Emmanuel Tugny | Cabinet de Rosenszweig, entre l’homme

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l’auteur

Musicien très actif, et auteur ou traducteur de nombreux livres, Emmanuel Tugny a notamment publié chez publie.papier Le souverain bien, et plusieurs expérimentations texte-images (en compagnie de Bernadette Février notamment) sur publie.numérique. Le suivre sur Facebook.

le pitch

Le texte est un dialogue conçu pour la radio. Il met aux prises, durant vingt-quatre épisodes correspondant aux vingt-quatre planches de Rosenzweig, un psychologue d’entreprise et son patient. L’objet est d’étudier le va-et-vient, le déséquilibre de l’expression des frustrations et des logiques de pouvoir qui en résultent dans un contexte a priori stabilisé de ce point de vue, celui de l’exercice thérapeutique.

 

Semaine 1 – Planche 1 : Une voiture m’éclabousse


[Voix-off]
—  Le psychologue américain Saul Rosenzweig, né en 1907 et mort en 2004, conçoit en 1948 un « test de résistance à la frustration » en vingt-quatre planches dessinées.
Le consultant est confronté à des planches figurant deux personnages en situation.
L’un des personnages, « l’agresseur » se voit associé à une bulle où figure un discours. Le second représente le consultant qui est convié à remplir la bulle qui lui est associée.
Cabinet de Rosenzweig, entre un homme.

