Claude Enuset | Revenir serait une claque

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Claude Enuset a une caravane, une cour, deux enfants et une barbe. Autodidacte en tout (même le quotidien) il s’essaie depuis le nombre d’années qui vous plaira à être parfois comédien, metteur en scène, auteur ou animateur d’ateliers d’écriture. Parfois ça marche pas mal, parfois il se plante. En fait, il gambade de l’un à l’autre suivant les occasions, les rencontres, les envies, les bifurcations, les accidents (surtout les accidents). On dit que c’est un nounours derrière une tête et un corps d’ours. Qui sait ? Son blog Sens dessus dessous, ou sur YouTube et Facebook.
proposition n° 1

Revenir serait malvenu, douloureux. Revenu pour cela, exactement pour cela. Pour la douleur qu’il y a à ne rien reconnaître. La pharmacie. Son comptoir n’a pas bougé. La pharmacienne serait morte. Elle était gentille. Elle sentait la pharmacie. Les boîtes de médicaments ont leurs sons quand on les retourne pour en chercher le prix. Revenir serait doux comme la peau des premières amoureuses. On pouvait s’embrasser dans le silence des rares voitures qui montaient l’avenue. Le sens de circulation a changé. S’il revenait, ce serait par masochisme. Il revînt parce que le garagiste était toujours au même endroit. Le fils du père et du grand-père, tous attachés à Citroën. Revenir est nécessaire. Chercher la maison du petit épicier. Elle était blonde l’épicière, comme une bigote trop permanentée, les yeux maquillés de trop de bleu. A lui, elle donnera des bonbons et obéira à son mari en tablier gris. Revenir serait se souvenir de l’aquarium dans le penthouse du propriétaire. Toujours trois garages. Le terrain d’à côté a été construit. La maison serait moche, pleine de pots de géraniums. Devant l’entrée de l’immeuble, ne pas oser entrer, regarder les sonnettes, la porte vitrée devant l’ascenseur rouge. L’ascenseur n’est plus rouge. Revenir serait une claque. Exactement pour cela. Revenir est déjà passé.

proposition n° 2

Le bâtiment fait l’angle de deux rues débouchant sur le rond-point qui en compte six, deux façades, une pour chaque rue, quoique la vraie façade, celle de la fameuse chambre du deuxième étage, comprend le hall d’entrée aux deux portes vitrées, si ce hall n’est pas éclairé impossible de voir plus loin que la deuxième porte vitrée, par contre voir le bloc des boîtes aux lettres entre les deux portes, bloc de bois brun, treize boîtes, douze locataires, un propriétaire en penthouse, beaucoup de brun partout, lambris, sans doute papier peint, rampe de l’escalier tournant dans la pénombre, deviner l’ascenseur à porte rouge, sol à petits carrelages noir et blanc, mosaïque pour les pieds, trois portes de garage blanches, le fameux garage du centre qui enferme la Ford Taunus verte, la colonne de petits carrés noirs qui ponctue l’entrée, colonne autour de laquelle il y a de quoi courir, se cacher, jouer, crier, juste avant la première porte vitrée, celle qui s’ouvre sans clé, ouverte aux visiteurs, laitier, poissonnier, assureur, policier, amis, famille, les châssis blancs simple vitrage de tous les appartements, six en façade avant, six en façade arrière, celui de la fenêtre de la fameuse chambre du deuxième étage est ouvert. Un enfant observe.

proposition n° 3

En pente, la rue t’envoie en bas vers un rond-point, en haut vers l’avenue où passe le tram. Vers le bas de cette pente, la vieille maison à côté de la moderne où tu laisseras naître tes émois avec M. dans le petit sas d’entrée. A l’époque, il n’y a pour toi que le vieux ou le moderne, les courbes aux fenêtres pour le vieux, les angles droits partout pour le moderne. Toi tu es encore jeune et ton regard va tomber sur la fenêtre du premier étage de cette vieille maison où habite ton pote aussi fils unique avec ses parents. La fenêtre n’est pas ouverte, la tenture n’est pas complètement fermée, une lumière jaunâtre baigne la pièce dont tu distingues, depuis ta fameuse fenêtre à toi, un fragment un fragment de lit un fragment de draps un fragment d’oreiller sur lequel est appuyé un fragment de corps qui bouge corps qui est secoué corps avec chevelure blonde qui est tenue par une main venue d’où tu ne vois pas visage qui grimace est secoué chevelure main peau fragments fesses cou secoués t’empêchant de reconnaître des visages mais tu les connais ces visages ce sont ceux des parents de ton pote fils unique dont tu fêtais l’anniversaire hier dans le salon sous la chambre nappée de lumière jaune

d’où tu es tu ne détournes pas la tête tu es secoué remué figé fasciné dégoûté

tu as 13 ans

proposition n° 4

C’est un voyage qu’il ne fera pas alors il le voit. En bas de l’avenue en pente, ce qu’il y a sur le rond-point, ce qu’il y avait, il l’a oublié, peut-être des arbres et de là viendrait cet amour incommensurable pour les arbres ou peut-être que ce rond-point était vide et qu’il pouvait le traverser sans risquer de se faire renverser

tu te souviens mon ange comme il y avait du silence entre chaque passage de voiture et comme on pouvait se courir derrière l’un l’autre même si maman disait soyez prudents ils roulent comme des fous, les fous des années 70 dans leur Simca ou Ford Escort ou j’y connais rien aux bagnoles

