Sébastien Bailly | La ville sport de combat

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
Journaliste, auteur, a beaucoup écrit, et publié des livres. Site : sebastien-bailly.com.
proposition n° 1

Il ne se souvient pas de partout où il a été. Et même si il a jamais été. Cette injonction au souvenir, à la nostalgie, à la mémoire. Ils se rappellent tous les uns aux autres les moments passés là, ensemble. Seuls. En couple. Il sait que lui aussi a essayé d’être avec eux. Qu’il a foulé l’herbe, senti le bitume chaud sous la pluie l’été, couru aux balançoires, traversé les parkings sous-terrains pour déboucher par un autre immeuble, tapé dans un ballon en cuir. Mais c’est comme une première fois, toujours, toujours essayer d’en être et ne jamais y arriver vraiment. Alors, y revenir  ? C’est perdu d’avance  : quand se serait-il trouvé où il fallait  ? Les choses à leur place, autour, mais lui, décalé. Et revenir ne fait rien aboutir. C’est toujours une première fois. Le même vide, la même désarticulation des perspectives qui ne donnent sur rien. Et ce n’est grave que pour eux qui ne comprennent pas qu’on n’y accorde pas la moindre importance. On est toujours au monde pour la première fois.

Alors si c’était cette fenêtre, cette cage d’escalier  ? Qu’importe. Une autre aurait tout aussi bien fait l’affaire. Pour le revenant, le paysage est le fantôme.

proposition n° 2

Flou. Ce n’est pas ce qu’on photographie. Une fenêtre et derrière ce qui se présente. Un paysage auquel personne n’a pensé, né des superpositions de projets successifs. La rue qui longe l’immeuble et mène à l’immeuble d’après. Un buisson d’orties puis de ronces. Un champs. Un champs toujours en labours, mottes de terres grasses retournées. Pas à perte de vue, non. Au-delà, ce sont les lumières du supermarché. Pas encore un centre commercial, mais le lieu où toute la petite ville va faire ses courses de la semaine. On y trouve de tout. L’envie d’un inventaire ne manque pas  : lister ce qu’on pourrait y trouver, ce dont on aurait envie. Des choses, des marchandises, des denrées, du matériel, et des biens périssables. Et le grand magasin du centre doit commencer à en souffrir. La buée ou le givre sur la fenêtre et la lumière rouge de l’enseigne commerciale s’irise et se dilue. Souvent, une nappe de brume au dessus du champs. Parfois du brouillard et l’autre côté de la rue disparaît. De la neige. Ou le soleil d’été qui fait ressortir le moindre détail avec une netteté agressive. Les yeux se plissent de douleur et le flou revient avec l’odeur du fumier épandu. C’est la vue.

proposition n° 3

Il ne veut pas se retourner. Regarder en arrière  ? Ce serait quoi  ? Sa chambre d’enfant, un couloir, la chambre de sa sœur en miroir de la sienne, une fenêtre, une esplanade d’herbe qui couvre le parking enterré, un immeuble et au rez-de-chaussée, l’appartement de Sylvie qu’il scrutait parfois à la jumelle, dans l’espoir de l’apercevoir. Elle avait 10 ans, comme lui. Quel sens tout cela pourrait avoir  ? Il ne se retourne pas. Ne pas se retrouver piégé dans les souvenirs qui s’enchâssent. Il sait ce qui se trame derrière lui. Son lit, la couverture, la table où il travaille. Il ne se retourne pas, préfère fermer les yeux. Derrière lui, c’est l’appartement dans lequel il est obligé de vivre. Il ne sait plus où sont rangés les livres, ni quels dessins sont accrochés au mur. Sur la table il y a sans doute la petite machine à écrire rouge qui l’a longtemps accompagné. Il faut bien vivre quelque part. Et, déjà, il vit où il écrit. Dans l’autre chambre, il aurait passé ses soirées à regarder la fenêtre de Sylvie. De son côté, rien. Comment ont été attribuées les pièces ? Qu’est-ce qui aurait changé de l’autre côté du miroir ? Pourquoi y revenir, y penser encore  ? C’est déjà plus qu’il pensait en subir. Il sait l’absurde à chercher dans ces années-là la moindre explication à quoi que ce soit.

proposition n° 4

Alors, il se recroqueville. Il se concentre. Prend du recul à la recherche du point aveugle de son esprit où rien ne l’atteint. Il s’absente. Ce qui l’entoure disparaît. Les souvenirs s’estompent. Il s’approche de ce repos sans image. C’est à l’intérieur de soi qu’on peut s’éloigner le plus. Il fait vite. Il s’enfuit. Il l’a fait mille fois, et mille fois il s’est échappé. Il sait s’extraire des lieux bruyants, des conversations imbéciles et des nappes de nostalgie. Il trouve le repos au plus profond. Toujours. Mais cette fois, cela ne marche pas. Quelque chose le retient. Comme une injonction  : revenir, se retourner, s’éloigner. Il ne maîtrise plus son regard. Et tout revient par vagues. Des lieux. Les plus proches d’abord. L’appartement le percute. Chaque pièce le transperce. L’escalier. Le chemin vers l’école, la cour, l’abbaye, l’église, le pont, la place triangulaire et les préfabriqués de la classe de sixième, une chambre d’hôtel, le cinéma, le stade, la fonderie qu’il n’a vue que de loin, les ruines du château sur le mont, la petite boutique qui vendait de la pâte d’amande à deux pas de la Moselle, celle des bonbons ou des collectionneurs de timbres... Il n’y a pas assez loin en lui où s’enfuir. Il creuse encore mais les souvenirs appellent les souvenirs. Une force contre laquelle il ne peut plus lutter. Plus loin il va, plus ils l’atteignent avec violence.

proposition n° 5

Deux bancs de bois au pied de l’immeuble. Ils forment un angle ouvert. Incompréhensible et improbable. Pas côte à côte, pas face à face. Des bancs. Planches de bois pour l’assise et le dossier, posés sur des blocs de béton blanc. Ils ont été repeints, le bois peut-être changé, traité. Deux bancs posés comme au hasard. Debout sur le dossier du premier, il se souvient avoir plongé de tout son long dans la neige qui dépassait l’assise. Un nouvel arrivant ne peut comprendre ce qu’ils font là, comme jetés au milieu des immeubles avec désinvolture. Et pourtant, il y avait une raison. Face à eux, disparues, des balançoires, armatures, chaînes de métal, était au centre des jeux d’enfants. Elles devaient grincer sous les cris lorsque les pieds approchaient du ciel. Les parents pouvaient s’asseoir et surveiller. L’angle insensé des deux bancs était alors parfait. On se parlait sans perdre les petits des yeux. On a décidé que les balançoires, sans doute, n’étaient plus aux normes. Il y en avait ici et là dans la résidence. Toutes envolées. Les écoliers s’y donnaient rendez-vous après les cartables jetés dans les couloirs, le goûter attrapé à la va-vite dans les cuisines des appartements. Mais si l’on tourne le coin de la rue, et encore, on trouvera des jeux modernes, sur sol artificiel et élastique, couleur plastique. Et les deux bancs vides contemplent à jamais l’ombre des rires d’enfants disparus.

proposition n° 6

Il a oublié les noms. Celui des rues, celui de l’école... Incapable même de savoir quelle était l’enseigne du supermarché. Elle a forcément changé. Il se souvient de la géographie. S’il faut tourner à gauche ou à droite pour aller d’un point à un autre. Enfant, il n’avait que faire des détails. C’est en revenant que les noms apparaissent. Pourtant on voudrait que toutes les choses aient un nom, et on ne deviendrait homme qu’en nommant. Mais ce n’est pas ici qu’il était devenu un homme. Le nom de la rue est affaire de notable, pas d’écolier. Ici un aviateur, là un général, un déporté, un résistant, et, tiens, pourquoi pas  ?, un écrivain antisémite. Qu’est-ce qu’on sait de ça à 10 ans, en 1978  ? C’est l’histoire de France mise à plat, foulée aux pieds. Les noms qui lui importaient  ? Ceux du présent. Nathalie, Emmanuel, Thierry, Sylvie... Leurs appartements, leurs maisons, comment on se croisait, se séparait, se retrouvait. 10 ans, c’est l’âge encore des prénoms. On ne sait pas le poids des patronymes et ce qu’ils disent de l’héritage qui pèsera sur les épaules des uns et des autres. Alors des prénoms, plein. Sans doute des Valérie, des Sébastien, des Stéphane. Plus de Maurice ni d’Adolphe, et pas encore de Léa ni de Kevin. Juste ces prénoms qui figent le moment, disent le présent, ce à quoi on appartient vraiment  : une cour d’école, le cercle autour d’une balançoire. Une Laure, peut-être. Mais, à bien y réfléchir, il ne sont que quatre ou cinq dont les prénoms lui reviennent avec ce qu’ils représentaient alors.

proposition n° 7

Il se prend à espérer un souvenir précis, indubitable. Un élément qui ne lui laisse aucun doute et lui offre une expérience exactement semblable à ce qu’il aurait pu ressentir ici. Une couleur, une odeur, le grain d’une rampe sous sa main. N’importe quoi qui le convainque et le transporte  : oui, il avait vécu dans ces lieux. Il aurait aimé avoir gravé quelque part ses initiales avec son canif. Il rêve baisser les yeux et découvrir au sol la médaille de Nathalie, celle qu’elle avait embrassée avant de lui demander de faire de même, pour que leurs lèvres se joignent par procuration. Un baiser qu’il n’avait pas donné, finalement. Mais saurait-il la reconnaître, cette médaille  ? Il y avait en face de l’école une boutique dans laquelle s’achetaient des bonbons, des autocollants représentant des joueurs de football, des illustrés... Aucune trace d’un tel endroit. Transformé en habitation peut-être. Ou il a tout inventé. Il ne sait pas. Il aurait voulu une certitude et tout lui échappait. Même les deux bancs dont il s’imaginait qu’il permettaient la discussion lui semblaient maintenant trop loin l’un de l’autre. Et si ils avaient été installés récemment  ? Et si la balançoire n’avait jamais été là que dans son souvenir, reconstruisant inlassablement sur ses ruines une réalité qui avait fini depuis longtemps d’exister. Il n’était sûr que d’une chose  : il ne trouvera pas ici ce que chacun vient chercher en retournant sur ses pas.

