Georges Maurin | Croiser un fantôme

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
Georges Maurin, sur Facebook, mais toujours pas de blog. Et toujours entre Marseille, Saint-Etienne, le causse du Quercy avec un arrêt/écriture à Montélimar.
proposition n° 1

Parvenu au croisement de l’avenue Saint-Didier sur laquelle je roulais et du boulevard Jean Jaurès (l’ancienne Nationale 7), j’ai à peine eu le temps de distinguer la silhouette de l’homme, en stoppant ma voiture au passage piétons, laissant ainsi circuler devant moi le flot prioritaire des véhicules, assez dense vers les midis, ce dimanche. En fait, un passant m’avait intrigué, un passant pas tout à fait comme les autres, sans que je puisse préciser les motifs de ma curiosité. Maintenant bien immobilisé, à l’abri de tout reproche touchant au déroulement régulier du trafic, tranquillement assis à mon volant en attendant le passage au carrefour, j’avais tout loisir de donner libre court à mes futiles interrogations, simplement en ouvrant les yeux.

Longeant le minuscule parking, il semblait bien connaître les lieux : il déambulait sur le trottoir sans avoir à observer sa propre direction, comme attiré vers un point précis dont il aurait mémorisé les coordonnées depuis longtemps. C’était, sans aucun doute, un Montilien. Il était de très belle stature, grand, carré, un peu lourd, dans sa chemise blanche tombant sur son pantalon bleu pétrole, au fripé bien fait. On ne pouvait pas dire qu’il était élégant, tant sa mise était sobre, tant sa dégaine, relativement épaisse, demeurait libre et avant tout déterminée. Ses cheveux frisés avaient été très bruns ; ils étaient à grisonner, voire à blanchir aux tempes en plages assez étendues. Il était du Sud, d’ici, d’ailleurs et avait du chien, que son âge ne démentait pas. Tout cela, observé en une fraction de seconde perdait d’emblée de sa consistance au profit de l’intérêt que prenait son comportement cocasse et inattendu sur ce trottoir d’ordinaire très passant.

Il avait dégrafé sa ceinture de cuir noir et entreprenait de se débrailler en toute quiétude, ralentissant sensiblement le pas mais sans dévier sa trajectoire. Il parvint à saisir d’une main le pan droit de la chemise qu’un léger Mistral avait tendance à rendre indocile. Il tenta en vain de fourrer le tissu dans le corps du pantalon. L’échec ne le fit pas capituler : il ouvrit encore plus largement ses chausses de ce côté-là qui, béantes cette fois, acceptèrent l’indispensable chemise blanche, désormais en partie correctement mise à cet endroit. Dans un même geste, mais du bras opposé cette fois, – tandis qu’il retenait de la main le pantalon bleu pétrole, au fripé bien fait, prêt à glisser, il attrapa avec l’adresse que confère l’habitude, le second pan de la chemise blanche lors de l’un de ses flottements intempestifs. Il l’engagea vivement à la place requise. Il atteignait alors pratiquement l’extrémité du trottoir. Il déclencha alors un mouvement tournant d’une main, dans le dos, et d’un seul revers fit disparaître le vaste pan arrière de la chemise blanche dans le fessier du vêtement, qui avait pris ses distances du corps depuis un moment déjà. L’autre main s’était employée pendant ce temps à remonter le pantalon à un niveau décent minimal. Le côté délicat de l’opération était pour ainsi dire terminé.

Maintenant son cap, il descendit du trottoir et coupa prestement la petite rue, ces quelques pas étant quand même nécessaires à la fermeture de la braguette et au bouclage de la ceinture. Les trois escaliers à gravir ensuite lui permirent les rajustements de dernière seconde de l’habit inférieur. Le pli tombait-il bien ? Simultanément, il put également donner un imperceptible coup d’œil de synthèse à son port d’ensemble.

Il était dès lors prêt pour entrer dans l’établissement : il ne lui restait qu’à pousser la porte du Bar-PMU du Faubourg Saint-James pour retrouver ses copains et faire son tiercé. J’eus tout juste le temps de me demander si, ses jeux et ses rencontres dominicales terminés, une fois revenu « à l’air libre », dans un autre milieu, il libérerait à nouveau la chemise blanche, même froissée.

