuir très doux, de buis en pots très polis. De vieilles cires viennent y gouter l’hostie distribuées à la mitraillette par commodité — suite à accord passé avec le Très-Saint-Fauteuil. Depuis les nuées de cierges, les fumées montent au-dessus des vierges.

À l’est : un mur et un tourniquet de cartes postales. L’immense porte du Ministère, entièrement capitonnée d’œufs du Saint-Espoir et qui, en s’ouvrant, libèrent des milliers d’oiseaux — la légende précise : Mootoocroo, Tiirtruute, Jeanpaulun et Jeanpauldeux, Mirlitruu, Vaalsartan, Totaapen et Daafalgann sont un véritable enchantement pour les yeux, tant leurs couleurs vives et le bruit délicat des nombreuses ailes chatoyantes occupées à brasser subtilement l’air confiné de C dissipent à coups sûrs, miasmes et gros mots — tandis qu’à l’étage en dessous, des nourritures régionales et roboratives débordent de plats en grès naturels plantés sur des nappes à carreaux de toute éternité rouges et blancs ; près d’elles tournique la photo d’un autre couloir du Ministère dont les murs sont, en cette saison, tapissés de poireaux odorants, de carottes sucrées blanches et jaunes, d’oignons pleureurs, d’endives sacrées, sans oublier le fameux tapis de purée de pommes de mer qui, comme nous l’apprend le petit texte imprimé au dos, absorbe les bruits des pas et les voix des visiteurs – toutes tentatives à porter au crédit du Ministère afin de contrer efficacement et naturellement, les mauvais effets des arbres — ; puis une vue en couleur des bureaux du Ministère de l’Education et des Réclamations auxquels on accède par la délicate échelle de pattes de poules. Une fois hissé à ces altitudes — ce sont les termes même de la légende — on entre de plain-pied dans les sphères les plus éloignées de la vie commune et courante. Là, tout n’est qu’ordre, calme et luxe : portes en bois de lierre pimpant, tapis en plumes de cygne bleu, bureaux de noyaux d’olives, fauteuils de peluche d’oreilles d’ours. Là — la légende à nouveau, nous renseigne — on n’entend seulement couler les rivières de larmes de joie et de rire des jeunes filles que l’on y éduque depuis l’affaire des arbres et le chant mélodieux des verbes accordés en genre et en nombre ; tout n’étant que concordances de temps, adjectifs féminins pluriels suaves et disciplinés en rang après les sujets, verbes et compliments ; puis, des chatons étonnés servis sur des nappes bleues et des tabliers de cuisine pendus rouge et blanc, la recette répétée de la fondue savoyarde imprimée sur des planches à découper les saucissons en tranches et les marmottes en peluche, les petits ramoneurs de plastique, les paroles de l’hymne de la ville – une nouvelle démarche volontaire du Ministère en faveur de la jeunesse — : Mon oncle un fameux bricoleur faisait en amateur des bombes zatomiques*, et encore des lunettes de soleil effet miroir renvoyant toutes l’image doublée droite et gauche de la cathédrale en rose, bleu, vert et jaune avec, pour finir, des voyageuses routardes empilées et à bords dentelés pratiquant l’humour libre et les jupes très courtes auprès de lacs trop bleus et lisses.

Côté sud : un mur et la vitrine du coiffeur. Porte ouverte sur le silence ouaté et odorant de la poudre que les coiffeurs pulvérisent sur de jolies perruques bouclées — en effet, certaines saisons, la recrudescence des grossièretés a conduit la profession à s’orienter vers le chignon crêpé —. Tout à leur ouvrage et conscients de leur influence sur une population stressée et — trop souvent — bien mal éduquée, les coiffeurs ont décidé de réagir. Ainsi, le bruit des séchoirs est considérablement amorti par les instruments anciens installés tout autour des fauteuils, des miroirs et des bacs lave-têtes. Clavecin et cordes jouent toute la journée, alternant parties solistes et ensembles. On s’éclaire désormais à la bougie et on a dû engager du personnel supplémentaire pour essuyer les gouttes de cire avant qu’elles ne tombent sur les cordes du clavecin — ce qui est, vous en conviendrez, un plus pour la petite bourgade qui traverse, comme tout le monde, une période d’inflation et de chômage et un point à rajouter au crédit des coiffeurs —. L’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach et les Sonates du Rosaire de Heinrich Ignaz Franz Biber sont au programme et le personnel aux bras tatoués sous les T-shirts courts et troués, se déhanche sur les vocalises du violon, les trilles du clavecin et shampouine, coupe, taille, boucle, tire et tord les chevelures d’une clientèle jeune et moins jeune, branchée ou non mais sanglée sous des peignoirs de soie. Un petit séchoir à linge a été déployé devant la boutique. Y sont étendues des serviettes blanches toutes de même taille. Les riverains, conscients du bien-fondé des nouvelles directions prises et des efforts encourageants pour le bien-être de la petite ville de C ont ravalé leurs plaintes. Demeure toutefois le problème vestimentaire. Vous avez vu leurs tenues ? On voit jusqu’à leur nombril.
L’Évêque fait le dos rond. On va bientôt entrer dans la longue saison froide.