proposition n° 8

Il pleut. D’un coup. Une bruine, rien de plus. Une pluie fine. Persistante. Une pluie qui ajoute du flou à ce qu’il regarde. Une pluie qui ruisselle. Il pleut et la ville est un peu plus grise, un peu plus sourde, ouatée. La pluie ne nettoie rien, elle déplace la crasse d’un point à un autre. Elle amène ici les poussières d’ailleurs. Il pleut. Et rien n’aura changé après la pluie. Il est là, devant l’immeuble où il a habité. On est dimanche. Le volet de sa chambre est fermé. Il ne songe pas à se couvrir. Il pleut et cela glisse jusque dans son dos, imprègne ses vêtements. Il pleut et il s’aperçoit qu’il est là depuis longtemps maintenant. Il pleut et sa présence devient totalement incongrue. Qui reste debout sous la pluie les yeux rivés sur une façade, immobile  ? Il pleut et il ne se souvient pas qu’il ait jamais plu ici avant. Le soleil de l’été, la neige de l’hiver. Mais la pluie  ? Il pleut, et il finit par se dire qu’à l’abri dans la voiture il serait mieux. Du siège conducteur, il verra toujours la façade. Il pleut. Il ne met pas les essuie-glaces. Ne lance pas le moteur.

proposition n° 9

Viens, viens, c’est une prière. La voix écorchée de Marie Laforêt emplit l’habitacle lorsqu’il branche l’autoradio. Il ne voit plus dehors, et il n’y a pas de hasard. Cette chanson-là, c’était dans la chambre de sa sœur. Elle avait un tourne-disque, elle. Un mange-disque peut-être. Et l’album de Marie Laforêt. Cette chanson, une supplication. Un crescendo qui le prenait, le prend encore aux tripes. Marie Laforêt qui suffoque  : il faut que le père revienne, que le couple de parents se forme nouveau, que la famille résiste. Alors elle chante, elle crie. Pourquoi les hommes pleurent, demande-t-elle dans un autre morceau. A dix ans, il pleurait, il savait du coup que cela continuerait. Et c’était l’autre disque qu’ils écoutaient L’aventura... c’est la vie que je mène avec toi, l’aventura, c’est dormir chaque nuit dans tes bras, tes mains qui se posent sur moi... Alors quoi, une histoire d’amour, c’était possible. Les heurts, les cris, les séparations, pas une fatalité. Deux disques, trois chansons, et il avait de quoi décoder le monde, espérer, se fixer des objectifs. A 10 ans, on fait avec ce qu’on a. Plus tard, il verrait bien. Il avait vu.

proposition n° 10

La pluie cesse. Entrouvrir la vitre. L’odeur de l’herbe mouillée, du bitume chaud. On est au printemps, mais ce sont ces senteurs d’été qui le submerge. Celles d’après les fleurs de troène. Ce mois d’avril sent le début juillet. Alors il pleure. Le goût des larmes, il avait bien connu. L’enfance, punaise, l’enfance. Ça lui revenait. Rester là, assis sur une chaise dans la cuisine sous les coups de torchon. Il fallait qu’il s’excuse. Il ne sait pas pourquoi. Il refusait. Combien de temps, une heure  ? Deux  ? Les contraintes, il n’aimait déjà pas trop ça. Alors, le torchon roulé qui s’abattait sur lui, qu’importe  : il avait le cuir dur. Il ne céderait pas. Elle pouvait toujours y aller. Il suffisait de penser à autre chose, d’être ailleurs que dans sa hargne. Il n’aurait pas de bleus. Il ne resterait pas de trace des chocs. Il était ailleurs. Rien qu’y repenser s’est faire trop d’honneur à celle qui imaginait briser sa résistance à coups de torchons lorsqu’il avait 10 ans. Il apprendrait en quelques années l’indifférence. Et il deviendrait difficile de lui imposer quoi que ce soit.

proposition n° 11

Il y avait sur le chemin de l’école une cabine téléphonique. Aluminium et plexiglas. Comme partout. Enfant, on y jouait des conversations factices, on s’y rêvait espion recevant des consignes de missions impossibles. On y voyait des gens rire ou pleurer. Enfermés dans leur cage de verre. Ici, mais ailleurs. Parfois, à deux, serrés l’un contre l’autre, parlant à on ne sait qui. Et, tambourinant à la porte, un pressé de passer, lui aussi, son coup de fil. Il fallait partager l’espace. Apprendre en vitrine les bonnes comme les mauvaises nouvelles. Déclarer sa flamme. Encaisser un décès. On aurait voulu ne pas assister à ça. En s’approchant, on volait des bribes de conversations. Des nouvelles d’un inconnu parti loin depuis longtemps. Parfois, on s’y abritait juste. Et, ici, d’aucuns s’étaient forcément embrassés. Avec le temps, plus personne n’y avait jeté un œil. Chacun rivé à son portable, sans abri, sans vitre protectrice. Il restait des graffitis. Des résidus d’affichettes de recherche de garde d’enfants et d’autocollants politiques. Et, une fois par mois, un appel, quelques minutes, tout au plus. Les années avait passé encore. La cabine avait été arrachée. Broyée. Les souvenirs avec.

proposition n° 12

Le Parterre. C’était le nom des immeubles poussés là simultanément. Des barres et des cubes. Plus de barres que de cubes. Et des étendues d’herbe. Une rue qui en fait le tour et deux ou trois impasses qui s’enfoncent vers l’intérieur et donnent accès à une barre ou un cube. Des sous-sols. Des caves. Lorsqu’on descend, à pieds, on choisit  : le couloir des caves, qui ne débouche sur rien que des cases froides où l’on stocke ce qui servira un jour, mais rarement, peut-être jamais, et dont on ne peut pour l’heure se séparer totalement. Le couloir, donc, ou une porte métallique parfois fermée à clef, mais souvent ouverte, qui donnent sur un vaste espace sombre de plain pied enterré, le parking. Commun aux barres, commun aux cubes, et muni d’autres portes donnant sur d’autres sous-sols, et d’autres caves. On s’enfonce là et ressurgit ailleurs en surface du Parterre. Seuls les habitants du lieu, ceux qui garent leurs autos dans le grand parking, fréquentent et se partagent l’endroit, quasi invisible de la rue, sauf l’entrée des voitures. On y croise les voisins le temps de monter et descendre de son véhicule, décharger les courses de la semaine. Les invités, eux, s’arrêtent dans la rue, au pied des immeubles. Les enfants s’aventurent dans le parking malgré les interdictions, on entend tout juste leurs pas qui résonnent sur le béton lorsqu’ils courent, d’un immeuble à l’autre, dans d’immenses parties de cache-cache, le cœur à cent à l’heure  : il ne faut pas se faire prendre ici où l’on n’a pas le droit d’être, juste une ombre qui trottine dans l’ombre. Les rires sont étouffés. Trop dangereux  : un jour une marche arrière coincera un de ces aventuriers contre un poteau, si l’on n’y prend garde. Les adultes, plus sages, n’utilisent que la porte qui donne sur leur cage d’escalier. Chacun rentre vite chez soi.

proposition n° 13

Vaste rectangle d’herbe au dessus du parking. Les barres d’immeuble font un U qui ferme les trois côtés du rectangle, au nord, à l’est et à l’ouest. Le dernier côté donne sur trois cubes consécutifs, et trois immeubles en L, qui rythment le paysage vers le sud, trois répétitions en enfilade de constructions de même nature que celles du U. Le côté ouvert du rectangle est matérialisé par un chemin entre deux escaliers. On passe le long de ce côté sans immeuble pour traverser la résidence, mais personne, jamais, sur l’herbe. Ou un promeneur de chien égaré. Mais rarement. Les enfants ne jouent pas ici  : trop de fenêtres, pas assez d’intimité, ils traversent par l’ombre, en dessous. C’est un rectangle d’herbe. Un sol artificiel trop mince pour y planter un arbuste. En saison, régulièrement, un homme assis sur une tondeuse motorisée assure que la végétation reste à hauteur réglementaire. L’odeur monte jusque dans les appartements pour la journée. Herbe coupée. Les fenêtres qui donnent sur ce rectangle ne voient jamais rien, ou presque. Il faut des jumelles pour distinguer qui se prélasse sur les balcons du premier des cubes visible. Cette étendue d’herbe, le toit du parking, ne sert à rien. C’est juste de l’espace. Un volume ou un creux. Le rectangle fait 100 mètres sur 40. L’exacte surface du parking invisible. On pourrait attendre là des heures, des jours. Rien ne se passerait jamais que des fenêtres qui s’ouvrent et laissent s’échapper les bandes sons hystériques de la télévision l’été, le fumet d’une potée l’hiver. Rien à attendre que la pluie, la neige, le soleil. Le rectangle est inutile et personne ne le remarque. Six petits cubes noirs, équidistants, apportent au lieu une touche d’étrangeté. Ce sont les aérations par où les gaz des voitures s’échappent afin que les enfants du parking ne meurent pas asphyxiés.

proposition n° 14

Deux jeunes filles, main dans la main. Des amies de classe. Elles avancent du même pas, léger. D’ouest en est. Le même genre de short un peu trop court, de haut un peu trop échancré. Elles sont maquillées, sans doute, mais il ne distingue pas ces détails. Rimmel, eye liner, mascara, fond de teint volés à leurs mères. Dans 40 ans, elles reviendront et auront oublié, elles aussi. Elles croisent une femme âgée. Une qui passe là tous les jours, qui passait déjà là, est toujours passée là. Pas de salut, pas de bonjour. Elle ressemble aux petites vieilles courbées d’un demi-siècle plus tôt et semble même avoir emprunté dans leur garde-robe cette éternelle blouse à fleurs mauves et bleues. Elle avance doucement, puis sort du champs de vision. Plus personne. Dix minutes. Un coureur, un runeur, un joggeur... Comment appelle-t-on ce genre de type même pas essoufflé qui franchit les cent mètres en trois foulées, sans jeter un œil sur le côté, oreillettes vissées contre le tympan ? Il transpirera dans 10 ou 12 kilomètres. Pas avant. Attendre cette fois vingt minutes, se suivant, un homme en djellaba vert et or tiré par un labrador et 15 mètres ensuite, sans aucune logique, un livreur de pizza à la recherche manifeste d’une entrée d’immeuble. Le labrador, noir, tire sur la laisse. Fort. La djellaba résiste, penchée légèrement en arrière, ralentit. Le livreur également, surpris qu’aucune porte ne donne sur l’étendue d’herbe. Il aurait dû passer de l’autre côté des immeubles. Lorsqu’il le comprend, il fait demi-tour. Le chemin se vide.