—  Asseyez-vous.
—  « Ou pas », j’imagine… 
—  Oui : ou pas. Nous sommes libres. Tous les deux. Vous et moi. Vous ou moi. Aussi bien. Nous sommes aussi libres l’un par l’autre mais c’est une autre histoire…Asseyez-vous.
—  Je peux rester debout ?
—  Ou pas.
—  Je m’assieds : vous l’aurez voulu.
—  Ne dites pas cela.
—  Je préfère cette solution…temporairement.
—  C’est ainsi que vous concevez…c’est ainsi que vous envisagez votre choix ?
—  Voilà.
—  Vous vous êtes assis et c’est un choix ?
—  C’est un choix.
—  Nous progressons.
—  Et ce qui est bien, c’est que nous progressons ensemble, dans le respect de l’autre. Vous sentez un mieux, vous aussi ?
—  Incontestablement.
—  Vous dites ça pour que nous soyons…pour que nous…pour me faire plaisir ?
—  Pas du tout.
—  C’est promis parce que je ne voudrais pas…
—  C’est promis.
—  Vous avez étudié notre cas.
—  J’ai pas mal travaillé, oui.
—  En temps limité ?
—  J’ai fait ce que vous avez dit.
—  Pourquoi ?
—  Pardon ?
—  Pourquoi avez-vous procédé…avez-vous fait ce que j’ai dit ?
—  J’ai choisi.
—  Bien, le cadre de réflexion était ?
—  Le… ?
—  La planche…
—  Oh, oui, pardon… « un automobiliste s’excuse de vous avoir éclaboussé, vous devez lui répondre ».
—  Je vous écoute.
—  Je me lance ?
—  Lancez-vous.
—  Je peux raconter quelque chose, avant ?
—  Plutôt non, pas…
—  Bien.
—  Que vouliez-vous raconter ?
—  Rien.
—  Allons allons : que vouliez-vous raconter ?
—  Difficile, de parler avec vous…
—  …
—  Voyez, vous ne dites rien !
—  J’écoute ce que vous avez à raconter.
—  J’ai fait ce rêve.
—  Pardon ?
—  Ce rêve de l’auto qui éclabousse, tout…
—  Ah…
—  Vous vous en foutez.
—  …
—  Vous en foutez parce que ça n’a aucun intérêt à vos yeux ou parce que ça en a aux miens ?
—  Si nous revenions à la planche ?
—  Vous vous en foutez pourquoi, au juste ?
—  Vous postulez que je m’en fiche.
—  Mais enfin, c’est très évident !
—  Eh bien vous postulez.
—  J’ai beaucoup travaillé sur la fiche, c’est peut-être pour ça. Une contamination du sommeil…non ?
—  Je ne sais pas. Vous avez beaucoup travaillé, dites-vous ?
—  Oui.
—  Beaucoup…comment ?
—  Beaucoup pour moi.
—  Ah ?
—  Oui, beaucoup pour moi, je travaille peu…enfin, du bonnet…
—  Du ?
—  Du bonnet, du chapeau, intellectuellement, quoi.
—  Vous en tirez une certaine fierté ?
—  – Oui oui.
—  Expliquez.
—  La vie c’est faire, faire des choses.
—  Ah.
—  Des objets, tout.
—  Ah.
—  Vous trouvez cette réflexion misérable ?
—  Non.
—  Vous souriez.
—  Je peux sourire parce que je suis séduit par un discours.
—  Vous trouvez cette réflexion…vous en pensez quoi ?
—  J’en pense qu’il y a du vrai. J’en pense aussi que ce que vous me dites et que vous pensez est peut-être aussi quelque chose que vous faites…
—  On ne se comprend pas, je dis « faire ».
—  Moi aussi.
—  Des choses, des objets, tout.
—  Moi aussi.
—  Mais non, vous dites que ce que je dis… vous dites…expliquez-vous !
—  Je dis que ce que vous pensez et dites est peut-être aussi quelque chose que vous faites…
—  Du courage, plus de « peut-être » : vous pensez ça, point.
—  Je pense ça, oui.
—  Sérieusement ?
—  Je crois, oui…
—  Causer et agir, c’est pareil ?
—  Dans une certaine mesure, oui…
—  « Une certaine mesure »…c’est ce que je dis : du baratin.
—  La façon dont vous me parlez…ça agit.
—  Ah ah ah ah !!!
—  Ça agit.
—  Tu parles !
—  Par exemple, je ne suis pas convaincu que vous ayez à me parler sur ce ton, quelque chose résiste à cette idée en moi…ça agit
—  Ah ah ah ah !!! On regarde la planche ?
—  Vous comprenez ce que je veux dire ?
—  Vous causez.
—  Ce dont je cause, vous le comprenez ?
—  Vous me prenez pour un con.
—  Si je vous prenais pour un con…bref. Je vous écoute.
—  C’est ce que vous faites le mieux.
—  Je vous remercie.
—  Je plaisante.
—  Je vous écoute.
—  Je plaisante, je vous dis !
—  Oui oui. Je vous écoute.
—  Vous êtes fâché ?
—  Ce n’est pas la question : je trouve singulier que vous ne fassiez aucun cas de l’intérêt qu’on porte à ce que vous racontez.
—  Ce que je « raconte » ? Dites : « ce que vous dites ».
—  A ce que vous dites, pardon.