proposition n°37

Toujours des murs. Partout des murs divisant, séparant, l’espace de la ville, la multipliant. Derrière les murs, la ville comprimée, empile, entasse, cloisonne. Ici, sur une table, derrière une porte vitrée et l’odeur venue d’une cuisine — beurre fondu dans une poêle ancienne — une assiette blanche. Vide. Avec des couverts d’argent autour – fourchette et couteau de table, cuiller à dessert à manches à rangées de perles, estampillés chacun de deux initiales enlacées, de style antique — ; une serviette blanche à monogramme, quelques infimes déchirures ouvertes autour de la broderie ; une chaise — modèle Thonet n°14 — et, au pied de la chaise, deux pieds, chaussés de chaussures de ville en cuir fauve. Là, dos à un autre mur : un tabouret réglable – bois noir ciré, maculé de taches de peintures se recouvrant —, une forte odeur de térébenthine, plusieurs chiffons tachés froissés en boule, des pinceaux dans un pot à baguettes chinois, divers couteaux à peindre plantés dans de vieux bocaux en verre, deux palettes en bois recouvertes d’amas de matières colorées, une palette en verre très propre posée sur une feuille de papier blanc, des crayons taillés dans un plumier en bois ouvert, le fond garni de velours rouge usé et noirci, des journaux empilés et une toile blanche sur un chevalet ; une fenêtre unique ouverte sur le mur de la cathédrale, côté nord ; une odeur de café ; un coup de sonnette bref, rendu fragile par la longueur d’un couloir, l’ouverture d’une porte, le claquement à sa fermeture et des bruits de voix — l’une, forte et rêche dans les aigus, l’autre basse au débit mesuré – résonnant dans une entrée ; puis une succession de pas avançant dans ce couloir. Plus loin, un couple dans un lit, le lit grinçant dans une pièce dont on a refermé les volets ; sur le cou de la femme, le contact froid et dur de la montre que l’homme a gardé à son poignet. Dans une autre pièce, à l’abri d’autres murs, ceux-ci doublés, la pièce capitonnée — portes et fenêtres fermées — un homme maigre, en costume gris, assis sur un tabouret, attendant face à un piano noir brillant ouvert. Sur le pupitre, une partition encore fermée — Paul Hindemith, Sonate pour flûte et piano, 1936 —. Là, tout près mais cachée par une succession de couloirs, de portes, une femme portant un cabas trop chargé remonte péniblement un escalier. Une porte claquée dans un couloir et des pas dévalant souplement les marches sur un rythme de noire-croche-noire, un sifflotement qui résonne un peu. En bas dans la rue, une jeune femme brune à cheveux courts à la démarche sportive. Elle porte un sac de cuir souple à franges sur son épaule droite dans lequel elle a glissé un trousseau de clefs, un téléphone portable, une flûte traversière en or dans son étui bleu et plusieurs partitions – La sonate de 1936 pour flûte et piano de Paul Hindemith, un volume des sonates de J.S. Bach pour flûte et basse continue, la réduction pour flûte et piano du 7ème concerto de François Devienne, les trois romances opus 94 de Robert Schumann dans la transcription pour flûte et piano, Le merle noir d’Olivier Messiaen. Plus loin, une enfant dans une cuisine devant un petit escabeau déployé, une dame et des petits verres disposés sur chacune des marches de l’escabeau, avec dans les verres, quelques pâtes, une cuillerée de riz, deux biscuits et quatre morceaux de sucre. Par une porte-fenêtre ouverte apparait un pan d’une bibliothèque presque vide peinte en vert bouteille, des cartons ouverts sur le plancher d’une pièce.