proposition n° 15

Je m’en fous de leurs trucs, tiens, faut toujours qu’ils m’en rebattent les oreilles et je ne me laisserai pas avoir, je ne suis pas à leur service, tiens, c’est ce mec-là qui a raison  : l’a pas l’air de s’en occuper le moins du monde, on a un truc à faire, c’est écrit partout dans la rue, même si dans le fond je m’en fous faut bien faire ce pour quoi on est payé mais pas question de fermer ma gueule quand je suis pas d’accord, ce gars a rien vu, y a des panneaux, et il est garé dans sa voiture au milieu du chantier, il s’en occupe pas de notre boulot, il s’en fout lui qu’on creuse la tranchée, y a plus de respect, de toute façon, ce que c’est devenu ce quartier, merde... il dort  : il s’en fait pas, il a mis la radio, baissé son dossier, fermé les yeux, et c’est du sirop qu’il écoute, de la daube en barre, tu parles que je vais le faire bouger de là, faut qu’on bosse nous, faut qu’on avance, le trou va pas se faire tout seul sous sa caisse, je frappe à la vitre ou je lui hurle dessus d’abord  : il se prend pour qui pour nous emmerder comme ça  ? ça a les cheveux blancs, une chemise repassée, un jean propre et ça se croit autorisé à stationner malgré les panneaux, pauvre con, bourgeois dégénéré, va, tu vas les ouvrir les yeux, tu vas m’entendre, ton roupillon va pas durer, c’est ni l’heure ni le lieu, mec, faut cuver ailleurs, allez, tu vas voir  : « pardon  ? Monsieur  ? S’il vous plait  ? Monsieur  ?  »

proposition n° 16

Il ouvre un œil. Il y a un homme, jeune, casque de chantier jaune sur la tête T-Shirt gris sale. Il lui parle. Il lui demande de partir. Ah, oui, il se souvient. Personne ne travaillait dans la rue quand il s’est installé. Vous gênez là, vous m’empêchez de faire mon boulot. On doit creuser. Il comprend. Il s’excuse. Les gens veulent Internet. Plus vite, toujours plus vite. La fibre. Alors on installe, même ici, même pour ces gens-là. L’ouvrier n’a pas l’air sûr que ça serve à grand chose, mais les choses se font pas toutes seules. Il redresse son siège. Il va déplacer la voiture. Qu’est-ce que vous faites à dormir comme ça dans la rue  ? L’ouvrier est curieux. Alors il lui explique qu’il habitait juste en face il y a quarante ans, que la route a été longue, qu’il a marché un peu dans le quartier, qu’il s’est reposé. Ah, je comprends. Mais pas que ça à faire. Désolé. Le quartier, c’est pas un musée, c’est un chantier, ça bouge. C’est peut-être dommage, mais c’est comme ça. Regardez, là, c’était un champs il y a pas dix ans, c’est un garage maintenant. C’est eux qui ont insisté à la mairie pour Internet. C’est pourtant pas avec Internet qu’on répare les voitures, hein  ? Enfin, de nos jours, va savoir. Mais je dois creuser la tranchée, et votre caisse est mal garée. Plus loin, à gauche, le long de l’immeuble, il y a quelques places, vous y serez aussi bien. Il ne verra pas sa fenêtre de là, mais il ne peut pas faire autrement. Il tourne la clef, enclenche la première. Il est désolé. Il le dit avant de commencer à bouger. Il aurait dû faire attention.

proposition n° 17

Rien n’a jamais vraiment marché comme il voulait. Se garer là, ou pas. Une continuité d’échecs, de résistances. D’obstacles. De chutes. Dans l’herbe. Glisser. C’était sur cette immense étendue au dessus du parking. La glissade pas seulement ridicule. S’ouvrir en outre le genou sur un tesson. Il se souvient bien avoir tenté d’éponger le flux dans la salle de bain. Rien à faire. Chair à vif. Médecin, points de suture. Une cicatrice pour toujours. Une autre dans la cour de l’école. Peut-être un croc-en-jambe. Il ne sait plus. De tout son long sur le bitume – c’était donc du bitume dans la cour. Rugueux, gris. S’en tirer avec des écorchures serait trop simple. C’est l’âge des plaies recouvertes du rouge du mercurochrome, des croûtes aux coudes. Mais, cette fois, la monture en métal des lunettes qui fend l’arcade. Encore du sang . Beaucoup. Plus impressionnant que grave. Encore des sutures. Une cicatrice cachée à la limite du sourcil. Alors il aurait voulu voler. Il volait dans ses rêves, il s’en souvenait très bien. Par les fenêtres, entre les immeubles. Un matin, sans doute pas encore bien réveillé, il a cru qu’il y arriverait. Les portes à peine ouvertes de l’école il s’était élancé de toute ses forces à l’horizontale. La plate-bande avait amorti sa chute. Encore une. Pas de sang, cette fois, mais la déception. Pour de bon. Et le regard interloqué des copains. Qu’est-ce qui lui passait par la tête  ? Voler n’était pas dans ces cordes. C’était grandir aussi que se savoir pour toujours contraint par la gravité.

proposition n° 18

Pour le revenant, le paysage est le fantôme. Celui qui revient ne voit que des mirages. De retour, juste des reflets lointains, des silhouettes, des impasses qui donnaient autrefois sur des lieux aujourd’hui disparus, des balançoires effacées comme d’un coup de gomme, des fenêtres obscurcies, obturées, des volets fermés, des pièces inaccessibles, des couloirs murés. Paysage fantôme. Des rires d’enfants, étouffés, des cavalcades, assourdies, des ballons, enfouis. Pour le revenant, seulement des ombres feutrées, des gris cotonneux. Il pourrait tout aussi bien être ailleurs, et ce serait la même étrangeté  : rien qui corresponde à un souvenir quelconque. C’était peut-être une autre ville, une autre rue, un immeuble différent. Aucun signe de reconnaissance, rien qui tende vers lui pour lui signifier quoi que ce soit  : il aurait pu se garer au hasard n’importe où et regarder dans le vide en s’imaginant avoir vécu là, l’enfance qu’il aurait eu dans un quartier inconnu. C’était peut-être ce qu’il était entrain de faire. Un brouillard flou retombait dès qu’il croyait qu’un détail enfin se révélait  : non, ce n’était pas précisément ça, il n’était pas tout à fait sûr. Des bancs de guingois le narguent  : ils n’ont jamais été où il les imagine maintenant. Seuls les habitants, ceux qui ne sont pas partis, ceux qui n’ont pas eu à revenir, voient avec netteté les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles ont toujours été  : rien n’a changé, ou si lentement que c’est tout comme, qu’il n’y a rien à remarquer que les saisons, la routine, et le monde se ressemble pour toujours, les fissures ont toujours lézardé les murs, le salpêtre remonte si lentement la façade qu’on ignore sa progression. Il faut avoir tout quitté, s’être échappé, avoir mis de la distance pour qu’en se rapprochant à nouveau l’on s’aperçoive de ce qui n’est plus, s’est effrité, émietté, dissous. Paysage fantôme, comme la douleur qu’on sent encore au membre depuis longtemps amputé. Il ne reste rien. Que lui.

proposition n° 19

Ou c’est la même ville posée ailleurs, le même immeuble dans un autre quartier, la même rue qui donne sur une avenue qu’on n’avait jamais vue là, comme la pièce d’un puzzle posée sur la mauvaise table. C’est à la fois ici, et à un autre endroit. La porte de l’immeuble par laquelle on est entré des années avant donne sur une autre rue lorsqu’on ressort enfin. Deux coups d’œil successifs par la fenêtre et ce n’est plus le même paysage. Les quartiers prennent-ils leurs quartiers d’été  ? Migrent-ils  ? Tout un pâté de maison qu’on retrouve étranger. Identique à lui-même sous un autre climat. Une copie conforme qu’on croise par hasard où l’on n’aurait pas pensé. On s’arrête où l’on est jamais allé et la porte sur la rue est celle justement qu’on a tant de fois poussée. Ce qui donnait sur une plage donne sur un champs. Un brouillard, jaune, âcre, épais, se lève. On est d’un coup en plein désert, suffoquant. Les façades grignotées par les dunes. Clignement des yeux  : la ville tout entière s’est encore déplacée. La brise est légère, il y traîne une odeur de forêt. Chaque chose est à sa place et pourtant l’on sent bien que ce n’était pas là, avant. On est où l’on voulait, précisément géolocalisé, c’est le lieu qui a disparu. Vertige. Tout tourne. Tout revient. Tout se fige. Il ne s’est rien passé. Quelque chose pourtant à changé. On ne saurait dire quoi.

proposition n° 20

Et plus tard il fera nuit et ce sera la dernière. L’immeuble aura été vidé. Il reste toujours des choses  : la photo d’un amour de jeunesse punaisée à la hauteur d’une tête de lit dans la deuxième chambre d’un appartement du premier, un livre à la couverture déchirée au sol dans un couloir, une pièce de monnaie qui a roulé dans la rainure d’un placard –- elle a servi à décider, à pile ou face, la couleur d’un frigo -–, un peigne qui a glissé entre un mur et un lavabo, ces mesures à l’angle d’une porte, avec des prénoms, des dates, un cœur au feutre rose à la place du point sur un i. Les fils et les prises électriques ont été arrachés, l’électricité depuis longtemps coupée, mais des appliques en plastique mauve ont échappé à l’attention dans une cuisine autrefois aménagée -– il avait fallu s’entendre sur la taille des motifs du carrelage. À l’emplacement des radiateurs reliés au chauffage central, le négatif de leur présence un peu plus clair sur des papiers peints aux rectangles orange forcément défraîchis. Une serpillière pliée parce que le ménage a été fait en partant, c’est la moindre des politesses, le respect minimum. Les portes entrouvertes des appartements donnent sur l’escalier commun. Aucune trace de pas dans la poussière des paliers. Au sous-sol, une cave oubliée, un bric-à-brac à jamais perdu  : valises pleines de photos, cahiers d’école, chandeliers, correspondance, prospectus, bons de réduction, buvards, prix d’excellence, journal intime, mèche de cheveux, médaillon d’ivoire. Le lendemain, les engins de chantier, mâchoires d’acier en action, attaqueront le béton par le toit.

proposition n° 21

D’abord ça paraît blanc. Un plan peint, uni, vertical. Et puis non, ce sont des dégradés de gris. Très pâles, mais tout en variations plus ou moins laiteuses. Des reliefs, comme granulés, avec leurs propres impacts sous la lumière rasante. Rien d’homogène. Rien de vraiment blanc d’ailleurs. Le blanc n’existe pas, c’est toujours autre chose, une nuance, une tentative. Un échec. Un trait net sépare la surface. On voit la teinte qui change brutalement. C’est la densité d’une ombre qui varie. Ailleurs, le blanc est plus lumineux, moins mat, horizontal, plus lisse. Une surface différente qui dit sa propre gradation. Plastique contre peinture acrylique. Ivoire. Ou crème. Câble blanc sale enroulé sur le blanc mat, câble blanc sur blanc. Mais rien qui se confonde. Sur un carré à plat, une lettre. Un détail. Un E presque effacé d’avoir été souvent enfoncé. E blafard. Évanescent. Squameux. Les traces d’un doigt, un majeur, sont plus marquées, grisâtres, dans le coin inférieur droit. Le bas du E y disparaît totalement. S’y noie. Voyelle condamnée, invisible et muette.

