Sophie Jaussi | Le dégel

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Sophie Jaussi oscille. Entre la France et la Suisse, entre l’université et la création, entre le divan et le fauteuil. Son blog : Lignes de faille.
proposition n° 1

C’est le lieu où revenir depuis toujours. Celui qui pose les fondations. Même pas. C’est le sol, le terreau, c’est depuis là que le monde peut exister. C’est parce qu’elle revient là, et qu’elle a appris trop tôt le mouvement balançoire des jours partagés, ses jours à elle, ses jours à lui, qu’elle ne fait que revenir, partout où elle va – parce qu’il y a partir sur l’autre face. Mais c’est la même chose, et vous aviez compris.

La topographie facilite l’élan, la route vire à droite puis à gauche, on pourrait dire « monte en pente douce » mais ce serait trop raide déjà. Et le mot invite à rester : les gens disent « la vallée », ça fait une paire de bras qui l’entoure, elle met longtemps à savoir si ça la protège ou si ça l’enferme. Quand elle revient c’est souvent un vendredi soir, même plus tard, quand elle choisit elle-même les jours du retour. Certains disent : en haut, par opposition aux gens du lac, ceux d’en bas. Bien sûr ça coince entre ces deux peuples, c’est fait de tout un tas d’histoires minuscules qui enflent comme des identités figées, des récits pour faire gueuler et rire au bistrot du coin, il y en a en haut et il y en a en bas, c’est bien réparti.

La vallée, elle ne sait pas bien où ça commence et où ça finit en elle. Mais elle sait que ça creuse. C’est-à-dire : au fond d’elle il y a ce petit gouffre –- c’est comme un gouffre, mais petit -– qui lui souffle les mots du revenir, des mots de neige, de lac gelé, de vaches, de pissenlits. Chaque fois qu’elle revient, elle doit désapprendre les grandes phrases, elle doit retrouver une langue perdue. Elle essaye.

proposition n° 2

Ça pourrait être une boulangerie. Mais ça fait figure de centre alors, c’est sûr, on y vend plus que du pain. Une épicerie ? À l’ancienne ? Les grandes vitres sont recouvertes d’un rideau dentelle un peu sale. Pas sale, juste : passé, un peu jaune déjà. Il y a un dessin d’enfant dans le coin gauche, qu’est-ce que ça fait là, qui est cet enfant, c’est là, c’est tout. Un panneau « action », aussi, ça n’est pas pour dire qu’on tourne un film, c’est la langue suisse qui propose des prix bas. Aujourd’hui c’est le café, et les abricots. C’est la saison. Un pas en arrière et la devanture en toile orange qui fait cadre. Parfois la porte s’ouvre et le carillon accompagne un homme avec le journal sous le bras, une femme avec un cabas, des enfants qui déchirent le sachet des bonbons, vite, vite. Depuis la droite, la laitière déboule sur le parking, elle se gare, elle bouche la vue. Restent les voix qui s’élèvent depuis le pas de porte : –- Eh, salut ! –- Salut ! T’as fini les foins ? –- Faut s’dépêcher, ils annoncent la pluie pour samedi !

proposition n° 3

La route qui vient mordre le parking (mais le parking c’est le centre, c’est où ça fourmille, dès qu’il y a trois ou quatre ou cinq personnes, ça fourmille) c’est celle qui traverse la vallée. Avant il n’y en a qu’une, large et grise, à la prendre ça peut filer vite, et à toute heure, parfois le coup de blanc dans le nez. Quand elle arrive là, elle se sépare, juste avant le parking, juste avant l’épicerie, juste avant les habitants qui fourmillent, elle se sépare, elle vire à droite. Mais il est trop tôt pour la droite, ça mène trop loin, ça s’enfonce jusqu’au lac et le lac attend. Là où il faut donner le coup de volant pour tourner, il y a un panneau lumineux qui indique l’heure, ça clignote en rouge électronique : c’est comme le souvenir d’un truc qui a été moderne un jour.