proposition n°38

Écrire ses colères : Refus du par cœur à l’instrument, rien n’entre entre son cerveau et ses doigts, rien à faire, rien ne persiste, tout reste au niveau du ventre. Chercher, trouver la saison dans laquelle écrire. Un automne ou un hiver ? Et s’y coller. Elle s’impossible. L’été resterait LA saison. Mais dans sa ville ? Un printemps tardif de longues journées où tout serait permis — à commencer par le laisser-aller vestimentaire qui contamine presque toute la population, comme si, tout le monde était en vacances, à la plage, en plein cœur de la ville — dans une tiédeur accueillie qu’elle déteste – Elle sent la colère, quelque chose qui refuse, qui est bleu, qui est dense et qui pousse là, juste derrière son front, avec un léger brouillard comme une taie sur l’œil, en même temps qu’au fond de sa gorge une balle amère trop ronde qu’elle repousse en déglutissant.

Le corps au piano : La sensation d’un léger déséquilibre avant et son pied droit sur la pédale qui vient le corriger. Un peu comme si elle allait faire un pas ou tomber. Tout l’instrument en vibration, sous le pied, un soupir d’harmoniques légèrement poussiéreux, métallique, très doux et qui s’éteint peu à peu. Avancer, entrer par une levée qu’elle doit déposer — qui doit la propulser — sur le premier temps de la seconde mesure. Arriver au premier temps. À la manière d’un rebond sur un plongeoir très souple. Sans tituber dans la polyphonie, sans aplatir les octaves. Le travail du doigt dans le miel, ou du lâché total pour obtenir le son bousé.

Le flot d’images : L’œil comme centre du corps. Toutes les rencontres, les lieux — les arcades, le Passage, la rue Croix-d’or, le théâtre — les hésitations, la lumière et la pénombre, tout ce qui se bouscule, bascule, entre et sort, s’imprimant sur la rétine lors du déplacement imposé par la marche. Tout ce que prend involontairement le regard, le garde, le transforme, et comment il s’organise en pensée libre – ou pas.

L’espace créé par les mots : Sans se soucier de leur signification, en les isolant et en les prononçant — les crier, les chuchoter — les répéter mécaniquement jusqu’à leur faire perdre toute signification ou les garder muets dans la bouche. Mais, avant tout, bien choisir le mot : stochastique, polytope, tumulte etc. Puis voir ce qu’il ouvre. Etonnement aussi, toujours renouvelé, des noms propres attachés à cette ville, et à d’autres aussi, comme si la ville, du moins, certains quartiers, certaines appellations, résisteraient davantage à l’usure, à la domestication par l’habitude, que d’autres, — Porte Maché « Maraisetté », Reclus, rue Bellecombette, église de Lémenc, Clos de Lescheraine, Savoiroux, les Cisterciens feuillants « Folietani » —.

L’idée de bonheur rattaché au retour : Le retour comme retrouvaille avec et le sentiment d’être accueillie dans nos murs. Le lieu où les valises sont posées et vidées. Ce n’est pas un simple retour au bercail ! Bonheur toujours identique à travers les divers lieux de vie, toujours également accueillants ?

Carnet d’adresses : Retrouver de vieux carnets d’adresses, remplis de noms, de numéros de téléphone, de rues, de villes dont certains, peut-être, complètement oubliés. Retracer son histoire, sa trajectoire à partir de ces carnets.

Objets : Ce qui est placé devant. Étymologie de noms communs. Exemple de trottoir, qui voulait dire être en vue, être sur le devant de la scène, se mettre en évidence, ou encore, la piste où les maquignons font trotter les chevaux, plus tard, il signifiait être en âge, en situation de se marier…

Poèmes aéronautiques : Poésie des notions – assiette, tangage, roulis, plafond d’accrochage, long range, pente de montée, de descente — , des sensations physiques, des journées longues au soleil ou des traversées entières sous la lune, les levers de soleil, de lune.