s’il avait traversé ce rond-point, il aurait couru vers le parc (oh quoi disons 500 mètres plus loin mais en marche arrière c’est casse-gueule)

c’est casse-gueule mon ange

le parc est pratiquement face à la maison de briques brunes qui sera son jardin d’enfant où le chat le griffera à la paupière, encore visible la trace sur la paupière, enfin moins maintenant que la paupière s’affaisse vers la vieillesse

toujours en arrière suivant cette même rue encore sur 500 mètres à vue d’œil (mais les distances d’adulte ne sont plus les distances d’enfant) il serait arrivé à un autre rond-point qui devait exister au temps des distances d’enfant aussi mais il n’allait jamais jusque là

il y va aujourd’hui, il fait des courses sur ce rond-point dans la grande surface bondée bigarrée de nationalités, le magasin le plus pourri de la chaîne lui a dit un vigile
depuis ce rond-point, il aurait pu découvrir l’avenue bordée d’arbres (toujours la recherche de l’arbre) et de maisons bourgeoises où il habitera dans les années 90 et le trouble aujourd’hui vient de ce que son fils qui a quitté la maison s’est installé dans l’appartement-même où il a habité et où ce fils a connu les premières années avec ses deux parents

cet éloignement mon ange et dans le temps et dans l’espace ne t’a pas fait revenir
on ne s’est pas défilé nous

le temps ne peut pas en dire autant

proposition n° 6

Evacuer les noms propres, garage Citroën, monsieur Lognoul le patron, avenue Giele, avenue Odon Warland, avenue de Jette, madame Ginion, Collège du Sacré-Cœur, madame Coquereaux, la piscine de Ganshoren, l’épicier monsieur Piret, le pédophile monsieur Piret, qu’est-ce qui peut te rester d’un nom propre quand il est salement porté.

Ne reste que madame Merlin, congolaise tannée, large comme un sourire de nounou, chaude comme un sourire de nounou congolaise, douce comme des bras ouverts de nounou congolaise tannée, grâcieuse comme un rire de nounou congolaise tannée par les années, bienveillante comme un regard de nounou congolaise tannée par les années et l’arthrose, madame Merlin, enchanteresse des après-midis à regarder la Piste aux étoiles, Roger Lanzac, les clowns Les Bario, Belle et Sébastien, les feuilletons noir et blanc.

Zorro, ce qu’on te doit. Et ton valet muet dont il arrive qu’on s’approprie le silence.
Madame Merlin. Madame Merlin. Madame Merlin.

Continue à enchanter ces souvenirs, madame Merlin, je t’en prie, ils en ont besoin pour survivre au désarroi.

proposition n° 7

On s’est dit qu’on ne se souviendra pas du chemin. On se l’est dit pour ne pas y aller, ne pas risquer que le souvenir et son cortège de tendres frissons nous chamboule, les frissons épais du souvenir, les empreintes fragiles du souvenir, les soubresauts aléatoires du souvenir, les à gauche ou à droite – non – rue suivante – coin – non – deuxième après la boulangerie - non – disparue la boulangerie – y avait des arbres et un champ - pas un champ non – un vague terrain – vague comme toi, ton souvenir, ta volonté de te souvenir, ton énergie à te souvenir, vague comme toute une vie qui se retourne et se lamente des repères envolés, ne pas risquer à se risquer, ce serait si doux et si violent de retomber dessus à la première tentative, autant se laisser brouiller par le désir et la peur, charcuter par la pulsion d’y retourner, griller par l’émotion une fois devant la façade, clouer sur place par ton regard imbécile et tes tremblements indistincts. Une vie ne devrait pas avoir besoin de se regarder le nombril.

proposition n° 8

Il pleut.
Évidemment.
Il pleut devant lui de l’autre côté de la vitre.
Il pleut dans l’épaisseur de la vitre.
Il pleut quand il regarde la chambre baignée de lumière jaune.
Il pleut quand il entend crier.
Il pleut dans ses parents.
Des torrents de pluie.

Il pleut il est dans le pays où il pleut lui disent les copains rencontrés dans le Sud.

Elle lui a demandé si c’est vrai qu’il pleut beaucoup dans le Nord, la petite Marie d’Uzès. Il y pense à cette question quand il la revoit 25 ans plus tard encore à Uzès sans oser lui parler. Plein soleil du matin, les enfants de Marie jouent sur la plaine. Les siens jouent aussi, ils se mélangent, ne se connaissent pas. Il pleuvra sur Marie un an après.

Il pleut quand il rêve de Zorro et du Virginien dans cette fameuse chambre du deuxième étage.

Il pleut certainement quand il dit un matin je pars ça crie trop séparez-vous il pleut dans son avenir il pleut dans son mutisme il pleut dans son adolescence passée seul dans sa chambre il pleut des mensonges et des erreurs il pleut une impossibilité à rester regarder cette pluie mourir.