proposition n° 22

Là, il aurait dû y avoir la tête de profil d’un tyrannosaure verdâtre, longues dents à faire peur, œil chafouin. Le bec démesuré d’un toucan. Une pochette orange avec le mot « club » manuscrit, souligné au feutre noir. Le mécanisme permettant de hisser d’un cran le ruban de la petite machine à écrire pour obtenir des lettres rouges au lieu de noir. Le bois de la table ronde, rustique, sans charme, banale. L’angle d’aluminium de la fenêtre. Une mouche. Un éclair. Le casque argenté d’un bonhomme en plastique. La calandre d’une voiture majorette. Le tissage grossier d’un couvre-lit marocain. Une tête de chouette en macramé, moche, accrochée à un mur. Un livre de comptines et virelangues. La grosse cloche sonne, à répéter le plus vite possible, le plus de fois possibles. Une cachette dans le socle d’un tabouret orange, sous l’assise amovible, un espace inaccessible, découvert par hasard, où dissimuler ces objets personnels qu’on ne veut vus par personne. Lettres secrètes, jouet précieux entre tous. Liste de ce qu’on ne dévoilera pas. On y rangerait le journal intime qu’on ne tient pas encore. C’était sa chambre.

proposition n° 23

Par la vitre ouverte de l’auto, vue sur une entrée semblable à la sienne, mais perpendiculaire, et par laquelle il ne se souvient pas être passé. Par la fenêtre de sa chambre, il verrait l’homme au casque de chantier creuser pour laisser passer les fibres et bientôt tous les textes, tous les sons, toutes les images du monde dans une cavalcade sans fin. De l’autre bout du monde, pianotant sur un clavier blanc, vue bientôt aussi sur ce coin de rue, à bien se pencher sur la fibre : vue même dans sa chambre, ce qu’elle est devenue, son nouvel occupant, courbé lui aussi devant son écran. Il pourrait voyager jusqu’ici sans avoir à se déplacer : quelques clics seulement et ouvrir autant de fenêtres sur le monde qu’il le voudra. Seul l’oiseau voit tout : et l’immeuble, et sa voiture, et la tranchée ouverte dans la rue et la femme assise sur un des deux bancs de guingois. La femme le regarde lui, et sa voiture : des jours qu’il traine dans le quartier sans raison apparente. Il intrigue.

proposition n° 24

Par la vitre de l’auto, il se serait vu courir vers les balançoires, son ballon de cuir sous le bras. Il aurait vu pousser les arbres, masquer petit à petit le ciel du rez-de-chaussée et du premier étage. Il se serait vu taper dans la balle avec deux ou trois copains venus vers lui. Alors ce qu’il voit aujourd’hui, les silhouettes passer, cette femme qui note sa plaque, depuis le banc là-bas, parce que c’est bizarre tout de même, et avec tout ce qu’on entend mieux vaut savoir quoi dire aux gendarmes s’il viennent annoncer un cambriolage ou un enlèvement, ce qu’il voit aujourd’hui a si peu d’importance. Demain, il sait ce qui adviendra. Il regarde par sa fenêtre, il voit déjà l’immeuble vide. Et, le lendemain, la poussière retombée, les allées-venues des camions emportant les blocs de béton armé aux tiges d’acier tordues, découpées, les plaques de plâtre éventrées, les chambranles déboîtées. Les gravats seront triés, broyés, et réutilisés en remblais. Ce qu’on pourra voir ensuite par la vitre de sa voiture ? Il ne le sait pas encore : ce qui lui importe, lui, c’est la destruction du Parterre. La fibre qui arrive, c’est sûr, ce n’est pas pour ces gens-là. La fibre, c’est pour après.

proposition n° 25

Ce ne sont pas les questions qui manquent. Il aurait pu ne pas venir. Il aurait pu refuser la mission. Il aurait pu refuser l’obstacle. Il ignorait ce qu’il ressentirait à aller jusqu’au bout et même où serait ce bout. Qu’est-ce qu’il faisait là, exactement, à rejouer ce pan d’enfance, à chercher des traces dans ce qui restait encore des lieux où il avait vécu. Qu’est-ce qui se jouait qui le dépassait. Pourquoi ces heures prostré devant l’entrée d’un immeuble où il avait hypothétiquement vécu. Il ne savait pas où il allait. Ce qui surgirait de son prochain coup d’œil à la ville. Qu’est-ce que cela lui apporterait. A quel moment cela donnerait du sens à l’ensemble de sa démarche. Quand cesserait-il de ressentir une nécessité qui le dépassait. Un impératif auquel il était impossible de se soustraire. Quel serait son prochain pas. La prochaine direction qui s’imposerait à lui. Pourquoi acceptait-il de ne rien maîtriser du prochain paragraphe à écrire. Se laisser conduire, porter. Qu’espérait-il de tout cela. Quelle libération pouvait bien en survenir. Et pour se libérer de quoi. De quel poids dont il ignorait la présence. Qu’allait-il effacer.

proposition n° 26

Il avait compris ce qu’était une ville en marchant. Il n’était pas seul, alors. C’était une rue mille fois arpentée. Et il disait ses souvenirs à celui qui l’accompagnait. La porte cochère, là, se refermant sur un souvenir d’enfance précis et douloureux. Pour l’autre, la rue avait un autre sens, c’étaient d’autres souvenirs plaqués. Et ils marchaient tous les deux, chacun pour soi, chacun porté ou ralenti par des images qui échappaient à l’autre. La ville mille fois arpentée les séparait de tout ce qu’ils y avaient chacun vécu. Seul le dialogue, les souvenirs partagés pouvait les réunir. Et, à chaque coin de ce qu’ils considéraient chacun comme leur ville, ils revivaient ainsi malgré eux des émotions contrastées, anachroniques, bigarrées. Que vois-tu ? Et toi ? Ils n’avaient que le lieu en commun, et rien d’autre d’une ville palimpseste qui leur offrait chacun une réécriture continue de leur propre vie. Il était persuadé qu’on ne pouvait vivre vraiment un moment avec quelqu’un que dans une ville inconnue, visitée ensemble pour la première fois. Un lieu découvert de conserve. Il y voyait une explication rationnelle aux amours de vacances, aux voyages de noces : on se fabriquait des souvenirs communs que là où l’on n’en avait aucun. Il savait qu’il emmènerait ses conquêtes au bout du monde pour ne pas les perdre. La ville, c’était là où chaque chose était trace que quelque chose avait déjà vécu. Un marécage d’espaces déjà signifiants qui l’engluait et sur lesquels il tentait sans cesse d’écrire du neuf, de superposer des souvenirs plus forts, pour effacer les siens comme ceux des autres. La ville était un sport de combat.

proposition n° 27

Comme il était arrivé là. D’abord il n’avait rien reconnu du tout. Une terre étrangère. Totalement. La route indiquée sur l’écran, et qu’il suivait scrupuleusement depuis qu’il avait quitté la deux fois deux voies traversait des paysages mornes, des forêts sombres, des champs comme abandonnés. C’était une campagne sans âme. Et puis les prémices d’une ville : pavillons immaculés contre maisons qui furent longtemps isolées. Des restes de vie paysanne se noyant entre des constructions neuves. Des hangars aux enseignes peintes sans goût : typographies tape à l’œil, lettrages incongrus, couleurs vives, jeux de mots involontaires : « Semences Levillain », « Bucheronnage Dubois »… Ce qu’on fait, qui on est. Et qu’importe le résultat : c’est comme ça qu’on se dit. La route sinuait un peu. Et la ville se densifiait. Il avait traversé un quartier entier et c’est ce qui l’étonnait le plus. Il n’y avait rien, là, avant. Et c’était des immeubles rutilants, un magasin de bricolage avec une promotion sur les carrelages à saisir absolument, un salon de coiffure « Hair de rien » au tarif avantageux pour les étudiants (mais qui étudiait là ?), un boulanger « A la miche » proposant trois éclairs pour le prix de deux, un « drive » où chercher les courses commandées sur Internet : packs d’eau, couches, conserves... La ville avançait comme un cancer, moche, inéluctable, pratique. Il s’imaginait Le Parterre toujours à la limite de la ville, mais non : elle l’avait contourné, elle avait poursuivi sa croissance, elle l’enserrait maintenant de toutes parts, le pressait. Il avait traversé des rues percées de frais, sans plus savoir à quel moment les immeubles de son enfance, enfin, se dresseraient devant lui, les espérant à chaque carrefour. N’y comprenant plus rien, craignant de tourner des jours entre un centre médical (trois kinés, deux infirmières, un généraliste) et un salon de toilettage pour chiens, il ne savait plus comment il avait réussi à se garer au bon endroit, comment il avait retrouvé ce lieu dont il ne connaissait plus l’adresse exacte.

proposition n° 28

Il faudrait se déplacer. Bouger. Regarder encore et encore le paysage par le cadre de la fenêtre ouverte de l’auto. Comme un enfant. Mais une seule question : « quand est-ce qu’on arrive ? ». Il faudrait que les façades des immeubles défilent à un bon 40 à l’heure. Avec station aux feux rouges. Il faudrait aller. Les fenêtres immobiles des immeubles. Les fenêtres immobiles des pavillons. Les murs d’enceinte. Les façades historiques rénovées. Les vitrines crépitantes des commerçants qui cherchent à détourner le regard. Les passants comme immobiles. Les pignons, les barrières, les portails entrouverts, les haies de thuyas, les salles des fêtes. Il faudrait que tout passe et qu’on aille toujours ailleurs. La ville traversée en vitesse. Il faudrait retrouver les passages secrets, les contournements, les détours, les raccourcis, les plaques de rue, les plaques d’égout. Chaque plaque d’égout ici donne sur une autre ville et dans les autres villes sur les plaques, le nom de celle-ci. Réseau de déplacements clandestins qui ramènent toujours à la fonderie qui fournit la France entière, et peut-être même l’étranger en lourds cercles de fonte que ne soulève que le personnel assermenté. Il faudrait rouler dessus et les voir disparaître sous le capot de la voiture. Et passer d’une ville à l’autre d’un coup, et revenir sans cesse. Il faudrait se déplacer. Circuler. Mais il n’y a rien à voir.