—  Tout est dit, vous l’avez dit, « ce que je raconte »…je me marre.
—  Pardon ?
—  Ce que je raconte, comme vous dites, vous vous en foutez.
—  Je propose qu’on regarde votre planche.
—  Tant que vous y êtes, hein…
—  Si vous voulez.
—  Voilà : les fondations sont saines, on sait à quoi s‘en tenir. Sachez que moi, je ne me fous pas de ce que vous « racontez », comme vous dites.
—  Je vous en remercie.
—  Au moins les choses sont claires.
—  Oui…
—  Non ?
—  On regarde cette planche ? Une voiture vous éclabousse, le conducteur s’excuse, votre réponse ?
—  Je garde le silence.
—  Pardon ?
—  Entendons-nous : je dis quelque chose qui serait comme un silence, c’est sur cette idée que j’ai travaillé. Ça irait ?
—  Je ne suis pas là pour dire si ça va ou pas.
—  Parce que vous vous en foutez.
—  Non : parce que ce n’est pas le propos.
—  Oui oui. Bon, je peux continuer ?
—  Oui oui.
—  « Oui oui » : j’adore…l’idée est de dire ma colère… « ma vexation » est plus juste…sans rien dire…dire sans rien dire, je suis clair ?
—  Absolument.
—  Bon :…
—  Notez en passant que vous avez cherché une équivalence entre dire et faire puisque ce que vous allez me lire est l’équivalent du silence …du silence qui réprouve.
—  Quoi ?
—  Vous avez cherché à faire que quelque chose qui est dit soit l’équivalent d’un geste.
—  Ah ah ah ah ! j’ai fait tout ça, moi ?
—  Oui.
—  Ok ok…
—  Non ?
—  Si vous voulez…moi je veux bien, si vous voulez…
—  Vous souriez…
—  Je me marre !
—  Pourquoi ?
—  Vous me faites dire ce que je ne dis pas.
—  Je constate.
—  Non, vous, vous, vous…vous inventez ce que je dis.
—  Soit.
—  Vous inventez ce que je dis pour avoir raison quand même.
—  Je ne sais pas encore ce que vous dites, on continue ?
—  Vous vous en foutez, vous l’avez déjà inventé.
—  On continue ?
—  Vous vous foutez des gens, vous n’écoutez pas, vous inventez les choses.
—  Soit.
—  Vous n’avez rien compris à ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est pour ça.
—  Soit.
—  A ce que j’ai « raconté »… Et là, j’ai travaillé, j’ai travaillé comme un fou à réfléchir et vous n’écoutez pas, vous inventez ce que j’ai dit…ce que j’ai « raconté ».
—  Donnez-moi tort : dites ce que vous avez écrit.
—  Je ne sais pas.
—  Ne faites pas l’idiot.
—  De mieux en mieux…
—  Allons : dites.
—  « Le type se retourne. »
—  Quel type, vous ?
—  Ben oui.
—  Pourquoi, « le type » ?
—  Mais je n’en sais rien, quelle importance ?
—  C’est important.
—  Parce que ça pourrait être un autre.
—  Vous ?
—  Moi quoi ?
—  Vous pourriez être un autre ?
—  Peut-être.
—  Bien.
—  Qu’est-ce que ça a de surprenant, vous vous sentez unique, vous ?
—  Je n’ai pas dit ça.
—  J’imagine que si.
—  « Le type se retourne »… ?
—  Si on l’interrompt pas.
—  Allons : « le type se retourne ».
—  Je me retourne, si vous préférez.
—  Je ne préfère rien.
—  Vous ne préférez rien mais vous m’interrompez.
—  Pardon.
—  Trop facile.
—  « Je me retourne »… ?
—  J’ai écrit « le type », j’assume.
—  « Le type se retourne »… ?
—  Je ne me sens pas seul.
—  Vous voulez dire « pas unique » ?
—  Oui.
—  Vous voulez que je dise ce que vous voulez que je dise, que je fasse ce que vous voulez que je fasse !
—  C’est la même chose ?
—  Oui, c’est la même autorité de merde.
—  Vous voyez…
—  Pardon ?
—  Vous voyez, dire et faire c’est…
—  Je peux terminer ?
—  Bien entendu.
—  Le type se retourne et dit : « Il faut prévoir : les gens qui pensent anticipent. Ceux qui ne pensent pas n’anticipent pas. Pour être un homme, il faut anticiper. Quand on anticipe, on tire les leçons du passé pour voir plus clairement l’avenir et on sait que rouler vite quand il pleut, par exemple, ça éclabousse ».
—  Vous dites ça ?
—  Oui.
—  Vous la voyez comment, la réaction du conducteur ?
—  Pourquoi cette question ?
—  Mais parce que ce n’est pas commun, comme réaction…
—  Ah ah ah !!! Vous voyez : n’importe quel type ne réagirait pas comme ça quand on lui fout en l’air son froc, hein : je suis unique, des fois !
—  En effet.
—  Comment je vois la réaction du mec ?
—  Oui.
—  Je peux dire ?
—  Dites.
—  Je m’en fous.