proposition n° 9

La bande-son extérieure n’a jamais réussi à couvrir totalement la bande-son intérieure. Les oiseaux en nombre dans le grand jardin de la maison voisine amenaient la part d’évasion verte sur le balcon de béton. Aller les écouter, c’était aussi percevoir le travail des mécaniciens du garage Citroën, les ordres lancés du fond de l’entrepôt ricochant jusqu’à gagner la rue. Quittant le balcon pour rejoindre la chambre, on était glacé par les cris maternels sur le silence paternel. Les reproches et les insultes, les larmes et les portes claquées pouvaient rythmer toute une journée. Ces décibels de la dérive d’un couple s’entendaient encore, une fois qu’on s’était isolé dans la fameuse chambre du premier étage. Il fallait pour s’y soustraire faire revenir à la mémoire le générique de la Piste aux Etoiles ou celui de Belle et Sébastien ou n’importe quelle chanson de héros solitaire. Ou bien alors, regarder par la fenêtre et espérer que les sœurs libanaises ou la fille de la coiffeuse soient occupées à jouer dehors et à animer de leurs cris enflammés l’avenue souvent calme. Quand madame Merlin s’en est allée et sa voix si chaude avec elle, il n’y a plus rien eu d’autre que le silence. Un coup de klaxon venait parfois troubler cette réclusion en soi, toujours aux mêmes heures, les mêmes jours. Un klaxon Citroën qui appelait, était un code. L’amant maternel signalait sa présence. Au fil des semaines, ce klaxon devenait le repère temporel des fins d’après-midi, de la tombée du jour, de la tombée de soi dans un gouffre sans écho. Résonnait alors l’avalanche déferlante qui avait ôté la vie à la sœur, la cousine comme une sœur, devenue muette et ensevelie. La bande-son intérieure broyait larmes, cris, grondements, klaxons pour en faire du silence. Un silence qui ne partirait jamais.

proposition n° 10

la langue de l’animal
dans la salle à manger
sur ma langue
morceaux de grande langue sur ma petite langue
bœuf sur humain
boeuf sauce madère
râpeux et délicieux
morceaux morts râpeux
délicieux animal mort
goût fort
animal fort délicieusement mort
ça te goûte
demande-t-on ici dans le Nord
oui c’est délicieux mais râpeux
la langue de l’animal mort me goûte dans la salle à manger des animaux morts

rien n’a été touché, personne n’a été touché, toucher n’a pas existé, n’a pas eu lieu, ni en étant côte à côte dans l’amour, ni dans le divan, aucun des trois n’a touché l’autre, on a touché l’aspirateur, la serpillière, l’émail de la baignoire, on a touché des carottes, des tomates, des patates, de la viande rouge, blanche, hachée, préparée, on a touché des clés de voiture, des billets de banque, seulement les deux adultes, on a touché le fond, chacun a touché ses propres larmes, sauf les deux adultes, on a touché la mort de près, on a touché un certain silence, il était épais, il était doux, il était nécessaire, il était inévitable, il était partout, on se croyait intouchable puisqu’on n’était pas touché, pas serré, pas enserré, pas étreint, juste éteint

Elle transpire et ça sent. Elle est grosse et il fait simplement chaud certains étés. Elle ne sort pas beaucoup. Elle n’aère pas beaucoup. Elle sent la transpiration de la grosse dame assise. Elle sent bon parce qu’elle est la bonté, parce qu’elle enserre. Elle sent bon comme son rire et ses yeux et ses poignets plein de bracelets. Elle habite sur le même palier et chez elle, on touche, on câline, on caresse. Sans doute cuisine-t-elle et sans doute on a senti quelques fois les cacahuètes pilées, la noix de coco en poudre, la mangue mûre découpée en morceaux, le pili-pili, l’huile de palme, les feuilles de manioc. Mais c’est pure supposition.

proposition n° 11

Il a le sourire ce gars. Il est le sourire offert avec le diesel. Il sort par tous les temps. Il quitte le néon qui éclaire les huiles 5W40, les chocolats Twix et consorts. Il n’attend que ça sortir et causer avec toi. Il t’a vu arriver, il a suspendu sa conversation avec son pote à la caisse, il te voit sortir ta carte bancaire, faire ta demande à la machine à payer (il détourne les yeux quand tu fais ton code) et qu’il vente qu’il pleuve ou que ce soit l’apocalypse, il te demande comment ça va en agrippant la pompe 4. Vous avez besoin du ticket. Non merci. Et vous êtes là tous les deux dans les vapeurs d’essence sous un abri où la pluie claque de toute son agressivité, vous parlez de pollution ou de la piscine en travaux, de ses vacances en Turquie d’où il vient ou de rien, parfois il se contente de regarder les litres défiler en même temps que tu regardes l’addition grimper. Et pendant qu’il te sert, tu observes trois autres gars s’occuper des voitures à laver, faire briller et garer plus loin. Tout serait laid sur ce bitume à pétrole, sous cette enseigne déglinguée, à côté de l’accès camion du supermarché, face au café albanais enfumé. Pourtant non. Vous êtes deux, vous causez ou pas. Mais vous êtes deux. Des fois on se vouvoie, des fois non.

proposition n° 12

Elles attendent encastrées les unes dans les autres, reliées par une chaînette. Elles espèrent la pièce de 50 cents, 1 ou 2 euros qui les justifiera. Quelques-unes ont conservé un dépliant publicitaire, un sachet plastique, une tranche de pain égarée, une caisse à mandarines. Elles forment quatre ou cinq rangées inégales parce que personne ne se soucie de les répartir équitablement, au point qu’il arrive qu’une rangée déborde de l’espace prévu pour compliquer la manœuvre des voitures. C’est pas cool. On en voit qui ne sont pas remises dans la file, pas qu’on soit négligent — quoique — mais on s’échange la pièce de monnaie directement, ça crée du lien, bref oui, mais un merci est prononcé et ça habite cet espace morne qu’habite aussi un sdf ou l’autre qui attend 2 euros ou 1 ou 50 cents.