proposition n° 29

La femme a noté la plaque de la voiture dans un petit carnet à spirale à couverture vert pomme qu’elle garde toujours sur elle au cas où il y ait quelque chose à noter. Un carnet acheté au supermarché dont le format est idéal pour les différentes poches des différents vêtements dans lesquels elle sort, jour après jour de son appartement. Elle est de trois quart dos, et il observe la courbe de sa nuque en se demandant par quel miracle les petites vieilles d’aujourd’hui ressemblent autant à celles de son enfance. C’est comme si c’étaient les mêmes. A quel âge enfile-t-on la blouse à fleur que portait sa propre grand-mère ? A quel âge la nuque se courbe-t-elle au point que plus jamais on ne se redressera ? Si elle se levait et se mettait à marcher, il sait la claudication gauche et la lenteur du mouvement : c’est celle de toutes celles qui ont enfilé cette blouse avant elle, et porté ses lunettes dorées, dernier signe de coquetterie depuis qu’elle a renoncé au fard à paupière. Elle est assise sur le banc duquel il a plongé dans la neige, enfant. Elle ne regarde plus la voiture, mais, stratégiquement, ne s’est pas totalement retournée. Elle ne voudrait pas manquer son départ, si jamais il partait, et le garde dans son champ de vision. L’air de rien. Elle surveille. Cela la change des travaux, des ouvriers qui n’en fichent pas une. Elle en aurait des choses à dire sur les temps de pause, les palabres, les heures de prise de service, le moment des départs. Elle connait les habitudes de chacun et le nom de tous les habitants de sa cage d’escalier. Elle reconnait chaque enfant à sa façon particulière de dévaler les marches. C’est pour cela que la présence incongrue de cette automobile ne lui a pas échappé. Et cet homme aux cheveux grisonnants, barbu, au volant : elle ne l’a jamais vu. Qu’attend-il ? Qu’espère-t-il ? Un amant ? Un cambrioleur en repérage ? Il se trame quelque chose et elle finira par le savoir. On ne vient pas jusque-là par hasard.

proposition n° 30

La vie est faite de ces minuscules variantes dans la répétition des jours. Chaque samedi, à 9h00 précise, elle est à l’entrée de Match, le plus ancien des supermarchés accessibles à pied de sa cage d’escalier. Il y a là chaque samedi les mêmes habitués derrière leurs caddies devant le rideau de fer. A l’heure précise le vigile, et ce n’est plus le même depuis quelques années, l’ancien a pris sa retraite, il faut bien, arrivé à l’âge. A l’heure précise le vigile appuie sur le bouton rouge et le rideau se lève. Seulement lorsqu’il est totalement relevé, l’homme actionne d’un tour de clef le mécanisme des portes automatiques et les habitués de la première heure rentrent, l’œil aux aguets. Elle a déjà repéré sur le prospectus hebdomadaire déposé dans sa boîte aux lettres les bonnes affaires de la semaine et avance en s’appuyant sur son charriot vers le rayon des promotions. Elle va refaire son stock de maquereaux au vin blanc : la quatrième boîte est offerte dans le lot. Salut de la tête à celles et ceux qu’elle connait. On ne lui adresse pas la parole. On n’est pas là pour ça. Sauf si un événement nécessite qu’on prenne des nouvelles. Un simple signe sinon suffit. Elle pourrait faire ses courses un autre jour, mais c’est le samedi qu’on croise le plus de monde. Untel a minci et d’ailleurs il prend du poisson, des légumes, pas de la viande. Il fait attention. Normal. Il vient de divorcer. Cherche à se recaser. Il porte beau. Il sourit. Il est neuf heures et trois minutes, elle bifurque vers les pâtes. Juste des coquillettes : elle a fini le paquet hier. Et ce petit pot de sauce bolognaise toute prête. On ne sait pas d’où viennent les petits morceaux de viande insipide qu’ils mettent dedans, mais ce n’est pas difficile à mâcher. Tiens, c’est la jeune fille du troisième étage. Rare de la voir aussi tôt chez Match. Un coup d’œil à ses achats. De quoi se nourrit-elle ? On peut en apprendre tellement sur les gens en regardant dans quoi ils dépensent leur argent. Celle-là n’a pas l’air d’être dans le besoin : elle n’a même pas semblé regarder le prix des magrets de canard. Rayon fruits et légumes. Une poire. Elle adore les poires. Et tant pis si ce n’est pas la saison. Et tant pis si elle a de plus en plus de mal à les éplucher. Le mari de la directrice fait ses courses pendant que sa femme tente d’apprendre à lire à une trentaine de cancres. Paquets de céréale, soda, bouteille de vin. Elle prend un steak haché sous vide. Cela lui fera deux repas. Et une tablette de chocolat au lait. Elle en laisse fondre un carré sur sa langue avant le café qu’elle boit seule, à 14 heures, en regardant par sa fenêtre. Il lui faut six œufs. Une bouteille de lait. Deux tranches de jambon. De la purée en flocons. Elle prend les petits pois au rayon surgelé : les bocaux sont devenus trop difficiles à ouvrir. Son trajet entre les rayons est sûr. Un paquet de biscottes. Le même depuis toujours. Il lui reste du beurre et de la confiture : elle n’en prendra que la semaine prochaine. Compote de pommes en barquette. Yaourts nature. Ne pas trainer : les premiers arrivés aux caisses ne font pas la queue. C’est la jeune Camille qui est là ce matin. Elles échangent deux amabilités, prennent de leurs nouvelles réciproques. Camille se sert directement dans le porte-monnaie : c’est plus simple. Ranger tout dans le cabas, pousser le chariot jusqu’à où il doit être, y récupérer la canne pour rentrer, claudiquant, jusqu’à l’appartement. Elle croise sur le chemin du retour quelques habitants du Parterre qui ne semblent jamais la voir, pas plus que la jeune fille du troisième étage qui la double sans lui demander plus que les autres si elle peut l’aider à porter ses courses jusqu’à chez elle. Ces choses-là se perdent. Elle offrirait pourtant volontiers un café et un petit beurre à celui ou celle qui lui rendrait un tel service. Un jour, il faudra qu’elle accepte de se faire livrer.

proposition n° 31

On avait trouvé Madame Gruchot pendue dans sa cuisine, la lettre d’expulsion ouverte sur le plan de travail, près d’un reste de maquereau au vin blanc. Il avait fallu quelques jours et que sa boîte aux lettres déborde des prospectus du supermarché pour qu’un voisin s’inquiète un peu de ne pas l’avoir vue. Madame Gruchot habitait depuis quarante ans l’appartement dans lequel elle avait décidé depuis longtemps qu’elle terminerait sa vie. Assister à la réunion d’information sur les possibilités de relogement n’y aurait rien changé. A son enterrement, il n’y aurait eu personne. Et là tout le Parterre, le président de l’association de défense du quartier, les élus de l’opposition, tous ceux qui ne voulaient pas qu’on les déloge, tous ceux qui s’accrochaient à leurs souvenirs. Et deux journalistes même pour Madame Gruchot Roselyne, son nom sur une tombe au bout de la rue Maurice Barrès à mi-chemin entre les ruines du château-fort et la fonderie. Madame Gruchot et le discours de ce voisin remonté. Où se débarrasse-t-on du cadavre des villes qu’on assassine ? La phrase tournait en boucle dans sa tête. Où se débarrasse-t-on du cadavre des villes qu’on assassine ? Une simple opération d’urbanisme, lui avait-on dit au siège et il avait accepté par curiosité de revoir là où il avait passé trois années d’enfance. Expulser, détruire. La routine. Mais Madame Gruchot depuis toujours avait décidé qu’elle mourrait dans son appartement. Leur appartement. Elle ne savait pas que cela avait été le sien, aussi, quarante ans plus tôt. Comment l’aurait-elle su, elle qui en connaissait pourtant si long sur chacun des habitants de l’immeuble. Elle l’avait repéré, le temps qu’il avait passé dans le quartier à essayer de retrouver la fenêtre de sa chambre, de leur chambre. Mais sans rien arriver à savoir de lui. Et c’est justement elle qui avait choisi sa chambre d’enfant pour y passer les quarante années suivant son départ. Elle que sa lettre avait tuée dans la cuisine où il se souvenait avoir pris des coups. Elle qui, chaque samedi matin, il l’avait appris depuis, allait à 9 heures précises au supermarché. Et maintenant, il est au cimetière, à bonne distance, comme dans les films l’assassin assiste à la mise en terre de sa victime, silhouette à peine entrevue dans l’ombre d’un cyprès par le policier en charge de l’enquête. Elle n’avait plus rien dans sa vie que cet appartement, leur appartement, plus rien que ses courses du samedi matin. L’appartement de son enfance était devenu celui où il avait tué une femme. Il allait le raser.

proposition n° 32

Le cimetière est l’endroit le moins haut de la ville. Ne seraient les cyprès qui indiquent la direction vers où regardent les cadavres, on est à ras de terre. Un mausolée ou deux, pour dire l’importance qu’on a eu vivant, mais c’est à hauteur d’homme. Des stèles. Des fleurs vers lesquelles il faut se baisser. Le ciel est au plus près, à lécher les tombes. Et les nuages se font brume, brouillard, au petit matin langue de coton froid. C’est une chape plus qu’un horizon. Un plafond bas qui courbe le dos des vivants. Et même au plus fort de l’été, la chaleur imparable écrase et maintient en terre ceux qui voudraient revenir. Odeur de bitume et d’herbes sèches, l’air se fait plus lourd que le granit et le béton. On peut à peine avancer dans les allées et aux pires heures du jour, tout mouvement devient impossible. Les nuits étoilées n’invitent pas plus à lever les yeux, c’est le noir pesant des cieux qui descend jusqu’aux semelles des sépultures, s’immisce dans les caveaux, poisseux, gluant, et noie les morts dans un désespoir sans fond. La clarté blafarde de la lune n’y peut rien, toujours trop faible pour qu’on lise les noms qui s’effacent sur les plaques de fonte posées où sont les ouvriers morts à l’usine. Le ciel est sans promesse, opaque.

proposition n° 33

Les morts ont pourtant encore à nous dire. Pourquoi sinon les garderait-on ainsi près de nous. Il n’en doute pas et revient chaque jour sur la tombe de Madame Gruchot. Elle aura toujours des messages pour lui. Elle recommandera, enjoindra, conseillera, déclamera, confiera, racontera. Elle profèrera, interjectera, insistera, préviendra, polémiquera, revendiquera, retracera, divulguera, chuchotera, énumèrera, affirmera, objectera, révèlera, préconisera, certifiera, insistera. Elle insistera encore, murmurera, professera, répliquera, requerra, soutiendra, sollicitera, stipulera… Ce seront des nuances de silences convenus, des non-dits pesants, des reproches muets, des désapprobations, plaintes, griefs. Des blâmes. Des secrets, des indiscrétions. Penché sur la tombale en granit gris du Tarn, le premier prix, il tend l’oreille. Les 10 cm de pierre qui le sépare de la cavité rendent la communication difficile. Mais il tend l’oreille, il écoute. Il commandera une plaque de granit à poser sur la tombe, cherche encore le message à y inscrire en lettres de bronze. Il lui doit bien cela. Un simple merci, peut-être. Sibyllin. Et pourquoi la remercierait-il ? Son suicide ne va rien changer. Les immeubles seront abattus et toute trace du passé rasée. Il ne sait plus où il en est, et cela lui semble faire longtemps qu’il erre ainsi. Que doit-il à Madame Gruchot ? Ce qu’on doit à tous les morts : d’être encore là, de leur survivre, d’attendre notre tour. Les morts nous donnent la vie, et nous leur offrons, en échange, une tombale en granit gris du Tarn, une plaque assortie et quelques mots en lettres de bronze, une jardinière de bruyère. Aux plus méritants un désherbage annuel du gravier, un nettoyage pour lutter contre la prolifération inéluctable des mousses et des lichens. Reviendra-t-il les années suivantes pour Madame Gruchot ? Il en doute déjà. Mais elle a donné à son retour ici, à son dossier, une densité dramatique, et c’est pour cela au moins qu’il peut la remercier. L’intensité surprenante et décuplée du moment.