 

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Semaine 2 – planche 2 : Je casse le vase de la mère d’une amie


[Voix-off]
—  Le psychologue américain Saul Rosenzweig, né en 1907 et mort en 2004, conçoit en 1948 un « test de résistance à la frustration » en vingt-quatre planches dessinées.
Le consultant est confronté à des planches figurant deux personnages en situation.
L’un des personnages, « l’agresseur » se voit associé à une bulle où figure un discours. Le second représente le consultant qui est convié à remplir la bulle qui lui est associée.
Cabinet de Rosenzweig, entre l’homme. 

—  Vous avez remarqué ?
—  Je… ?
—  Vous avez remarqué ?
—  Quoi donc ?
—  Laissez tomber…
—  Non, dites, je devrais avoir remarqué quoi ?
—  Je me suis assis.
—  Oui ?
—  Je me suis assis, je n’ai pas commenté, je me suis assis et c’est tout.
—  C’est vrai.
—  Je n’ai pas discuté avec vous de ça.
—  Vous avez le sentiment que vous auriez dû ?
—  Non.
—  Mais vous soulignez le fait comme un événement.
—  Je le souligne comme une exception.
—  Une exception ?
—  L’exception à une règle.
—  Mais il n’y a jamais eu de règle, en la matière....
—  Ah, cette histoire, encore…
—  Pardon ?
—  Je me bride, je me bride, je me bride…
—  Mais je le crois, un peu, oui…vous êtes d’ailleurs là pour ça…
—  C’est brillant…
—  Pardon ?
—  C’est brillant, de me le rappeler !
—  Pardon.
—  Y a pas de mal.
—  Vous parlez d’une exception…
—  A une règle que je m’impose moi-même, c’est ça, comme un idiot…
—  Oh, vous êtes très loin d’être idiot…
—  Mais je fais bien semblant…
—  Je le répète : vous êtes très loin d’être idiot.
—  Mais c’est pas encore ça, hein, c’est pas le Pérou, encore !
—  Vous parlez seul.
—  C’est exact, je vous suis : je parle seul.
—  Vous parliez « d’exception » ?
—  Je disais : « notez qu’exceptionnellement je m’assieds sans en faire une affaire ».
—  Et… ?
—  Je n’ai pas dit que je renonçais, j’ai parlé d’exception, ça veut dire règle –j’en reparlerai, d’ailleurs-, ça veut dire que la semaine prochaine je peux tranquillement vous ennuyer encore avec cette histoire de s’asseoir ou pas.
—  Pourquoi cette correction ?
—  Pardon ?
—  Vous êtes presque menaçant.
—  Non, tiens, pourquoi ?
—  Vous dites « je vous concède de m’asseoir sans en rajouter mais ça peut ne pas durer toujours » 
—  Je dis ça ?
—  Mais oui.
—  Dites plutôt que l’idée que je puisse à chaque séance vous ennuyer avec cette affaire de s’asseoir vous mine !
—  Rien ne me mine.
—  Ah ah ah ! Vous avez un boulot, vous le faites sans le faire, bravo !
—  Je ne vous comprends pas.
—  On vous paie pour que je vous pose problème.
—  Pas exactement. Vous avez travaillé ?
—  Vous coupez court.
—  Peut-être. Vous avez travaillé ?
—  Je me marre.
—  C’est heureux…
—  Pensez ce que vous voulez. J’ai travaillé, oui.
—  La deuxième planche ?
—  Oui, évidemment.
—  « Evidemment » ?
—  Je suis là pour ça. Je suis là pour travailler sur ces planches, non ?
—  Si on veut…
—  Si je veux, si vous voulez, c’est fatiguant, ce vague, tout le temps, ce flou…j’imagine que ça doit prendre avec des tas de gens…moi, je suis plutôt du genre à aimer que les choses soient dites !
—  Vous en souffrez, pourtant.
—  Non, je souffre qu’il y ait des intentions…des intentions sous ce qu’on dit.
—  Vous les soupçonnez ?
—  Arrêtez votre char, je sais de quoi je parle.
—  Aucun char, je demande.
—  Je sais de quoi je parle : il y a des intentions, ce sont les intentions qui dirigent, le monde, tout.
—  Vous repérez ça comment, une intention ?
—  Arrêtez votre char.
—  C’est intéressant.
—  C’est intéressant parce que ça vous intéresse.
—  Peut-être.
—  Tout d’un coup, le mec se dit : « tiens, tout d’un coup ça m’intéresse » !
—  Pas « tiens ». Je ne suis pas surpris, je vous écoute.
—  La planche, j’ai un peu séché.
—  Pourquoi ?
—  Comment, « pourquoi » ?
—  Vous dites que vous avez séché, je demande pourquoi ?
—  Ce n’est pas votre boulot, de répondre ? Faut que je fasse votre boulot, en plus ?
—  En plus de quoi ?
—  Je ne sais pas, moi, en plus de ces putains de planches…
—  Vous me rappelez la situation ?