proposition n° 13

Puisqu’il n’y a aucune raison de venir à cet endroit, on s’y arrêtera et puisqu’il n’y a personne à rencontrer à cet endroit, raison de plus pour y venir et y rester. D’ailleurs quoi faire d’autre sinon patienter en observant l’agitation habituelle, assis sur le banc comme de coutume, à éplucher les journaux du jour ou peut-être de la veille ou qui sait de quand et quelle importance, juste à faire défiler les news du monde agité auquel on est devenu sourd, imperméable par choix ou par négligence, voire par indifférence, indifférence venue d’on ne sait où, de l’âge ou des douleurs, des absences ou des erreurs, de l’accumulation abusive de moments creux, insipides, déserts comme la place toute de pavés mouillés qu’on aura sous les yeux, si on vient et qu’on s’arrête, pas vraiment vide à cette heure sans intérêt mais habitée par les mêmes camionnettes, les mêmes chiens errants, les mêmes feux clignotants, les mêmes poubelles sauvages, les mêmes questions sur les mêmes visages abattus, les mêmes verres à bière vidés par les mêmes gueules cassées, sculptées dans les mêmes désarrois, les mêmes coups foireux, réels ou inventés pour se donner une contenance, faire le mariolle en terrasse, occuper les soirées infernales, affronter la solitude tenace, sauvegarder un dernier désir de vivre, retarder le moment de rentrer, rentrer pour quoi faire sinon regretter d’être rentré, regretter de n’avoir parlé à personne parce qu’il n’y avait personne avec qui s’étendre sur la béance de son existence, personne avec qui s’étendre tout simplement, tout chaudement, sur un lit, un divan, un matelas, un fauteuil, une paillasse, une couverture, une serviette ou un torchon qui tous gisent, si on vient, qu’on s’arrête et qu’on prend le temps d’ouvrir les yeux, gisent donc là au centre de la place, refusés par les camions-poubelles survoltés dont la vitesse fait tourbillonner les vieux papiers, les vieux journaux du jour ou de la veille, lus ou pas lus ou ayant juste servi à emballer à la hâte l’un ou l’autre objet venus eux aussi de nulle part pour n’aboutir nulle part, quelque assiette fêlée, passoire élimée, tenaille rouillée, jeu de carte incomplet dont personne n’a voulu, que personne n’a songé à emporter pour quoi faire sinon s’en débarrasser aussi vite. Maintenant que les camions-poubelles achèvent leur ballet assourdissant, presque hypnotisant, que le divan et le matelas ont finalement trouvé preneurs, une camionnette cabossée a débarqué deux hommes qui, ni une ni deux, en ont fait l’acquisition, histoire peut-être d’offrir des nuits de sommeil moins pénibles à quelqu’un de leur entourage ou à eux-mêmes, maintenant que de l’église sortent cinq pauvres bougres, comme égarés, mal fagotés, absorbés dans des pensées lourdes, pensées que, ni le rayon de soleil naissant, soleil dont on avait oublié jusqu’à la possibilité-même qu’il remontre le bout de son nez en ce début d’automne, ni la mélodie proposée par un accordéon dans l’un des cafés enfumés qui ne désemplissent pas et dont on aura de suite remarqué, si on est venu et qu’on a pris la peine de s’asseoir quelques instants sur le banc, qu’ils occupent tout un côté de la place, ne semblent venir alléger, maintenant que le vent commence à secouer les dernières toiles, auvents ou parasols que les marchands ambulants s’empressent de ranger pendant que d’autres qui ont déjà terminé cette tâche, assis au volant de leur fourgon, comptent sans discrétion la recette du jour, billets en liasses épaisses sorties de la poche d’un gilet, pièces accumulées dans une housse informe ou une banane en sky accrochée à la ceinture, maintenant que ce même vent fait atterrir au pied du banc une page de journal sur laquelle on va se pencher, pourquoi ce jour-là, diable de question, on trouvera une raison d’être venu en cet endroit où personne n’avait rendez-vous avec personne, une très bonne raison quand on y réfléchit, puisque sur cette feuille isolée, détachée des autres qui probablement errent ailleurs sur les pavés qui commencent à sécher, on lira un titre rescapé, presque dans son entier, titre qui aura pour effet de susciter un écho étrange, une émotion dérangeante, un sentiment de malaise grandissant se transformant en rage, obligeant à se lever, à abandonner sur le banc toutes les news du jour ou de Dieu sait quand pour avancer, traverser la place, entrer dans l’église, de toute évidence animé par une volonté nouvelle, comme si des années de surdité ou de repli, d’amertume poisseuse ou d’inertie morbide se voyaient réduites à néant en quelques secondes, et quel heureux néant, on se le répétera cent fois, quel heureux néant si c’est pour prendre de plein fouet une telle claque.