Les voyages dans le miroir : Longue et solitaire pratique enfantine. Relation de ses voyages au plafond des chambres ou, comment enjamber les lustres.

L’écho : Les mots, comme des balles, lancés contre des parois, des murs d’écoles, des cours. Les collectionner sous forme de carte : quels endroits de la ville résonnent le mieux.

Liste de nuits : Nuit de pleurs, nuit de peurs de toutes les couleurs, nuit questions, nuit entre quatre murs, nuit dans l’odeur et le piquant du foin, nuit de drap de lin, nuit de pieds nus sur le goudron chaud, nuits de sable, nuits blanches, nuits noires, nuits à poings fermés, nuits d’hôpital, calmes et peurs à épier les alarmes des respirateurs, les pulsations des scopes, nuit pour oublier, nuit de pleine lune, nuit en bateau, en avion, en voiture, nuit d’inquiétude et d’enfant malade, nuit d’hôtel, nuit de 2 m2 en couchette.

Conversations épiées : Métro, bus, coiffeur, bar, boucher, boulanger garage, rue, restaurant… Et pouvoir les retranscrire telles quelles.

proposition n°39

Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, la ville mesurait la ségrégation sociale depuis l’éloignement du centre. On voyait les grues monter et s’activer sur les pentes et les collines, là où il y avait de l’air, comme on disait. La ville, pour ceux-là qui choisissaient les hauteurs, c’était sombre, on y étouffait et rester dans les appartements, c’était se priver de soleil. Et puis, ça n’était pas moderne. Ni salubre.

La ZUP de C-Le-Haut c’est là que tout poussait. Vu d’en bas, on distinguait des lignes blanches, noires, qui montaient, rasant puis dépassant le haut de la végétation touffue du plateau — ça impressionnait ces rangées de fenêtres courant sur des centaines de mètres __. Avec les trois tours au sommet des arbres et ces nouvelles silhouettes s’inscrivant sur la barrière de granit, la repoussant à l’arrière-plan.

Durant la semaine, il était rare que la 2CV soit sortie de l’ancien entrepôt transformé en parking, tout au bout de l’impasse. Rien que l’idée les freinait. Avoir à batailler dans la pénombre avec la serrure et la porte métallique qu’il fallait tirer, pousser, dans un bruit d’enfer tout au bout d’un boyau sans beaucoup de lumière — il fallait prévoir une lampe de poche —. En ville, la commodité c’était d’aller à pieds, à l’école, au bureau, au cinéma, au théâtre, à la piscine ou pour faire ses courses.

La voiture servait uniquement à l’aller-retour hebdomadaire chez Mamé et Grand-Pierre. C’était tout de même bien plus pratique que le train avec le changement à A, puis le car, qui les laissait tout en bas de l’avenue.
Ce soir de semaine, sa mère et elle étaient invitées chez une amie, nouvellement installée dans l’une des barres de la ZUP. Et, pour l’occasion, il avait donc fallu sortir la voiture — elles disaient plutôt : extraire la voiture —. On les avait prévenues, c’était un peu compliqué de se rendre à ces nouveaux quartiers et le réseau des bus n’aidait pas vraiment. Lorsqu’on souhaitait s’y installer, il était obligatoire d’avoir un véhicule. C’était moderne, propre et pratique et on y était indépendant. Pas comme en ville où tout le monde connait tout le monde dans le quartier et où on sait tout de vos déplacements.
Elle se souvient de l’arrivée à la tombée de la nuit — après avoir plusieurs fois errer dans les abords des chantiers, fait plusieurs fois demi-tour dans des chemins boueux à l’endroit où le bitume s’arrêtait net, les phares n’éclairant rien d’autre que des cabanes et la bordure de trottoirs rectilignes plantés de lampadaires éteints, une bande d’herbe courte blanchie par le ciment et les détritus de construction. La 2CV avançait le long d’avenues rectilignes absolument vides. Sans une indication pour les guider à travers la rue des sittelles ou celle des alouettes. Pas de suite cohérente de numéros d’entrées d’immeubles, et, seules, quelques fenêtres brillaient. Pas non plus de commerces, une boutique dans laquelle entrer et se renseigner. — Le quartier étant résidentiel, l’installation de commerces aurait eu pour corollaires bruits, allées et venues, livraisons matinales. En s’y installant les résidents avaient chercher le calme, la lumière. Et ce ne sera que bien des années plus tard qu’un immense centre commercial se développera aux abords de la nouvelle autoroute. Aujourd’hui, les barres et les tours dominent les parkings asphaltés et l’arrière des commerces, avec l’empilement des palettes et les bacs à ordures —.