—  Je casse le vase d’une amie qui est à sa mère.
—  (sourire)
—  Ça vous amuse ?
—  Non, c’est la façon dont vous formulez ça…
—  Vous vous foutez de ma gueule, en plus ?
—  « En plus » ?
—  En plus de rien, je me comprends…
—  Vous repérez une intention, chez moi ?
—  Foutez-vous de moi…
—  Ça ne dépend pas de vous, la formulation m’a amusé, c’est tout.
—  MA formulation.
—  Oui, mais ce n’est pas la question.
—  Quand quelque chose vous chatouille, y a plus personne, vous, hein !
—  Oui oui. Vous disiez que vous avez séché ?
—  Oui : je ne vois pas, je ne casse rien, je n’ai jamais rien cassé, c’est difficile, comme situation…d’inventer ce qu’on n’a jamais fait…même quand je veux casser, des fois, je casse pas…c’est très violent, chez moi, je trouve, cette idée de casser, ce serait comme…
—  Comme ?
—  Je peux terminer mon idée ?
—  Vous pouvez terminer votre phrase.
—  J’ai dit « mon idée ».
—  C’est pareil.
—  Pas du tout.
—  Dans mon esprit, c’est pareil.
—  Pour moi c’est pas pareil du tout, je peux terminer ?
—  Expliquez.
—  Quoi donc ?
—  Le fait de dire et l’idée.
—  Ce que je dis, je l’ai dans l’idée.
—  Oui…
—  Pas vous ?
—  Si, peut-être, je ne suis pas le problème…la question…on ne parle pas de moi…ce n’est pas le lieu de…parlez de vous.
—  Ça cafouille sec !
—  Oui oui.
—  Vous êtes un peu piégé.
—  Je vous écoute.
—  Ce que je dis, je l’ai dans l’idée, ce que je dis c’est rien que la traduction de ce que je pense donc je dis « je peux terminer mon idée ».
—  Et quand vous mentez ?
—  Vous voulez m’embrouiller ?
—  Non, pas du tout, je pose une question.
—  Oui, enfin, hein, pas au hasard ! Quand je mens, je dis comme…euh…l’idée de mentir…
—  Mais vous êtes venu me trouver…
—  On m’a dit de venir, nuance.
—  Oui, enfin, vous êtes venu parce que vous vous sentiez incapable de dire…que cela vous…pourtant vous aviez des idées…
—  Des idées noires, surtout.
—  Et ?
—  Et quoi ?
—  Et quoi quoi ?
—  Vous aviez des idées noires et vous ne le disiez pas ?
—  Vous dites ça comme ça vous, tranquille ?
—  Vous disiez quoi ?
—  Je donnais le change.
—  Ah…
—  Oui, je donnais le change, je disais le contraire…je disais le contraire de…ça me fait penser à cette histoire de vase, tiens.
—  Dans quelle mesure ?
—  Pardon ?
—  Pourquoi ça vous fait penser au vase ?
—  Parce que je m’en fous d’un vase, je dirais pardon pour la forme si je le cassais à une amie mais… ça vous amuse ?
—  Non non.
—  Vous vous marrez
—  Non, c’est…c’est autre chose, pardon…
—  Content de vous faire marrer, j’ai pas perdu ma journée…
—  Vous n’y êtes pour rien.
—  On dirait pas.
—  Ne vous faites pas d’idées, vous n’y êtes pour rien. Je vous écoute.
—  Manquerait plus que vous m’écoutiez pas…bref…je m’en fous d’un vase, donc dans la bulle je peux dire pardon mais ça ne voudrait rien dire et donc je laisse la bulle en blanc.
—  Mais votre amie ?
—  Oui ?
—  Sa peine, sa colère, ce que vous voulez…
—  Oui ?
—  Ça ne vous émeut pas ?
—  Ma foi si mais c’est mon amie…
—  Et ?
—  Je ne mens pas aux amis, moi.
—  Vous voulez dire que parce que vous vous moquez des objets vous ne concédez pas un regret à votre amie.
—  Pas compris.
—  Vous voulez dire que ce qui importe d’abord, ici, c’est vous…votre vision des choses ?
—  Oui, c’est mal ?
—  Non, je cherche à vous comprendre.
—  C’est pourtant pas dur : je mens pas aux amis, point.
—  Oui mais vous appelez « ami » quelqu’un dont vous négligez le sentiment….
—  Je suis là pour dire ce que je pense.
—  En effet.
—  Alors je pense : je ne mens pas à une amie. Même une femme.
—  Ça change quelque chose ?
—  Quoi donc ?
—  Le fait que ce soit une femme ?
—  Non non…enfin si, peut-être…je dirais peut-être autre chose à une femme.
—  Mais la bulle est vide, vous ne voulez rien dire !
—  Qu’est-ce que vous voulez que je dise ?
—  Ce n’est pas à moi de dire…bien, cet ami est un ami femme…une femme…qu’est-ce que ça change…
—  Je vous ai répondu, je dirais autre chose.
—  Autre chose que rien ?
—  Voilà.
—  Pourquoi ?
—  Parce qu’une femme, on lui doit…on fait pas pareil.
—  Ah ?
—  On peut arrêter ça ?
—  Quoi donc ?