proposition n° 14

Voûtée, une clope chétive à la main, maigre à friser la transparence, le regard enfoncé sous une frange brune, accompagnée d’un caniche curieusement muet, elle dispense un « …sieur » à chaque homme qu’elle croise ou recroise à force d’allers-retours entre son rez-de-chaussée et la superette aux cigarettes . Lui, derrière un réseau de rides sinueuses qui ne doivent leur présence en nombre qu’aux litres de vin engloutis tout au long d’une vie d’acteur de feuilletons populaires, masque difficilement son besoin de parlotte, son envie de revenir sur les mille et unes anecdotes qui ont fait le sel d’une vie qui s’éteindra, il le sent, sur un cancer du larynx impétueux. Eux deux traînent leurs chiens élimés du distributeur de billets si peu amical jusqu’à la terrasse du bistrot vingt mètres plus loin où une serveuse bienveillante leur dépose deux consommations pour le prix d’une, eux deux pour cela vident au bout de quelques pièces le gobelet plastique fendu qui leur sert de compte en banque et sur lequel ils appuient un petit carton sollicitant l’attention généreuse des passants. Reste l’ombre sous les cartons, l’ombre qui dort comme l’horloge avance, ne sort qu’à la nuit tombée de sommeil, l’ombre qui se mélange aux sacs qu’on l’imagine avoir trimballés jusque-là un jour de grand froid, l’ombre que personne n’approche, l’ombre qu’aucun gobelet plastique ne vient secourir, l’ombre sans forme, sans sexe, sans voix, peut-être sans vie.

proposition n° 15

Quand viendras-tu réellement sur les lieux, quand oseras-tu porter un regard qui ne soit ni souvenir, ni anticipation, ni élucubration, quand la fiction cessera-t-elle d’être ton souci, ton refuge ou ta fuite, quand cesseras-tu d’être guidé par ta peur, par ton ambition, par ton narcissisme, et surtout (surtout) par ta volonté d’être le bon petit soldat qui rend à heure et à temps son devoir, comme si devoir il y avait (une seconde, cesse d’écrire, devoir de mémoire, avoue, tu as éludé tout travail mémoire depuis que tu as compris -– ou cru comprendre –- qu’il était plus doux, moins remuant, de ne pas revenir en arrière, avoue), comme si qui que ce soit t’avait obligé à quoi que ce soit de cet ordre, d’ailleurs aucun ordre là-dedans, aucune injonction, aucun ordre, plutôt un désordre dans lequel tu choisis de plonger, parce que d’autres plongent et que d’autres c’est pour toi la fin de la solitude, voilà ce qu’il y a, ce qui te caresse et te flatte, t’enfume et te pousse, c’est cette fin, oh provisoire, de la solitude. Et pour ça, pour atteindre cette fin, ô combien provisoire, tu te permets tout, tous les mélanges et tous les mensonges, tu es dans la rue de tes premiers jours et soudain, tu te déplaces dans un lieu connu de tous les bruxellois et de tous les touristes avides de folklore, tu es devant la fameuse fenêtre du deuxième étage où seul tu découvrais le silence interminable de l’enfance, tu es au plus près des lambeaux (oui, tu prends ce mot à Charles Juliet dont le Lambeaux t’a retourné comme rarement) de cette enfance que tu as niée, rejetée, tu nommes même cette première amoureuse et le prénom Martine que tu lui attribues est le bon, là tu n’as rien transformé, tu te remémores aussi justement les bruits du garage Citroën, ce qui n’a pas été trop compliqué, il existe toujours et tu y fais faire les entretiens de ta voiture, tu t’en es tenu au plus près de ce que le réel a inscrit en toi, et puis un moment, hop, tu dérapes. Quoi ? Qu’est-ce qui t’étouffe, qu’est-ce que tu vois que tu ne veux pas regarder, quelle liberté, quelle trahison s’est insinuée dans ton écriture pour faire de moi cette silhouette toute en rides alcoolisées ou celle voutée sur sa clope chétive, tirant un caniche muet (mon chien c’est pas un caniche) vers je ne sais quelle supérette, ou celles assises derrière leur gobelet en plastique fendu à mendier quelque générosité ou mieux (pire) celle sans forme, sans sexe, sans voix, dormant d’un sommeil éternel sous des cartons et que personne n’approche. Tu t’es approché de moi toi ? Une fois, une seule fois ? Ici sur cette place ou ailleurs dans la ville ? Tu as soulevé les cartons ? Tu as répondu au « … sieur » que j’ai lancé vers toi en te croisant ? Tu as jeté une petite pièce dans ce gobelet fendu ? Tu as écouté mes vielles anecdotes d’acteur populaire bouffé par le cancer du larynx ? Non. Tu n’as jamais soulevé aucun carton.

proposition n° 16

Si tu fermes les yeux et que tu oublies ce que tu as vu ou cru voir, tu verras aussi cela.

Cela, qui se montre tel qu’il est aux heures où l’on veut bien voir, même les yeux fermés.

Cela, une place vide de nuit, encombrée de silences nécessaires au repos des voyageurs sans protection.

Cela, l’errance qu’on ne souhaite à personne et qui devient la norme des quartiers aveugles.

Cela, les terrasses des cafés grouillants où ne grouillent que les nantis, même de peu comme toi.

Cela, l’oubli qu’on a cherché dans les cadavres de bouteilles de marques sans marques démarquées, que tu ne remarques qu’en tapant du pied si elles gênent ton passage.

Cela, des camions-balais toutes brosses dehors raclant le caniveau dans lequel on a vomi.

Cela, un squelette encore debout tentant de lire un courrier de l’aide sociale sans que personne ne vienne rallumer son mégot qu’il a fini par jeter à terre, peut-être pour que tu le voies.

Cela, des rires de retrouvailles au sortir de l’hôpital voisin où les portables qu’on n’a pas sont interdits mais où l’on a mangé, au moins.

Cela, des nageurs provocants de santé, ignorant le reste du monde auquel l’eau est étrangère.