Ce soir-là, depuis la rue où elles circulaient — et dans laquelle la 2CV grise apparaissait préhistorique — elles pouvaient voir en contrebas, la ville illuminée, joyeuse. Le dédale sinueux des rues anciennes, le château éclairé en haut de la place, la longue avenue bordée d’arcades qu’elles avaient reconnue, les jardins, les monuments, tout, vu de là où elles erraient leur semblait rassurant, vibrant, et les collines qui entouraient la cité semblaient la protéger.
Une fois la voiture garée, les portières presque arrachées de leurs mains, leurs vêtements, leurs cheveux, malmenés par un vent terrible soufflant sur le plateau, elles avaient levé les yeux vers les murs des barres alignées, avec les trois hautes tours presqu’entièrement vides, et une sensation de panique les avait empoignées, dont elles se souviendraient longtemps et qui resterait, pour toujours, attachée à ce quartier flambant neuf.

proposition n°40

En direction de l’est, on quitte C par des rues principales se déversant dans des avenues secondaires, elles-mêmes vidées à travers des périphériques, et plus on avance et moins il est possible de reculer. Aux chassés-croisés à dates fixées par le Ministère, la ville répond par le sens unique, emportant les vacanciers — skieurs l’hiver, randonneurs l’été — à travers des séries de tuyauteries qui, vues du ciel forment un isthme, un gosier ingurgitant et régurgitant sur les deux fois deux voies de l’autoroute, le flot de ceux qui quittent la ville avec pour horizon la chaine de Belledonne, caressée et rosie par le couchant. À cet endroit, la Route de la Peysse longe la voie ferrée et double la route express avant qu’elle ne se déverse dans l’A43. Un peu avant le point de rencontre, les bandes d’asphalte délimitent un triangle de terre à herbes folles où sont demeurés plusieurs bâtiments – deux accolés parallèles à la rue, puis quatre perpendiculaires —. Anciens entrepôts d’un ou deux étages, à toitures de tuiles mécaniques avec des manques et soubassements de parpaings laissés bruts de ce côté. Quelques tags ont fleuri aux angles, lettres blanches énormes collées et cernées de noir, illisibles à cause de la vitesse des véhicules qui les longent. Une rangée de quatre ouvertures fermées par des persiennes, et la moitié de la façade peinte en blanc, la moitié des volets, le reste couleur terre. Quelques enseignes, à l’envers, d’entreprises installées là aux abords immédiats de la ville. Et puis, il y a le MambOrocK, un nom chantant, une enseigne joyeuse à lettres rouges. La majuscule M rappelant les sommets montagneux de l’horizon, le O central énorme légèrement ovale — tel un appel, une invocation, un sentiment exalté vissé au sommet de la toiture — et le K final avec ses deux branches plus longues, électriques. Le mouvement est lancé, le ton est donné devant la cheminée noire. MambOrocK souligné d’une virgule rose — virgule inversée et horizontale, comme une représentation stylisée d’une aile de déesse — tournée côté autoroute – comme si les vacanciers pouvaient encore changer d’avis et venir prendre un cours de danse : latinos, salsa, rock, danses de salon, précise une enseigne blanche ECOLE de DANSE doublant le nom et rappelant les disciplines enseignées : Hip-Hop, Kizomba, Lady styling, Lindy Hop, Balboa, Mambo tonic, Ragga dance hall — et, sur l’arrière du bâtiment suivant, celui-là perpendiculaire au trafic, deux panneaux rectangulaires blancs, l’un reprenant le logo en néons de la toiture : école de danse espace MambOrocK espace toutes danses espace tous niveaux espace individuel espace ou en couple espace de quatre à soixante-dix-sept ans. Le second porte en grosses lettres noires les mots LOCATION DE SALLE espace puis en caractères gras toute équipée espace mariage virgule espace baptême virgule espace anniversaire virgule espace séminaire. Les deux affiches reliées par deux rubans roses imitant deux trainées de pinceaux s’élargissant. Seul élément neuf dans le paysage défilant, un énorme escalier de secours, rampe et marches de métal blanc s’enfonçant sous la végétation du talus protégée par les glissières de sécurité.