Un coup de klaxon me fit sursauter : l’avenue Jean Jaurès venait de se libérer devant moi, je devais m’y engager séance tenante et focaliser autrement mon attention.

proposition n° 4

…C’est curieux, parfois les gens qui me croisent, me prennent pour un pur méditerranéen ! Il est vrai que ce jour-là, chemise et pantalon en lin, de ce « débraillé arrangé », très bcbg, j’allais comme souvent lorsque je suis à Montélimar, m’asseoir dans ce bar PMU situé le long de l’ancienne nationale 7. Le vent faisait gonfler mon pantalon bleu pétrole et ma large chemise blanche ; mes cheveux poivre et sel avait du mal à rester sérieusement coiffé ! Je tâtais l’intérieur de mes poches sans faire très attention aux automobilistes qui se croisaient sur ce carrefour. J’allais jusqu’au PMU, solitaire, n’ayant que peu de relations sur Montélimar, et rare étaient mes amis qui goûtaient à ce genre d’activité.

J’entrais.

L’ambiance est l’ambiance que l’on trouve partout, à travers la France dans ce genre de lieux : public disparate, majoritairement maghrébins jeunes, quelques anciens ; quelques français ; une atmosphère ou les échanges se pratiquent à voix hautes, à travers la salle relativement grande.

Un comptoir, un verre de Mâcon rapidement commandé, une fraîche goulée avalée d’un trait et puis la lecture des pronostics commence.

Bizarrerie du comportement humain qui se plaît à parier sur des chevaux espérant une bouffée d’adrénaline supplémentaire, ou qui permet de fuir un quotidien morose en rêvant à un gros lot hypothétique !

J’aime assez ces ambiances de salles de jeux qui parfois me rappellent des lectures anciennes ou des échanges infinis sur la banalité de ces actes.

Et ce jour là, je suis à nouveau tombé amoureux !

Quelques dames étaient assises, préparant leurs jeux. Non de merveilleuses femmes de rêves, mais des personnes simples, usées par la vie, les amours qui ne vont jamais bien au-delà de deux épidermes qui se rencontrent, un avenir au bout de la rue, un espoir de fond de bouteille. Mais l’une d’entre elle, malgré un visage plutôt bouffi par l’alcool, la trentaine malheureuse, échangeait avec ses compagnes, et j’ai vu ses mains. Des mains qui étaient hors de ce lieu, hors d’une vie blême ; Des mains blanches, d’une rare finesse, petites qui semblaient douce aux caresses. Le flash ! Mais ces mains, comme beaucoup d’autres moments de la vie ne s’abordent pas comme on aborde une journée au sourire d’été. Ces mains là ce sont des mains de souvenirs dont l’image reste collée à la rétine. Et puis ces mains ont disparu !

Ce jour-là, pas de gains aux jeux, uniquement ce plaisir visuel et l’espace d’un instant, l’espoir d’une caresse sur une épaule dénudée.

J’ai quitté ce bar, traversé l’éternel Nationale 7, croisé un homme dans sa voiture qui semblait rêver, ou qui avait croisé un fantôme.

proposition n° 3

C’était une fin d’après-midi d’octobre. Il faisait encore doux et avec leur connerie d’heure d’été qui nous avait rabioté une heure le dimanche passé, ça s’allumait tranquillement dans la ville. Les larmes que j’avais versées un peu plus tôt me causaient encore un halo qui irisait d’un doux kaléidoscope les lumières du faubourg St-James. J’entendais filtrés, les brouhahas de la salle d’à côté où trônait un billard. Une bande de lycéens venait s’encanailler là, avant d’aller caler leurs petits derrières efféminés chez papa-maman où les attendrait un « repas équilibré ».

Je flottais, pas entre deux eaux, plutôt entre deux vagues de vapeurs éthyliques.