Cela, des dialogues inexistants derrière des rideaux pourtant ouverts vers un autre reste du monde qui se refuse à entrer, avec ou sans canicule.

Cela, des odeurs d’urine giclée comme pour nettoyer des tags informes sous les fenêtres du commissariat.

Cela, des pavés que tu foules en des heures autres avec d’autres soucis, d’autres pensées, rivé à ton portable qui est ton errance quotidienne.

Cela, même les yeux fermés, te regarde droit dans l’impossible, car c’est toi cela et jamais ce ne sera toi cela penses-tu, et si ce n’est pas toi tout à fait, c’est comme si c’était toi un peu, que tu oses regarder cela ou pas.

proposition n° 17

Dans les années septante, les murs sont tapissés d’un brun qui rétrécit le regard. Les propriétaires de l’immeuble ont choisi le brun pour le hall d’entrée de leur penthouse, il occupe toute la surface de l’immeuble, normal, il leur appartient. J’ignore pourquoi je monte dans leur appartement, s’ils m’ont proposé un bonbon, un gâteau, si mes parents m’ont envoyé chercher quelque chose, je ne vois que ce brun en relief, en velours épais et un abat-jour beige, nervuré, on dirait des brûlures, dont la clarté relative éclaire ce hall suffisamment mal que pour me foutre les jetons au moment où j’entre. Je m’arrête devant un aquarium plus haut que moi, large, un océan dans un appartement, qui peaufine de sa lumière caverneuse l’ambiance hostile qui m’enveloppe. Cet aquarium est tétanisant, je ne suis pas encore le capitaine Némo contemplant le fond des mers. J’ignore ce que j’ai fait dans cet appartement gigantesque où tout est riche et sombre, combien de temps j’y suis resté, si j’ai prononcé un mot. Je me souviens seulement que des poissons se sont immobilisés pour me dévisager. Plusieurs. Beaucoup. Dans un silence continu. Eux et moi, figés dans une lumière bleue absorbée par des murs bruns.

La Citroën passait chaque jour à la même heure. Elle ralentissait devant l’immeuble et le conducteur se penchait sur son volant pour regarder vers nos fenêtres. De ma chambre, observant la rue à longueur de détresse, son manège a fini par m’intriguer. Nous sommes dans ces temps sidérés où la mort d’une enfant à peine plus jeune que mes 15 ans mure toute la famille dans une lâcheté silencieuse. Quelque fois, je suis assis sur le rebord de la fenêtre, le cul à moitié posé sur le radiateur et je laisse le rideau entre la vitre et moi. Quelque fois, le rideau est dans mon dos, je suis collé à la vitre et j’expose mon incrédulité à la rue calme et à l’homme dans la voiture. Je finis par parler de « cette voiture qui ralentit tous les jours à la même heure » à ma mère qui feint d’ignorer qui est cet homme. Mon père aussi quand je l’interroge. Cette question, comme les autres que je ne pose même pas, ne reçoit pour réponse qu’un mensonge. Cet homme, ils savent qui c’est. Je l’apprendrai plus tard. Une enfant est morte, je ne sais pas pourquoi. Un homme regarde nos fenêtres, je ne sais pas pourquoi.

Dans la voiture, au retour de courses dans le centre-ville, mon père se tord de douleur. Nous venons d’emprunter le long viaduc qui enjambe tout le boulevard Léopold II. Mon père peine à garder le cap, hurle qu’il a mal à l’estomac et il me semble que nous allons basculer dans le vide. Il parvient à rouler jusqu’à chez nous, se gare sommairement devant l’immeuble, je le soutiens dans l’ascenseur, ma mère qui aspire l’appartement appelle une ambulance. C’est la première ambulance qui entre dans ma vie. De ma chambre, je la vois qui emporte mon père vers l’hôpital où il mourra vingt ans plus tard. Une perforation de l’estomac pour l’heure. Il a toujours souffert de l’estomac, toujours mal digéré. Et de se taire au sujet de cette voiture Citroën qui ralentissait devant chez nous chaque jour à la même heure, n’a fait qu’empirer les choses.

proposition n° 18

Maintenant que la paupière s’affaisse vers la vieillesse. Maintenant la vieillesse. Bientôt. Pas maintenant. Quand. Quand est maintenant. Bientôt cette vieillesse qui s’annonce, s’occupe du corps avant le mental. Parfois. Pas toujours. S’occupe du mental plus discrètement. Plus sournoisement. Dès maintenant. D’abord le corps, le travail est considérable, les possibilités nombreuses. Elle a le choix la vieillesse. Elle va procéder par étapes, de maintenant à plus tard, une suite de maintenant, quelque fois s’impatienter, brouiller les cartes, répandre de fausses rumeurs, changer de plan en cours de déroute. Selon son humeur du moment, chaque fois un autre maintenant, elle va précipiter ou ralentir le processus, elle exigera respect et résignation, savourera qu’on lui résiste un peu, qu’on peste, colère, se plaigne, déplore, regrette, chiale un coup. Elle sera en embuscade pour filmer les dégâts, ici et maintenant, de ce qui s’affaisse, maintenant paupières, maintenant gorge, maintenant ventre, maintenant peau, maintenant organes, maintenant, surtout maintenant moral. Elle dira c’est pas ma faute, c’est comme ça, chiale pas maintenant, y a pire, reste digne, tu as bien vécu, accepte maintenant. Accepte. Cesse de lutter. Affaisse-toi maintenant, baisse-toi maintenant , tombe-toi, chute-toi, écroule-toi, liquéfie-toi, répands-toi, étale-toi, maintenant, oui maintenant, abandonne paupières, pupilles, narines, langue, dents (s’il en reste), glotte, tissus, ongles, os, cartilages, espoirs, rêves, toute la panoplie du maintenant de l’humain basique ayant fait son temps. Confie ce temps maintenant épuisé à la terre, elle en a besoin, ce n’est pas perdu, tout n’est pas perdu, tu n’es pas perdu. Pas maintenant. Pas encore. Accepte. Pas sûr qu’on lui arrache un rire à la vieillesse. Ni maintenant, ni plus tard, ni jamais. Ça ne la rend pas heureuse cette dégringolade. C’est plus fort qu’elle, elle a ses habitudes, ses manies. On ne lui a jamais dit qu’on pouvait faire autrement. La vieillesse est comme l’être humain, elle n’aime pas le changement, surtout pas maintenant.