proposition n°41

Si elle revenait à C c’est ce passage qu’elle emprunterait. [2] Elle ignore pourquoi mais c’est la toute première image qui lui vient à l’esprit lorsqu’elle évoque cette ville. À C, elle n’est revenue qu’une seule fois en quarante ans. [3] Et elle avait manqué de temps pour emprunter le passage. [4] Pourtant, l’adresse où on l’attendait pour le concert, était toute proche. À l’époque où elle vivait à C, la cathédrale en attente de travaux importants était fermée et la traversée du Passage de la Métropole offrait un raccourci [5] entre le calme de la Place avec la cathédrale fermée, et l’activité de la rue sur laquelle il débouchait.
La soudaine confrontation avec l’étrangeté du nom retrouvé s’est un peu diluée dans la promenade au hasard des photos du lieu postées sur le site Internet [6].
 [7] Le passage l’a avalée, littéralement. Elle se voit de dos en robe d’été et quittant la place au soleil pour entrer sous la voute, elle en perd la tête qui disparait sous le tranchant de l’ombre oblique, et seule sa robe claire fait une tache mobile sur le noir du passage. Tout de suite, elle en retrouve l’odeur puissante, elle se la réinvente : humidité sale, relents d’urines macérées dans les quatre coins sombres. Elle se voit quitter le boyau en accélérant le pas, plus rien d’elle que ses deux sandales, les deux fines attaches derrière les chevilles encore éclairées et puis, elle disparait complètement. Elle vient d’entrer dans la rumeur et le mouvement de la rue Croix-d’or [8] où une lame étroite de lumière violente s’est posée sur son visage, l’aveuglant.

proposition n°42

entre 5 et 6

La ville ancienne, le Vieux C c’était, à l’époque, un formidable terrain de jeux. La liberté deux fois par jour — matin et soir après l’école — de parcourir en bandes les rues minuscules et borgnes, où aucun véhicule ne pouvait circuler. Le dédale des petites cours, les escaliers dans leur tour, la traversée de couloirs débouchant sur d’autres couloirs, des portes, d’autres murs, espaces biscornus et déglingués à l’ombre du château, un modèle réduit de cour des miracles locale où la graine des petits voyous apprenait à cracher — Le filet calculé de salive tombant pile entre deux pavés —. Les deux murs rejoints par l’étendue des deux bras, elle comptait jusqu’à dix, et tandis que les autres se dispersaient, épiait leur fuite les yeux clos. La direction, selon les frottements, les échos, murs ou portes qui claquaient, et le sol qui résonnaient sous leurs pas, petit troupeau pressé battant terre ou pavé ? Où ceux venus de la ville neuve se perdaient, la ville aux larges rues éclairées à seulement quelques mètres de là. Et le monde changeait en quelques mètres, quelques pas, quelques rues. Elle voyageait.

entre 22 et 23

Constamment, des lieux, des instants, trouvent à s’imprimer sur le disque dur de la mémoire. Des lieux-images sans lien les uns avec les autres. Mais qui s’imposent, insistent et défilent dans un ordre aléatoire. Un mot, une odeur, un air de musique les appelle, un premier soleil. Immuables, ils demeurent figés dans leur saisissement. Ou, plutôt, c’est elle qui a été saisie. Elle ne peut s’en débarrasser puisqu’il est impossible d’en parler, d’échanger à leur propos. Même les personnes, proches ou amis les ayant traversés en même temps qu’elle, n’ont pas forcément été touchés — voire contaminés — avec la même égale intensité. Ces lieux, auxquels la rattache une inexplicable et inexprimable nostalgie, conservés intacts dans sa mémoire, où ils s’y tiennent, comme à l’affut. Sans doute, constituent-ils un patrimoine personnel. Lieux-pièges dont la banalité surprendrait s’il fallait les décrire. Pourraient-ils la définir ?