Bien sûr, la route qui vient comme ça, c’est une porte d’entrée, c’est un battant qui claque dans le vent, mais ici c’est plutôt la bise et ça s’engouffre plus que ça ne claque. N’empêche que revenir par cette route-là, ça fait chaque fois la sensation de seuil au creux du ventre. C’est banal les seuils, y a toujours un avant et un après. Alors pourquoi ça fout les larmes aux yeux, quand la route plonge sur le parking, ou qu’elle s’enfuit à droite, mystère. Il faudra peut-être attendre l’hiver pour savoir.

Ah d’ailleurs, l’hiver. Sous l’heure qui veille, il y a la magasin en bois, on pourrait dire guérite, mais tout de suite ça fane, ça referme, ça misérabilise. Pourtant à l’intérieur c’est presque grand, il y a les combinaisons, les bonnets, les gants, les skis de fonds. L’enseigne le dit : matériel d’hiver, vente et location. Forcément, on ne s’y arrête pas toute l’année.

proposition n° 4

Il y avait eu ce projet, à dix ans. Ses dix ans à elle. C’était plutôt une promesse, un cadeau. Depuis la langue du père qui s’étalait en stylo bleu sur la carte d’anniversaire, elle avait traduit, c’est-à-dire qu’elle avait taillé une place pour des mots qui seraient déjà des images. « Un vol en ballon » ça la faisait grimper illico au-dessus des taupinières, ça faisait dépasser les pointes en bois de la barrière, les fils tendus électriques où l’on n’avait pas le droit de mettre la main, tout de suite ou presque elle se pencherait dans la nacelle -– elle serait assez haute pour guigner au-delà de la rambarde, n’est-ce pas ? -– et le lac deviendrait un trou sombre qui déborde sur le marais, puis sur les prés, puis ça froisserait tous ces verts, ces bruns, ces rouilles et ces mousseux qui, par la distance, qu’on lui explique ça ! se rapprochaient du centre du village, les champs c’étaient presque le parking déjà, l’épicerie engloutie, la boucherie dans le virage du haut -– tu es sûr ? –- et la route qui venait mordre là et dont on apercevrait alors la longue queue grise s’effilocher vers le nord-est, vers la ville la vraie, c’était loin, mais peut-être même qu’elle verrait les grandes usines horlogères qui annoncent la couleur de la région.

On avait voulu que ça se passe un dimanche. La montgolfière n’avait jamais décollé. « Je n’arrive pas à chauffer l’air dans le ballon », avait dit le monsieur. C’est vrai qu’il faisait froid. Presque toujours. Ils étaient restés au sol – ne sois pas triste, s’il te plaît ! – de toute façon les images c’est mieux dans la tête. S’envoler était venu s’inscrire en revers de la mémoire.

proposition n° 5

Ce qu’elle ne dit pas, c’est comment elle est revenue. Elle a rusé mais sans mentir (une tromperie de petite fille). Elle a prétendu : le parking –- parce que bien sûr, la vallée appelle l’automobile. Mais elle ne conduit pas. Ses mains, ses jambes, ses pieds, le ballet mou des organes dans le ventre, tout ça se fige béton armé quand elle se laisse tomber dans un siège conducteur, quand elle doit dire « c’est par là qu’on passe, c’est ici qu’on tourne, c’est maintenant qu’on accélère ». Elle ne conduit pas. Alors c’est le car postal qui l’a déposée là, ça pourrait être le parking tellement c’est juste à côté, quelques mètres plus à gauche, comme appuyé au distributeur Raiffeisen. L’abri-bus. L’odeur d’urine immédiate, les papiers au sol (c’est la Suisse mais quand même), paquet de clopes et trognon de pommes, récent sûrement, il reste du jus dans la chair que l’oxydation n’a pas totalement brunie. Punaisé sur le mur, l’horaire est une feuille blanche et jaune, quelques chiffres éclatés noirs, une cadence de pas grand chose. Une affichette pour le culte du samedi, l’église c’est en face -– depuis l’abri-bus, partir loin ou prier. Tout le reste des messages codés, banals, secrets, toujours déjà lus, nouveaux bien sûr, c’est la première fois, c’est la dernière fois, je t’aime Manon, Arnaud petite bite, gros raciste, je suce appelle au 076 844 23 01, Clara + Quentin = pour la vie, je t’encule, je t’aime Sarah, bande de cons, car postal = nazi, je t’aime Cyril, la vie s’est trop cour pour s’emerder, et l’orthographe c’est pour les veaux ?, ça pourrait être des toilettes publiques, ce sont quelques planches en bois qui font toit, un banc en plastique, on prépare sa monnaie quand on voit le véhicule arriver. La Brévine 4 ever.