proposition n° 19

Imaginez-vous la fameuse fenêtre du deuxième étage d’un paquebot d’enfant qui ne compterait que trois étages, le capitaine de vaisseau est un sombre type occupant avec sa femme un inaccessible quatrième niveau tout d’aquariums décoré, on ne va pas revenir là-dessus. Sur Google Street View qui n’existera que bien plus tard, on voit un bâtiment en V majuscule, la pointe du V butant contre le rond-point, un O un peu tassé, un rond tout rond en somme. La pharmacienne sort vous voyez, elle a fini sa journée. Un brin de causette avec la libraire, on s’apprécie dans ce petit quartier, mais oui. Elle serait encore en blouse de travail que ça ne vous étonnerait pas, elle habite au-dessus de la pharmacie, autre capitaine. Elle toise son rond-point, sa plage vierge de voiture, on est dans les années soixante, disons septante, il y encore des déserts en pleine ville et des piétons sereins. Dans votre rêve, on jouerait à être ces piétons ivres de bonheur à faire leurs courses dans toutes les rues Daguerre que ce quartier de Bruxelles n’a pas, mais c’est tout comme, on regorge de petits commerces pareils à des sucreries avec couples d’épiciers ou droguistes et ça vous réjouit cette image. Moi aussi. Surtout d’imaginer qu’un jeune Jacques Perrin y pousse la chansonnette, que les couleurs de nos vêtements ont été artificiellement choisies et que les façades ont été conçues par Bernard Evein. Le rêve pousserait le culot jusqu’à vous faire muser une mélodie de Michel Legrand diffusée par les haut-parleurs qui d’ordinaire ne résonnent qu’une fois la semaine, vos oreilles s’en souviennent de cette agression.

Un paquebot, maquette grandeur nature qui regarderait passer les gens, silhouettes marmonnantes à la Tati, les bagnoles encore jolies, les Ford Taunus, les Simca, les DS et même, oui même de sombres voitures américaines tournant le coin, panthères à la recherche du mauvais coup, conduites par des samouraïs en imper, mutiques et décidés, et puis, atelier oblige, au cœur du paquebot un moussaillon muet, un Jim Hawkins derrière un hublot du deuxième pont, terrorisé à l’idée d’un poulpe géant attaquant son Nautilus. Il l’a découvert hier soir qu’il était à bord du Nautilus, la télé ayant été sauvée de la monstrueuse noyade par un Kirk Douglas plus intrépide que vous et moi réunis.

Presque cinquante ans plus tard, vous seriez surpris de constater la fossilisation du paquebot, c’est que la mer est si loin, aucun mouillage, jamais. Juste des rêves de phare du bout du monde et de grande baleine blanche, des songes de trésors alcoolisés en compagnie de Long John Silver, de bateau-vapeur roulant sur un Mississippi bercé par la voix éraillée de Tom Sawyer, de remontée fiévreuse d’un fleuve fou se reflétant dans le regard perdu du capitaine Marlow. Il y a toujours de l’eau dans les grands rêves et avoir une chambre de style bateau n’est pas étranger à cela.

Rien de tout ça n’a eu lieu, c’est la loi du genre, on l’accepte et vous avez conclu vous-même que son paquebot inerte comme une épave rouillée, il devra le quitter, jamais chassé que par lui-même et les coups de pied au cul que livres ou films lui ont mis sous peine d’extinction de l’aventure de vivre. Sur Google Street View, vous verriez un gars sortir du grand V, plantant là tout le monde, parents, voisins, nounou, madame Merlin vous êtes morte et vos bras chauds ne sont plus, pourquoi rester, abandonnant même Jules Verne qui est resté tout paf et attend dans la chambre du deuxième étage qu’on vienne le rechercher, il avait encore d’autres gravures à lui montrer, attends gamin je crois que Les Indes noires tu vas aimer, toi qui est claustrophobe et voilà que ce sacré Jules éclate de rire.

proposition n° 20

Le ciel observe celui qui se risque sur les pavés invisibles. Les nuages débusquent ceux qui se cachent pour dormir par habitude. Les toits s’apprêtent à recevoir pluie et chats. La pluie se concentre pour offrir un miroir à la lumière des réverbères. Les chats débattent du temps qu’il devrait faire. Les façades se recouvrent du calme des brumes nordiques. Les vitres tremblent au vent qui leur parle sans ménagement. Les plafonds de l’appartement soutiennent des lustres endormis. Le papier peint rassemble ses motifs pour se réchauffer dans la pénombre. Le frigo ronfle jusqu’à faire vibrer la toile d’araignée qui le relie au néon. La table de cuisine conserve quelques miettes pour la route. La porte de la terrasse veille sur les garages alignés. Le corridor ne mène nulle part qu’à lui-même. Le salon encercle la télévision afin qu’elle taise ses trois chaînes. Les tentures de velours jaune somnolent plis en berne. La porte de la chambre se lamente d’être close de chaque côté. Le lit déplie sa cabane de draps. L’oreiller réconforte une peur chargée d’insomnie. Le coffre à jouets prépare l’aventure du lendemain. Le lapin en peluche se satisfait d’une solitude momentanée. Les tiroirs repassent les vêtements à venir. Le cartable soupire des devoirs bâclés.