Un homme, dehors, sur le petit parking devant le P.M.U., avait attiré mon regard. Il n’était pas d’ici, ça se voyait tout de suite. Grand, bien balancé, mais un peu épais quand même, une allure assurée, celui à qui on ne la fait pas, habitué à donner des ordres et se faire obéir sans équivoque… Il sentait la thune, ce mec. Bien fringué, du lin ou une étoffe un peu précieuse, ça me rappelait l’époque avec Yves, un pantalon bleu et une large chemise blanche portée flottante, ça cachait sans doute son embonpoint…
Mais, ça alors ! Le voilà qui dégrafait sa ceinture et se débraillait sur le trottoir.

Tranquille, Émile… et paf, la chemise blanche, fourrée à la va-comme-je-te-pousse dans le futal. On voyait bien qu’il n’avait jamais repassé une chemise de sa vie, celui-là ! … Mais un mistral facétieux venait de s’engouffrer dans un morceau de sa chemise et le beau monsieur devenait tout bancal avec un pan dedans, un pan dehors. Leste et preste, il ouvrit plus largement son pantalon et rajusta tout ça avec beaucoup de classe et de savoir-faire. Il m’impressionnait le bougre. Cette aisance, cette classe… Visiblement il avait une façon de porter la chemise dehors et une autre dedans. Quand il était dehors, il la portait flottante, quand il devait entrer quelque part, il rentrait tout ! Je n’avais jamais vu ça, j’étais fascinée…

Je m’étais mise à rêver : ça devait être sacrément confortable de se pointer avec un mec comme ça, qui avait tant d’assurance, qui respirait l’opulence, qui se jouait de sa corpulence.

Il jeta un regard rapide à la vitrine de l’opticien, pas pour y repérer ses prochaines lunettes, mais pour s’assurer de sa dégaine. Visiblement ça lui convenait. Et hop, il franchit allègrement les trois marches du café et entra…

Il s’installa au bar et commanda un verre de Mâcon blanc, d’une voix grave et tranquille. Il avait bu une goulée aussitôt servie, d’un air gourmet et gourmand à la fois. Il goûtait tout, les parfums mélangés, l’ambiance chaleureuse de ce trou perdu, les conversations croisées et laissait flotter son regard sur la salle. Je me suis dit qu’une fois de plus ce serait Anna qui capterait son regard, comme elle savait si bien faire avec tous les mecs de passage. Pas farouche, Anna, ça se voyait tout de suite et ça plaisait aux hommes, bien sûr…

Et puis voilà, ses yeux ont croisé les miens, furtivement. Mais il ne m’avait pas vue. C’est vrai qu’il y a déjà longtemps que leurs regards ne sont plus pour moi, enfin les regards des hommes qui croient encore en quelque chose, pas celui des ratés. Moi, je regardais sa chemise, je gambergeais comme une midinette de quinze ans, alors que j’étais devenue une pocharde de bientôt quarante balais. Ses belles prunelles étaient maintenant posées sur la table, il regardait nos mains. Pour moi, il avait bien raison : c’est ce qu’ai j’ai de mieux les mains. Nine et Anna se moquent souvent de moi parce que mes mains sont petites, blanches, fines et délicates, tout juste faites pour caresser et être caressées. Pas des mains de travailleuse, qu’elles disent, des mains d’intello, on voit bien que t’as vécu ailleurs !

Je les soigne mes mains, je les enduis de crème tous les soirs ; les petites veines bleues saillantes leur donnent un relief magique. C’est la seule partie de mon corps que j’aime encore.

Et lui, il regardait mes mains. Et je me disais qu’il allait me dire de partir avec lui, comme ça d’un seul coup, avec sa chemise rentrée ou sortie, je m’en foutais de son histoire de chemise… De toutes façons, je lui aurais vite enlevé sa chemise et je lui aurais caressé l’épaule avec mes mains si fines.

Puis, j’ai pensé à la petite et à son nez retroussé et au gamin qui était venu pleurer contre moi en revenant de l’école, parce qu’on s’était encore moqué de lui dans la cour à cause de ses oreilles décollées. Et j’ai caché mes mains. Anna, Nine et les autres ne s’étaient rendu compte de rien.

L’homme est sorti, sans un au revoir, sans un regard. La nuit tombait. Il s’est perdu dans le noir et j’ai écrasé une larme de plus dans cette journée glauque.

Une fois de plus je m’étais fait un film…



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 9 juin 2018 et dernière modification le 13 juin 2018.
Cette page a reçu 522 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).