proposition n° 34

D’où l’on vient et où l’on va, finalement. La ville qui s’étale dans toutes les directions et toujours le cimetière où l’on revient. A l’Est, c’est le Parterre, et plus à l’Est encore, cette zone nouvelle par laquelle il était arrivé, et quand on s’éloigne, plus rien que champs et bois. Hameaux. Une vie qui se dilue dans la plaine. Une vie dont il ne connaissait rien, où l’on ne croisait même pas de randonneurs en T-shirt vert amande anti transpirant, « escape » en rose fluo dans le dos. Juste des maisons posées, des basse-cours grises, des clapiers à lapins, des pommes de terre, des vieilles courbées par les ans. Des cousines de Roselyne Gruchot, ses sœurs peut-être, qui n’avaient pas eu la chance de monter à la ville, d’y décrocher un emploi de bureau, de vendeuse. Des sœurs qui s’étaient mariées un jour de moisson, des fleurs dans les cheveux, oubliant pour une heure comment le charbon allait les engluer et l’acier les contraindre. Des traces du temps d’avant. Ah, ça, on avait envié la Roselyne quand elle était partie au bras de ce garçon, un clerc de notaire, croyait-on se souvenir. On l’avait maudite aussi. Elle avait de la chance, elle : la vie, la vraie vie, elle aurait tout. Et puis on avait eu de moins en moins de nouvelles, on avait de moins en moins pensé à elle. Ce qu’elle avait pu devenir ? Elle était peut-être allée vivre à Metz ou à Nancy. A Paris. A New-York. Un clerc de notaire, vous pensez… En tout cas, elle avait réussi. Elle s’en était sortie.

C’est au Nord que tout c’était joué. La route du Nord empruntée par le clerc de notaire pour au bout d’une autre plaine sans âme une ville semblable où habitait une femme de quinze ans de moins. Une ville dont Roselyne Gruchot n’avait plus jamais prononcé le nom. Une route qu’elle n’avait jamais prise. Et comment, à quarante ans à peine elle s’était retrouvée seule et avait décidé de ne plus donner la moindre nouvelle à qui que ce soit : trop de tristesse pour la partager. Parfois quinze kilomètres suffisent à s’effacer, à disparaitre. Il était parti faire des enfants à une autre et la ville s’était refermée comme un piège sur la Roselyne, et les mailles s’étaient resserrées, et c’était du quartier qu’elle n’était bientôt plus sortie, et son appartement avait fini par se refermer sur elle, et juste un cercle de corde à linge autour de son cou. Au Nord, elle avait perdu tout espoir : le bonheur vendu dans les livres et les films n’était pas pour elle. Alors, il restait les petites histoires des voisins de palier, les épisodes des séries à l’eau de rose à l’heure d’ouvrir la boîte de maquereaux au vin blanc, les courses une fois par semaine. Il était parti, sans elle. L’appartement était tout ce qu’il lui avait laissé.

Lui était parti à l’Ouest, et c’est de là qu’il était revenu. Il y a des Roselyne Gruchot partout. Normal qu’il en croise une au Parterre. Une qui n’avait jamais vu Paris, ni la mer. C’est pourtant cela, l’Ouest. Paris, puis la mer. Mais il faut dépasser la fonderie, les fours, la fonte qui vous colle au sol et vous empêche d’aller plus loin. La couleur de la fonte. Il faut dépasser les cheminées, les emmêlements de tuyaux auxquels il ne comprend rien et qui donnent forme au métal en fusion. Il fallait s’échapper. Ici, le ciel et les fumées vous retiennent pour toujours si vous n’y prenez garde. Un vrai piège et l’on n’avait jamais les embruns qui vous fouettent le visage. Seules les plaques d’égout au nom de la ville tournent autour du monde. Oh, on vit très bien comme ça. Roselyne Gruchot l’aurait dit. Que peut-on revendiquer d’autre que la fierté de ce que l’on a et s’enorgueillir des mirabelles sucrées qui collent aux doigts au sortir de l’été. Les tartes, les confitures, les abeilles. Ils n’avaient pas ça à l’Ouest, cette odeur de sucre et de fruit qui donne une couleur d’or à la ville pendant la saison.

Au Sud, le Relais de la poste sur la rue qui va de la place à la gare. Une rue qui porte le nom d’un grand écrivain, une gloire nationale, indubitable. Un relais de la poste du temps où la poste en avait besoin, de relais : on ne pouvait pas tout faire d’une traite. Il avait choisi de loger là. Un hôtel de peu de classe, mais qu’il croyait avoir reconnu — en tout cas, l’emplacement correspond à des souvenirs qu’il a. Des week-ends qu’il y a passé quand sa mère venait le voir. Des souvenirs d’enfant du divorce : des week-ends à l’hôtel dans la ville où l’on habite le reste de la semaine. Parce que la distance entre les parents est devenue tellement infranchissable. Alors, c’est le Relais de la poste. Ce qu’il y faisait enfant lui échappe. Combien de temps passé dans d’aussi petites chambres à juste profiter d’un moment ensemble ? N’a-t-il pas imaginé tout cela ? C’est là, sur un bureau minuscule qu’il peaufine le soir ses plans pour mener à bien sa mission, en finir avec son dossier. Il entend à travers la cloison les borborygmes plus ou moins clairs des pensionnaires du relais. Pas la fenêtre entrouverte l’odeur des brochettes grillées d’un restaurant japonais. Celui-là, il peut parier qu’il n’était pas installé dans cette rue 40 ans plus tôt. Qui mangeait japonais alors ? Pas lui. Il ne lui reste rien du Relais de la poste que ces soirées sur le dossier à boucler, juste la quasi-certitude qu’il y a vécu des moments importants, aussi importants que des retrouvailles avec une mère pas vue depuis des semaines quand on a dix ans.

proposition n° 35

D’où l’on est venu et où l’on a été, finalement, ce qu’il en reste après 10 ans. La ville qui s’étale dans toutes les directions et encore le cimetière. A l’Est, des pavillons, et plus à l’Est encore, cette zone abandonnée puis plus rien que champs et bois. Ruines. Une vie diluée dans la plaine. Une vie dont où l’on ne croise plus que ceux qui n’ont pas su partir. Juste des maisons posées, des basse-cours grises, des clapiers à lapins vides, des veuves courbées par les ans. Des nièces de Roselyne Gruchot, qui n’ont pas eu la chance de monter à la ville, d’y décrocher un emploi. Des nièces qui se sont mariées en sachant comment le charbon allait les engluer et l’acier les contraindre. Quelques traces du temps d’avant. Plus personne ne s’y souvient de la Roselyne. Même pas un nom dans l’arbre généalogique : on n’en avait jamais tenu. Le présent est assez lourd à porter.

La route du Nord n’est plus guère empruntée. A peine si l’on sait où elle mène. Vers une ville dont on ne prononce presque jamais le nom. Parfois quinze kilomètres suffisent à disparaitre. Certains devaient vivre là-bas, y aimer. Mais tout juste comme ici, alors à quoi bon. Il y a 10 ans, déjà, on se tournait le dos. Des villes qui ne se parlent pas. Chacun chez soi. On a assez à faire ici, c’est assez poisseux pour qu’on se contente de ce qu’on a sans aller voir les problèmes des autres. Au Nord, il n’y a pas d’espoir : le bonheur vendu dans les livres et les films, ce n’est pas par là.

Lui est retourné vers l’Ouest, et il n’est jamais revenu. Il y a des Roselyne Gruchot partout. Normal qu’il en ait croisé une au Parterre. Une qui n’avait jamais vu Paris, ni la mer. C’est pourtant cela, l’Ouest. Paris, puis la mer. Mais il faut dépasser la fonderie, les fours, la fonte qui vous colle au sol et vous empêche d’aller plus loin. La douleur de la fonte. Il faut dépasser les cheminées, les tuyaux emmêlés auxquels il n’a jamais rien compris et qui donnent forme au métal en fusion. Il faut s’échapper. Ici, le ciel et les fumées vous bloquent. Un vrai piège et l’on n’a jamais les embruns qui vous fouettent le visage. Seules les plaques d’égout au nom de la ville tournent autour du monde. Lorsque son pied se pose sur l’une d’elle, à Paris ou à San Francisco, il arrive qu’il repense à cette femme qui s’est suicidée dans son appartement d’enfant. Comment s’appelait-elle déjà ?

Il a aussi oublié le nom du Relais de la poste, sur la rue qui va de la place à la gare. La rue Victor Hugo. Un relais de la poste… à l’heure du smartphone, tout le symbole d’une ville à la dérive. Il avait choisi d’y loger. Un hôtel de peu de classe. C’est là, sur un bureau minuscule qu’il avait peaufiné le soir ses plans pour mener à bien sa mission, en finir avec son dossier, raser Le Parterre. L’hôtel a fermé. L’immeuble est abandonné. Pourquoi donc avait-il choisi cet établissement miteux aux cloisons bien trop minces ? Il ne se souvenait pas. Peut-être n’y en avait-il pas d’autre en centre ville.

proposition n° 36
En rêve.

Aller. Venir. La ville est une flaque et le cimetière une île. A l’Est, on nage jusqu’au bord, et quand on s’éloigne, plus rien que marécages. Une vie qui se dilue dans le putride. Une vie où l’on ne croise même plus personne. Juste des maisons qui flottent, des basse-cours comme des radeaux, des clapiers à lapins qui prennent l’eau. Des sosies de Roselyne Gruchot, ses sœurs jumelles peut-être, qui n’ont pas eu la chance de rejoindre la surface, se noient lentement entre deux eaux couleur charbon. Ah, ça, on l’avait envié la Roselyne. On l’avait maudite aussi. Elle avait de la chance, elle. Un marin l’avait emportée au loin, sauvée, débarrassée de ses oripeaux de fonte. Elle s’était envolée, elle avait rejoint les nuages. Elle y avait disparu. Et ses jumelles à demi noyée gardaient pour toujours les yeux tournés vers le ciel qui s’effaçait.