C’est la nuit.

Dehors. Il pleut. Il vente.

Dedans. On ronfle. On soupire. On craint.

C’est la nuit.

Dehors dedans on désespère de la nuit.

proposition n° 41

La bande-son extérieure n’a jamais réussi à couvrir totalement la bande-son intérieure. [1] Les oiseaux en nombre dans le grand jardin [2] de la maison voisine amenaient la part d’évasion verte [3] sur le balcon de béton. Aller les écouter, c’était aussi percevoir le travail des mécaniciens du garage Citroën, les ordres [4] lancés du fond de l’entrepôt ricochant jusqu’à gagner la rue. Quittant le balcon pour rejoindre la chambre, [5] on était glacé par les cris maternels sur le silence paternel. [6] Les reproches et les insultes, les larmes et les portes claquées pouvaient rythmer toute une journée. [7] Ces décibels de la dérive d’un couple s’entendaient encore, une fois qu’on s’était isolé dans la fameuse chambre du premier étage. [8] Il fallait pour s’y soustraire faire revenir à la mémoire le générique de la Piste aux Etoiles ou celui de Belle et Sébastien [9] ou n’importe quelle chanson de héros solitaire. Ou bien alors, regarder par la fenêtre et espérer que les sœurs libanaises [10] ou la fille de la coiffeuse soient occupées à jouer dehors et à animer de leurs cris enflammés l’avenue souvent calme. [11] Quand madame Merlin [12] s’en est allée et sa voix si chaude avec elle, il n’y a plus rien eu d’autre que le silence. Un coup de klaxon venait parfois troubler cette réclusion en soi, toujours aux mêmes heures, les mêmes jours. Un klaxon Citroën qui appelait, était un code. [13] L’amant maternel signalait sa présence. [14] Au fil des semaines, ce klaxon devenait le repère temporel des fins d’après-midi, de la tombée du jour, [15] de la tombée de soi dans un gouffre sans écho. Résonnait alors l’avalanche déferlante qui avait ôté la vie à la sœur, la cousine comme une sœur, devenue muette et ensevelie. [16] La bande-son intérieure broyait larmes, cris, grondements, klaxons pour en faire du silence. [17] Un silence qui ne partirait jamais. [18]



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1ère mise en ligne 11 juin 2018 et dernière modification le 7 septembre 2018.
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[1la bande-son ne cesse de me taper sur le ciboulot, elle est torture et moteur, trop tout le temps trop

[2avant-hier, en sortant du sonore garage Citroën, observé comme ce jardin est normal, enfin normal pour la ville où chacun vit dans le corps de ses voisins, ça que j’aime pas dans la ville, le corps des voisins, leur bruit

[3un peu ridicule ça, part d’évasion verte, on ne devrait pas se relire ou alors avec amour et tolérance, bienveillance est devenu écoulé

[4aucun souvenir de ces ordres, à vrai dire je les entends aujourd’hui cherchant ma voiture à l’entretien, je les reconstruis au passé, comment faire sinon

[5pas parlé de cette extension de la chambre, ce cagibi aux fantômes dissimulés par une tenture — épaisse serait l’adjectif

[6elle a envoyé la même insulte à son mari, puis à son amant, puis à son fils, SALOPARD

[7une semaine, un mois sans se parler, juste utiliser l’enfant comme transmetteur, va dire ça à ton père va dire ça à ta mère ton père n’a rien dit, etc

[8c’était le second étage, aperçu de l’erreur face à l’immeuble, d’où vient l’erreur, ça n’a aucune importance

[9je chéris le coffret dvd de tous les épisodes, pas tous revus, mais je jetterais bien d’autres films pour garder ce coffret, les enfants ont abandonnés au bout de deux épisodes, beurk le noir et blanc

[10Lena et Dina, la première se vantait d’avoir couché avec Bernard Lavilliers

[11comme c’était bien cette rue avec des filles, rien que des filles des filles des filles

[12d’écrire sur elle est bouleversant alors que j’ai peu d’images d’elle sauf assise, opulente dans un fauteuil face à la télévision, son visage me manque, comment souriait-elle ?

[13quelle mauvaise fiction de gare

[14mort il y a quinze ans, rupture d’anévrisme, allongé dans la cuisine récemment refaite, marbre verdâtre sur le plan de travail

[15d’où vient cette crainte entre chien et loup depuis toujours, dérive anticipée d’angoisses, et ça durera jusqu’à tomber moi aussi

[16mériterait un livre entier cette perte-là, mais il y a tant de livres sur les morts qu’on trimballe que ça devient un genre en soi, alors non

[17je pense que c’est le mot que je préfère, que je mettrais dans chaque texte, qui justifierait chaque texte, je ne serais qu’un mot, je serais silence

[18heureusement