—  Cette discussion, femme-homme, homme-femme, c’est du baratin.
—  Mais vous établissez une distinction.
—  Oubliez, je dis rien à une amie non plus. Ça me coûte rien, je n’ai pas d’ami E.
—  Votre choix est de laisser la bulle en blanc ?
—  Oui, ça me touche pas.
—  Mais si vous deviez tout de même…
—  Vous n‘imaginez quand même pas que je me suis pas posé la question ?
—  Pardon ?
—  De pourquoi je laisse ça en blanc et si je le fais etc.
—  Et vous avez répondu ?
—  J’ai répondu que ça reste comme ça, je peux pas m’intéresser à ce qui m’intéresse pas, même pour un ami, une amie et tout…je peux pas, il y a comme un mur.
—  Un mur ?
—  Oui, un mur…ça va pas ? ça va pas, un mur, comme expression ?
—  Je ne dis rien.
—  Je veux dire qu’entre moi et quelqu’un, quand je ne suis pas d’accord, il y a comme un mur et je n’insiste pas.
—  Et si votre amie insiste ?
—  Insiste pour quoi faire ?
—  Pour obtenir une réaction de vous.
—  Je lui dirai ce que je vous dis.
—  C’est à dire ?
—  Que je suis désolé mais que demander pardon…dire que je suis désolé pour un vase, c’est pas moi…
—  Vraiment ?
—  Vous croyez que je déconne ?
—  Absolument pas.
—  Je devrais réagir ? Vous, vous diriez quoi ?
—  Je ne sais pas…je tiendrais compte…je…mais ce n’est pas la question.
—  C’est drôle, je viens pour dire ce que je pense comme je le pense et vous, vous êtes censé m’aider à dire ce que je pense et vous avez jamais les couilles…
—  Pardon ?
—  Vous allez jamais au bout de votre idée !
—  Eh bien j’y vais : moi, je tiendrais compte de l’expression de l’autre, de ce qu’il me dit de sa peine, j’oublierais par souci de l’autre mes convictions ou même mes désintérêts, voilà ce que j’en pense, puisque vous voulez tout savoir.
—  Ben pas moi.
—  Libre à vous.
—  C’est mal ? Je vous déçois ?
—  Non, nous sommes différents, voilà tout.
—  Et ça vous ennuie ?
—  Pourquoi est-ce que cela m’ennuierait ?
—  Je ne sais pas, moi, on est mieux avec quelqu’un dont on est proche !
—  Je ne sais pas…en tout état de cause, ce n’est pas la question.
—  Moi je dis qu’on est plus à l’aise avec quelqu’un dont on est proche.
—  (bas) Ça permet de lui fusiller ses affaires peinard…
—  Pardon ?
—  Rien, je réfléchissais.
—  Je vois bien que vous auriez préféré que je remplisse la bulle…ok…j’improvise… je regarde la planche un peu et e vous dis.
—  Si vous voulez.
—  Ça va venir, aucun problème. Attendez voir.
—  Prenez votre temps.
—  Ça va pas traîner. Voilà.
—  Je vous écoute.
—  « Je comprends que ça te chagrine, pardon pour ça mais en même temps c’est qu’un vase ».
—  Pour vous.
—  Pardon ?
—  Un vase pour vous.
—  Vous me faites la morale ?
—  Evidemment pas. J’essaie de…de vous montrer…de
—  Vous me faites la morale ! Depuis tout à l’heure vous me faites la morale : et dire c’est pas penser et l’autre c’est pas vous, et tout ! Assumez, vous me faites la morale !
—  Mais c’est quoi, au juste, la morale, pour vous ?
—  Vous vous énervez, maintenant ? De mieux en mieux…bonjour le toubib…
—  C’est quoi, nom de dieu, la morale, pour vous ?
—  Je réponds pas, j’attends que vous vous calmiez.
—  Quand je dis faire gaffe aux autres vous comprenez morale ?
—  Et quand je dis assumer ses opinions, vous entendez quoi vous ?
—  On arrête.
—  Ah ah ah !
—  On arrête pour cette semaine.
—  Bonjour…
—  Oh, ça va !
—  En même temps, c’est vrai que se taper des mecs comme moi toute la journée…
—  Des mecs comme vous ?
—  Je suis pas seul dans mon cas, quand même ?
—  Non, enfin si…ça ne se pose pas en ces termes.
—  Ça va mieux ?
—  Ça va, ça n’allait pas mal…
—  Je suis désolé, vraiment.
—  Il ne faut pas.
—  Je suis désolé quand même.
—  Je suis un peu…je suis un peu fatigué, pour tout vous dire…on reprend la semaine prochaine, l’autre planche, la troisième ?
—  Celle-là j’arrête ? J’ai pas trop joué le jeu…je peux recommencer si vous voulez…
—  Écoutez, non, ça ira pour celle-ci.
—  Vraiment vraiment ? Je suis désolé…

 

 

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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 avril 2013.
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