Mais quoi, le marin avait viré de bord, filé vers le Nord, et une autre sirène. Dans une autre flaque pareille où peut-être il avait perçu un reflet du soleil, l’éclat plus sucré d’une mirabelle. Roselyne Gruchot s’était perdue, avait fait du surplace. Elle était restée seule et avait commencé à s’effacer, à disparaitre sous la surface des choses. L’eau de plus en plus opaque s’était refermée comme un piège sur la Roselyne, et la pression avait été de plus en plus forte, et elle n’avait bientôt presque plus bougé, et tout avait fini par se refermer sur elle, et jusqu’à l’air qu’elle n’avait plus trouvé. Suffoquer, étouffée par la ville repliée toujours plus serrée. Au Nord, elle avait perdu tout espoir : le bonheur vendu dans les livres et les films n’était pas pour elle. Il était parti, sans elle. La solitude était tout ce qu’il lui avait laissé.

Lui revenait de l’Ouest. Il y a des Roselyne Gruchot partout. Il n’avait pas été surpris d’en croiser une ici, ni même de savoir ses sœurs jumelles engluées pas si loin. Des qui n’avaient jamais vu Paris, ni la mer. C’est pourtant cela, l’Ouest. Paris, puis la mer. La mer qui monte et se rapproche, la mer qui emportera toutes les villes. Mais il faut dépasser la fonderie, les fours, la fonte qui vous colle au sol et vous empêche de nager plus loin. Le poids de la fonte. Il faudrait dépasser les cheminées, les entremêlements de tuyaux à n’y rien comprendre et qui domptent le métal liquide. Ici, les fumées vous retiennent pour toujours si vous n’y prenez garde. Un vrai piège et l’on n’avait jamais les embruns qui vous fouettent le visage. Seules les plaques d’égout au nom de la ville tout autour du monde. Oh, on vit très bien comme ça. Roselyne Gruchot ne cessait de le dire. Et de s’enorgueillir des mirabelles sucrées qui poissent aux lèvres au sortir de l’été. Les tartes, les confitures, les abeilles. Ils n’avaient pas ça à l’Ouest, cette odeur de sucre et de fruit qui donne une couleur d’or à la ville pendant la saison.

Au Sud, le Relais de la poste affleure entre la place triangulaire et la gare. C’est une rue au nom d’écrivain qui chérissait la mer. Un relais de la poste du temps où la poste en avait besoin, de relais : mais entre où et où pouvait-on bien s’arrêter ici ? Il avait choisi d’y loger. Un hôtel aux cloisons fines et aux odeurs d’enfance, un lieu où prendre pied. Un lieu connu où il a déjà dormi, enfant. Il y surprend dans les couloirs le parfum de sa mère qui flotte. Dans la chambre trop petite, sur un bureau minuscule il efface d’un coup de gomme des immeubles d’un plan. Il trace des zones blanches à reconstruire comme, enfant, il fracassait les constructions en briques de plastique pour mieux créer de nouveaux navires, des tours plus hautes. Relents incongrus de brochettes grillées. Il a 10 ans tout juste et apprend à nager dans la rue transformée en piscine géante. La ville est un parc aquatique. L’eau salée vient du large. Un aileron lui pousse sur le dos. Bientôt il saura voler.

proposition n° 37

Chaque coup de pelleteuse arrache un nouveau pan de façade, un plafond. Et c’est chaque fois, un étage de moins. Sa chambre apparait d’un coup, sans fard. Ce n’est plus son papier peint, il en est sûr, mais celui de Roselyne Gruchot, qu’elle avait choisi avec attention, un mauve pâle, qui a passé avec les ans, plus pâle encore, puis recouvert du gris d’une poussière venue d’on ne sait où, un peu grasse, poisseuse. Mas dessous, dessous, derrière une déchirure, n’est-ce pas ? Il n’a pas le temps de voir… C’est déjà la chambre contigüe qui surgit, celle de son père, puis la minuscule salle de bain, enfin la cuisine, la scène du crime, vite gommée. La pelleteuse abat les cloisons avec une sorte de délicatesse feinte, des fracas assourdissants, des nuages tourbillonnants d’éclats de plâtre. De l’appartement bientôt plus que les sols, puis, exactement semblable au précédent l’appartement du dessous. Même disposition des pièces. Papiers peints différents. Sols dissemblables. Mauvais goût. On n’imagine pas dans quoi vivent les voisins du dessous tant qu’on n’a pas traversé le plancher d’un revers de pelleteuse. Carrelage criard au-dessus d’une baignoire absente : les pièces ont été vidées jusqu’au dernier joint de laiton. On ne devine les occupants qu’aux revêtements muraux défraichis, aux moquettes usées, aux linoleums hors d’âge. Là, un enfant sur son tricycle a fait tellement d’aller-retour dans le couloir qu’on entrevoie le ciment sous les derniers lambeaux du plastique imprimé de fausses tomettes mélancoliques. Et, encore en dessous, au premier étage, l’exact même logement. Il le connait celui-là : y jouait enfant avec un camarade de classe qui occupait la même chambre que lui, juste deux étages plus bas, donc. Il s’y souvient d’un vague parquet flottant. La poussière des étages du dessus masque les murs, les sols. Impossible de deviner dans quoi les occupants vivaient là, finalement. Quelles frises ils avaient patiemment collées aux murs des chambres d’enfants pour y donner une gaité factice, une touche d’humour, une once de rêverie. Tout s’écroule déjà sur le rez-de-chaussée dont on devine le plan encore identique sous les gravats. Il faudrait maintenant le passage du bulldozer pour mettre le terrain à niveau, dégager les blocs de bétons, de ciment, de placo. La pelleteuse attaque déjà la cage d’escalier suivante et la même succession monotone d’appartements standards.

proposition n° 38

Roselyne Gruchot n’écrira jamais ses mémoires. Une syntaxe scolaire et des espoirs déçus, les petites histoires des voisins de palier. La lassitude. Jamais elles n’écrivent leurs mémoires, les Roselyne, ou elles ne trouvent jamais de lecteurs. Ces livres n’existent pas. Ce sont parfois des cahiers, des carnets qu’on retrouve à l’occasion d’un décès, auxquels les proches jettent un œil et qui finissent oubliés à l’occasion d’un déménagement. On aurait pu écrire sur la ville, pourtant. Il aurait fallu un écrivain, un vrai, du haut de son piédestal et qui donne au quotidien son emphase, ses lettres de noblesse. Un romancier, qui décrypte derrière le suicide de Roselyne un complot et dise le brouillard des ronds-points. Un poète qui déclame les beautés des espaces laissés libres par les immeubles. Un comptable qui tente la liste des événements à l’angle de deux rues. Des livres, encore des livres sans lesquels au final rien n’existe vraiment. Un texte qui construise la ville pour toujours et qu’on ne puisse plus jamais la détruire, protégée par les mots, inaccessible aux pelleteuses. Il rêvait de livres introuvables d’explorateurs découvrant Le Parterre la veille de sa destruction et reconstruisant chaque parcelle de vie dans des pages inoubliables de lyrisme et de tristesse contenue, capables de phrases sans fin, comme emberlificotées sur elles-mêmes et dont le lecteur craindrait au bout de quelques pages de ne jamais ressortir, porté par le courant, incapable d’arrêter la lecture, bondissant de mot en mot, d’une périphrase à une subordonnée, d’un nouveau verbe posé en travers de sa route à un adjectif suranné, comme si la seule façon d’arrêter le temps, de figer les événements, était d’éviter pour le bon tout contact avec le moindre point final. C’étaient des pages et des pages de descriptions interminables sans le moindre être humain qui traverse le paysage et d’un coup une foule compacte qui dise qu’on avait pu vivre là. C’étaient dans un autre livre des récits de rêves qui tous se passaient dans le même appartement la veille de sa destruction, remontant les cloisons nuit après nuit, sans relâche pour que vivent à nouveau les fantômes qui hantent ses couloirs. Une autre couverture, une nouvelle typographie : les confessions d’un architecte dévoilant comment il avait conçu Le Parterre, ce qu’il avait voulu, son utopie, ses regrets que les habitants n’aient pas compris le potentiel romantisme des perspectives ouvertes, des diagonales offertes. Et une histoire d’amour banale, magnifiée par un style jamais vu. Il aurait tout lu, se serait gavé des pages sur la ville qu’il venait de raser. Le moindre opuscule d’un historien local aurait fait son affaire. Et qu’importent le titre, qu’importe le nombre de pages, des livres, des livres, des livres.

proposition n° 39

Avant toute reconstruction, on viendra gratter la terre, sonder, creuser. Les archéologues profiteront du moment suspendu pour vérifier ce que l’on sait déjà : ici, il n’y a rien eu. Jamais. La probabilité de tomber sur le crâne d’un néanderthalien est des plus réduites. Un soc de charrue perdu il y a des siècles tout au mieux. Mais aucune trace dans aucun livre d’une cité gallo-romaine, d’un marché médiéval, d’un cimetière hun. Ni bataille ni foire. Rien que des générations de paysans piétinant la terre grasse, fauchant le blé, et puis un jour Le Parterre dont aucun archéologue, jamais, ne retrouvera quoi que ce soit. Ça, il s’y emploie : une chaîne ininterrompue de camions de gravats, pendant des jours et des jours, emporte au loin les blocs de ciment, les plaques de béton, les débris. On fait place nette. On racle jusqu’à la terre. On cure. On défait. On annule et annihile. C’est un grand trou dans la ville, un no man’s land, et cela prend la forme indécise d’un terrain vague entouré de palissades métalliques. Il ne faudrait pas qu’on vienne s’installer là. Manouches, migrants, gitans, anarchistes : il faut éviter le campement, et c’est pour cela surtout qu’on ne doit rien laisser derrière soi. De trois parpaings et d’une plaque de tôle, ils feraient un abri. De quelques bâches un bidonville. Allez installer des archéologues au cœur d’une favela. Mais ce ne serait plus son problème. Le travail est fait, et bien fait. Il y veille personnellement : c’est son chantier. Il dit « mon chantier » quand il en parle. Il partira, le dernier tas de gravier évacué. Il pourra partir. Quitter la ville.

proposition n° 40

Il en sort par le pont franchi à l’arrivée. Sur une rive la ville et ses réseaux inextricables de câbles, tuyaux, rue, impasses, déceptions. De l’autre plus rien. Normalement. Mais un immense panneau annonce des terrains à bâtir. Bientôt, la ville aussi passera le pont. Ce seront des pavillons, des maisons. Œils-de-bœuf, vérandas, chiens assis en option. Des familles. Des enfants qui jouent au ballon. Sur l’immense panneau en quadrichromie, la photo d’un couple souriant, un bébé dans les bras qui affiche une satisfaction béate. Dans leur dos, leur foyer : murs blancs, toit d’ardoises, jardin fleuri, une table, un parasol. Leur petit coin de paradis. La promesse du bonheur enfin réalisé. Ils seront heureux. Vous aussi. Après le panneau, plus une trace de la ville. On est, enfin, sorti d’affaire. Mais pourquoi irait-on plus loin, puisque la plénitude est à portée de main. Juste à s’installer et construire sur le terrain prévu pour ça. Il pourrait. Prendre son téléphone. Appeler pour se renseigner. Mais ce qu’il voit, c’est une nouvelle métastase de la ville qu’il faudra un jour raser. Il le sait. Comment pourrait-il s’installer là ? Tout ce qui se construit est détruit un jour. Et c’est lui qu’on appelle pour ça. Un métier comme un autre.