entre 37 et 38

Dans les cartons, des livres. Ils suivent — en ordre numérotés — chaque déménagement. Et, parmi eux, conservés dans un épais classeur, quelques cahiers — sur leur tranche épaisse une étiquette légèrement décollée et cornée aux angles avec un titre, inscrit en lettres capitales au stylo bleu — au fond de l’emballage encore scellé par la bande de papier brun collé d’un trait d’éponge humide. Cette fois-ci, il est possible qu’ils restent au fond du carton.

proposition n°43

La ville, le Passage. Un couloir, une chambre. Emmurée les yeux ouverts dans le noir, avec la lumière glissée sous la porte ouverte et refermée, par où fuir, passer au travers des voix murmures. Échapper, leur échapper. Tandis qu’en bas dans la rue — sa lumière, son cœur qui bat — résonnent les voix, fortes, joyeuses et libres et les moteurs démarrent, emportent. Les voix des mères ayant bordé leur enfant. Persuadées que le sommeil est un bon ange, un bon ange à poings fermés, serrés. Avec la ville tout autour, pas seulement des murs, des portes aussi, mais bien gardées, à double tour. Traverser le Passage serait une re-naissance ? Traverser les miroirs aux alouettes et s’en aller de l’autre côté de l’enfance, passer de l’ombre à la lumière, comme de l’enfance à la brutale adolescence tachée de maussades fleurs rouges. À rester sur le bord des piscines. Grandir, monter en graine, exploser en baleine de soutien-gorge, les pieds rentrés de force dans l’étroit des chaussures de fille. Quitter. Ne plus faire semblant. La ville veut bien, la ville accepte. Tout avoir tout compris du manège, mais sans les mots. Rien qu’avec les yeux. La vie, les grandes personnes, tout ça. Le cirque. Comment font les autres avec un père, une mère ? C’est lourd. Mais, les bâtiments de la ville, les monuments, les murs respirent et protègent mieux. Instruisent. Déploient bannières au vent, balaient, emmêlent, empilent tableaux, musées, cathédrales, théâtres, spectacles, musiques, chansons. Tout. Pour elle. La ville est la mère. Serait-il possible de se rêver une mère à travers la ville ?

« Nous construisons continuellement une immense cité de l’évocation et de la mémoire, et toutes les villes que nous avons visitées sont des quartiers de cette métropole de l’esprit. » Juhani Pallasmaa –- Le regard des sens
proposition n°44

Cette femme, au tout début du texte. Bien sûr, elle pense à Milan Kundera, à L’immortalité, cette autre femme à la toute première page, son geste simple de lever la main ou aussi, à l’entrée de l’Auberge, une pièce des Scènes de la forêt de Schumann. Un début sur le premier temps, le compositeur pénètre dans l’auberge et nous entraine avec lui. Un commencement qui racole le passant-lecteur. Mais sans façons. Franchement. Celui qui s’exprime ici, elle l’imagine masculin — elle en est même certaine —. Maintenant qu’elle ne peut plus vérifier, elle se dit que cette adresse n’est pas un simple clin d’œil de qui voudrait aguicher son lecteur, l’embarquer par les sens. L’écriture pétrit, malaxe des formes féminines généreuses et même si le lieu n’est pas exprimé, pas immédiatement, il y a dans l’épanouissement sans doute un peu flétri déjà, la re-cuisson d’un soleil vertical. Ça sent la mer, la sueur. Et cette femme, qu’à la fin du premier chapitre, maintenant, oui, il peut l’enjamber dit-il et elle qui lit, elle le suit et entre à son tour dans l’histoire. Il reste des mots, des notions aimées. Aimées et enfuies, avec l’idée d’un retour mais on sait déjà, après ces quelques premières phrases très courtes, hésitantes, que tout a changé. À commencer par soi-même. Tout fout le camp, ça s’est enfui par l’emploi des temps des verbes. Le passé simple pour signaler que, voilà, ça a eut lieu. Il ou elle est revenue ! Puis, par le présent, le lecteur fait un bout de chemin avec l’auteur en train de revenir. On en avait parlé, on l’avait prévenu le lecteur, ça se ferait en voiture — un détour par le garagiste pour vérifier l’état des freins, peut-être ? C’est important, les freins, même en littérature —. Comme si c’était ça son moteur au narrateur. Le problème avec le présent c’est qu’il ne renvoie pas facilement la balle et que tout a foutu le camp. Irrémédiablement. Et qu’on aime bien avoir un petit peu mal à l’âme : en conjuguant les verbes on peut toujours continuer à s’embrasser ou à manger des bonbons. On joue le jeu jusqu’au bout quand même, avec les, et si… Pas très net tout ça. Des mouvements d’avancée, une volonté de retour. Mais pourquoi faire ? Se cogner aux murs ? Pour se voir disparaitre, obscurcir le mystère. C’est un peu masochiste. Ça commence par une disparition, elle dirait une ingurgitation plutôt. La ville comme un ventre. Ça doit l’arranger un peu aussi.



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1ère mise en ligne 8 juin 2018 et dernière modification le 12 septembre 2018.
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[1Quand il accorde le sommeil à ceux qu’il chérit.

[2Il existe plusieurs paysages à travers le monde qu’elle souhaiterait revoir. Des lieux très précis, arrêtés, comme figés une fois pour toutes. Comme cette route qui part sur la gauche depuis telle départementale. À chacun de ses passages, elle voudrait interrompre l’avancée du véhicule qui la transporte, reculer l’arrivée à destination peut-être, mais, non, c’est autre chose et même si elle est au volant, elle se dit à chaque fois la prochaine fois, la prochaine fois, elle mettrait le clignotant immédiatement après le parking de ce restaurant de routiers — terrain, dans un coude de la route et en bordure de pré. Plein d’ornières remplies de pluies couleur café au lait — où, juste après, on entre dans la forêt, et puis la petite route démarre sur la gauche, elle ne sait jamais précisément où, elle est toujours surprise, c’est pour ça le clignotant à partir du restaurant, et elle sait ce qu’elle y retrouverait en s’y engageant, une route qui file toute droite entre les champs, les pâturages, après avoir laissé la courte forêt à l’arrière, mais elle en raccourcit sûrement les distances, car elle se voit presque tout de suite rétrograder dans la descente, une forte pente avec un stop au bout. Et, sur la gauche, cette énorme église isolée au milieu des champs. Elle ne s’y est jamais arrêtée, rebutée, sans aucun doute par le style composite fin dix-neuvième. Elle ne se voit pas aller plus loin.

[3Elle avait trouvé à se garer près de sa première école. C’est curieux ce retour vers ces premiers lieux. Des premiers lieux qui ne lui ont laissé qu’un sentiment mitigé. Le geste de l’inspecteur souriant lui caressant la tête à la vue de l’arbre qu’elle venait de dessiner. Comme pour lui dire Brave petite. Tandis qu’à côté d’elle N, la meilleure élève de la classe, était assise. Et son dessin — elle le revoit encore — avait été remarqué par l’inspecteur. Pourquoi pas l’un de ces grands parkings aux abords des centres-villes où elle se perd constamment. Alors, la rue Paul-Bert.

[4Elle savait, elle a toujours su, même si la vérification s’est faite bien après, que la ville avait déjà beaucoup — trop — changé même si le Passage, dans son ombre, son retrait, gardait encore un peu de son mystère et de sa vétusté.

[5à la fois reliant deux lieux mais aussi marquant une séparation

[6lieu connu mais non reconnu. Trop neuf, désormais, trop lisse

[7Tout comme pour la route, elle se voit précisément revenir vers ce lieu et toujours dans le même sens. Cela, elle ne peut l’expliquer. Ni le modifier. Le Passage l’avale et c’est comme une fin. Une entrée, avec la lumière telle qu’elle la décrit, et puis, rien. En y réfléchissant, elle se dit qu’aujourd’hui à L où elle vit désormais, il existe aussi une sorte de passage, mais qui chemine à travers la presqu’ile, en une suite de rues menant à un pont — cheminement toujours visible sur les plans — et qui garde l’empreinte des traversées depuis le Moyen-âge. Elle se rend compte qu’elle suit toujours cet itinéraire-là, pour l’inscrire encore, pour conserver sous ses pas et l’entretenir, poursuivre la trace de ce passé de la ville. Elle tient à ces sortes de rites.

[8rumeur mouvement odeurs de la rue telles que reçues la toute première fois