proposition n° 41

Il ne se souvient pas de partout où il a été [1]. Et même si il a jamais été [2]. Cette injonction au souvenir, à la nostalgie, à la mémoire. Ils se rappellent tous les uns aux autres les moments passés là, ensemble [3]. Seuls. En couple [4]. Il sait que lui aussi a essayé d’être avec eux [5]. Qu’il a foulé l’herbe, senti le bitume chaud sous la pluie l’été [6], couru aux balançoires, traversé les parkings souterrains pour déboucher par un autre immeuble, tapé dans un ballon en cuir [7]. Mais c’est comme une première fois, toujours, toujours essayer d’en être et ne jamais y arriver vraiment [8]. Alors, y revenir ? C’est perdu d’avance : quand se serait-il trouvé où il fallait ? Les choses à leur place, autour, mais lui, décalé. Et revenir ne fait rien aboutir [9]. C’est toujours une première fois. Le même vide, la même désarticulation des perspectives qui ne donnent sur rien. Et ce n’est grave que pour eux qui ne comprennent pas qu’on n’y accorde pas la moindre importance [10]. On est toujours au monde pour la première fois [11]. Alors si c’était cette fenêtre, cette cage d’escalier ? Qu’importe. Une autre aurait tout aussi bien fait l’affaire. Pour le revenant, le paysage est le fantôme [12].

proposition n° 42

entre la 11 et a 12

Pour quelqu’un qui ne se souvenait pas, il ne se débrouille pas si mal. Les images affluent. Il suffit de les laisser venir. On oublie à force de ne pas penser aux choses. Elles ne disparaissent que parce qu’on les laisse faire. La mémoire est une eau boueuse dans laquelle tout s’enfonce. Une eau boueuse et stagnante. Dense. Les chutes s’y font lentes et sans qu’on y prenne garde. Mais qu’on remue un peu la fange et ce qui semblait perdu remonte avec vivacité, retrouve sa netteté. Et si l’on ne sait jamais ce qui reviendra à la surface, on est rarement déçu. Les bribes s’imposent avec force et retrouvent quasiment leur éclat d’origine. Comment a-t-on pu penser qu’on avait oublié ça ?

entre la 21 et la 22

Il n’arrive pas à se concentrer. L’esprit qui vaque au hasard des détails de sa table de travail à ce qu’il imagine là-bas. Des images du passé, des visions du futur, des gros plans sur d’infimes éléments. Il voudrait ne voir que le mur, et les tâches à accomplir. N’avoir que ça en tête. Et c’est l’immeuble qui revient à pleine vitesse, occupe tout son champs de vision. Son enfance, et demain le vide qui se fera. Les budgets, les plannings : il n’y arrive pas. Juste le blanc trop lumineux de l’écran, du clavier, et les flashs colorés de ce qui se passera, de ce qui s’est déjà passé. Impossible de travailler, il est bombardé d’images. Il dort peut-être déjà. S’il trouvait un sommeil plus profond, il pourrait, comme avant, ne plus être confronté à tout cela.

entre la 26 et la 27

Il n’aurait pas dû avoir à se battre ici. La partie avait été gagnée depuis longtemps. Il avait juste oublié que c’était dans la fuite, en partant. Et que revenir était relancer les hostilités, repartir au front. Rien n’avait assez changé pour que tout ne se dresse pas à nouveau contre lui. Il n’avait rien reconnu d’abord. Tout avait cet air d’étrangeté augmenté de nouveautés parfois incongrues. Mais il allait falloir reprendre comme si il n’était jamais parti. A ceci près qu’il avait les armes maintenant, et que rien ne lui résisterait.

proposition n° 43

Tout a déjà été écrit, dit-on. Il n’y aurait plus rien à dire et pourtant un tel hasard a présidé à tout cela : il aurait pu revenir ailleurs. Il a choisi la première solution qui se présentait à lui, sans réfléchir. Ensuite, il n’a pas vraiment maîtrisé quoi que ce soit, balloté par des événements qui le dépassaient, des injonctions venues d’ailleurs, poussé en avant, sur le côté, pris par des courants ascendants imprévisibles. Des dizaines d’autres lieux possibles et aucune raison particulière à celui-là plutôt qu’un autre. Il y aurait eu des histoires différentes, des paysages qui n’avaient rien à voir, des piscines, des cours le lycée, des heures à jouer aux carte dans un café enfumé, un premier boulot, un terrain de tennis, une plage et des coups de soleil, et pas de Roselyne Gruchot, mais une Sylvie. Un histoire d’amour sirupeuse. Lénifiante. Impossible. D’autres retours, d’autres chapitres, d’autre façons de revenir, des nostalgies, des découvertes, des aventures. Tout ce qu’il reste à écrire : encore et encore revenir. Et finalement revenir au texte initial. Tout reprendre. Récrire, c’est encore écrire, recommencer, reprendre. Au moins relire. Se récrier. Tout relier. Y revenir. On creuse toujours le même sillon et si tout a déjà été écrit, on n’en a jamais fini. Il admire ceux qui savent poser ce point final à la fin d’un texte, décider que cette fois, rien ne bougera, qu’il n’y reviendront plus. Il imagine que ce ne peut être qu’un forme d’abandon, de fatigue, de découragement. Lui tenterait bien, encore, d’améliorer quelque chose, au risque d’effacer une bonne fois et que tout s’écroule sur une page redevenue blanche, atone. Tout, alors, peut-être, aurait été écrit.

proposition n° 44

C’étaient des lignes et des lignes de nostalgie par les pores de chaque lettre de chaque mot, par dessus la plus discrète des virgules. C’était à vous prendre à la gorge, à faire monter les larmes. Et c’était dur comme la roche d’où l’on tire les pierres des monuments. Abrupt. Aride. C’était à vous prendre aux tripes. A vous nouer l’estomac. Rien qui sorte du lit des regrets : on finit par s’y laisser glisser comme dans un bain tiède, s’y endormir comme dans des bras d’une infinie tendresse. On n’est pas sûr qu’on a tout compris, mais on s’est lové dans les phrases.

Une claque et des rebonds. Une énergie brute. Des accélérations brusques. Des arrêts intempestifs. De la prose qui cogne et boxe, une ecchymose à chaque phrase : s’arrêter haletant, la sueur au front. Jusqu’où tiendra-t-on à ce rythme ? Lire encore ? A ses risques et périls. On enchaîne et les liens se resserrent : on étouffe presque. Poumons brûlants. Les yeux rivés sur ce qui, encore, se propulse de la page au plexus. Paragraphe après paragraphe on encaisse tout ce qu’on peut. Pourvu que ça dure.

Alors quoi, la ville s’impose comme un poids que l’on tire, un boulet qu’on traîne et dont on n’arrive pas à se défaire. Un passé qu’on aimerait oublier et qui s’impose encore, jusqu’au bout. Comme si jamais faire table rase n’était possible. Il ne faudrait pas écrire : se contenter d’une page blanche, la seule qui laisse le passé en place et tous les futurs possibles. C’est un texte sur nostalgie de la page blanche qu’on éprouve dès les premiers mots tracés, et qui porte en elle même l’impossibilité de son écriture. Un paradoxe insoluble.



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 8 juin 2018 et dernière modification le 15 septembre 2018.
Cette page a reçu 2849 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).

[1L’auteur tente parfois une liste exhaustive des lieux : villes, rues, appartements, restaurants, hôtels… Des ébauches de ces listes ont été retrouvées dans ses notes, dans des carnets, sur des feuilles volantes. La méthode au début semble simple : sur la première ligne il inscrit où était-il une heure plus tôt, puis la veille, et juste avant… A un moment, pas si lointain, il doute, il arrête la liste, il ne sait plus. Il biffe. Il abandonne.

[2S’il ne sait plus où, c’est qu’il n’était nulle part, et donc qu’il n’était tout simplement pas, la solution la plus simple lui semble souvent la meilleure. Il écrit dans ses notes préparatoire : « ne plus se souvenir où l’on a été, c’est n’avoir pas été ».

[3Car cela aussi il ne le peut pas, faire la liste de toutes les fois, consécutives ou non, où il a été à un endroit, sauf pour les lieux qu’il n’a visité qu’une fois, si encore il n’a pas oublié qu’il y est passé. Dans les notes préparatoires, toujours, il se pose la question pour Vesoul, il ne sait plus si il y a mis les pieds, il décide de ne pas y revenir.

[4C’est plus facile : parfois ce dont l’autre se souvient suffit à raviver son souvenir propre, ou alors on n’est pas d’accord, et la dispute… Toujours les disputes. Ce thème revient sans cesse dans le journal inédit de l’auteur.

[5Faut-il écrire elleux ?, note du réviseur, à supprimer avant BAT

[6Une mélodie sirupeuse s’imposerait, là, à déclencher automatiquement dans la version en ligne.

[7L’auteur y reviendra, un premier paragraphe sert à cela : poser des pistes, planter un décor encore flou.

[8Soyons clair : ce que l’auteur veut dire : lorsqu’il ne se souvient pas, c’est qu’il n’a pas vraiment été, déjà suffisamment absent du présent pour que cela ne laisse pas de trace dans son avenir.

[9« Revenir, c’est toujours trop tard, il fallait être là quand, déjà, on est venu pour avoir une chance de revenir et que le mot ait le moindre sens. »(Journal inédit, jeudi 5 septembre 2018).

[10Notons que, malgré ce déni, l’auteur va consacrer des pages et des pages à un truc sans importance, sa crédibilité est entamée dès le premier paragraphe, ce que lui reprocheraient les critiques professionnels si certains prenaient la peine de le lire.

[11L’espoir d’une renaissance est niée dès le début du texte, on sait qu’il n’y a aucun espoir. Que les lycéens ne s’étonnent pas si le sujet de leur prochaine dissertation porte sur ce point.

[12Cette formule à elle seule justifie le paragraphe. Tout est dit. Dans son journal, l’auteur se demande d’ailleurs : « Je pourrais m’arrêter là, ce texte dit tout ce qu’il y avait à dire. L’écriture et moi, c’est fini. Plus rien à dire. Je vais me faire des raviolis. » Il ne s’y tiendra pas.