proposition n° 6

La Brévine ça fanfaronne aussi sur le panneau grande taille à l’entrée de la vallée, typographie douteuse et empâtée des bords de routes -– faut-il donc rendre anonyme, dans sa forme, le nom qu’on inscrit sur la tôle, étrange entreprise d’uniformisation là où ça nomme et singularise, là où ça devrait dire vous êtes ici, vous entrez là, vous quittez le lieu où vous étiez. Comment le mot peut-il faire frontière entre un champ et l’autre, quelle limite franchit-on lorsque des deux côtés de l’affichage les sapins se ressemblent, que les toits des fermes rouillent les tuiles du pareil au même, que les vaches sont des vaches ? Et elle quand elle passe là, quand elle arrive, quand elle revient, quand quelque chose comme l’enfance d’avant l’enfance chavire en elle, qu’est-ce qui change ? Il faudrait un Schengen du souvenir.

Sous La Brévine qui affiche Bienvenue, quelques lettres écartèlent le monde : Petite Sibérie suisse. Elle se replace en pensée sur le siège arrière de la voiture du père, elle gratouille la surface, ça voulait dire quoi la Sibérie quand on avait l’âge de lire, à sept ou huit ans, la Russie c’était plus loin qu’une distance, ça parlait d’une autre vie. Elle savait juste le froid et la glace, elle savait les patins sur le lac et le réveil qui s’immobilisait dans la chambre, lorsqu’on oubliait la fenêtre ouverte. Il y avait une logique, qui se dépliait sur les murs de l’auberge, et sur ceux du bar un peu sombre, où des hommes riaient fort : on disait « on va au Loup blanc » ou on préférait L’Isba, et toujours elle restait interdite devant la fontaine à absinthe, émerveillée, l’anis avait une couleur et c’était celle de la lumière sur la neige.

Plus tard, dans ce train qui traverse les forêts et les livres, le regard rivé sur la Volga, elle se prendrait à faire rouler ce mot-seuil sur la langue : Bienvenue.

proposition n° 7

Dans l’abri-bus, elle n’en mène pas large. Depuis que le car l’a crachée là, devant le carré gris du parking, lignes blanches tracées au sol, fontaine, église, la dentelle de l’épicerie, un chien qui gueule et qu’elle ne voit pas, elle n’a pas fait un pas, elle hésite à allumer une cigarette, elle retient les gestes qui pourraient animer le tableau. Quelques respirations plus tard, elle traversera, elle poussera la porte du Loup blanc, elle demandera une chambre, c’est comme ça qu’elle a fantasmé le retour. Mais pour l’instant elle ne bouge pas, elle n’existe pas.

Celle qui s’anime, c’est la gamine de sept ans, de six ans, elle sait lire tôt alors ne pas se fier à ça pour fixer le souvenir, elle est dans le village en amont, celui qui couve les liens jusque dans son nom : le Cerneux-Péquignot. C’est soirée tripes dans la salle communale, entre réunion politique, fête annuelle et dérive enjouée. Elle est chez l’amie d’en face, la maison-bloc aux herbes folles, c’est leur première nuit comme des grandes, sans les parents ou presque, on a bien essayé de faire fonctionner l’interphone, mais un bitume c’est trop large, même quand ça serpente en régionale. Alors « on vous fait confiance, vous êtes sages, on est juste à côté », c’est la promesse d’une vie entière comme déployée sur le soir qui tombe. Le mot « peur » est enseveli sous les jeux, les sauts et les gambades, les robes qu’elles froissent, les chapeaux qui les font pouffer et les foulards qu’elle noue comme une traînée de couleur dans les boucles rousses de l’amie. Un rire encore, puis soudain la nuit. Elles regardent par la fenêtre, elles se faufilent petits pieds jusqu’à la grande porte, le battant grince d’autant que l’obscurité se tait. Des immeubles aux toits bas on ne distingue rien, du cimetière non plus, ça n’est pas plus mal. Il y a les lumières d’en face, qui témoignent de la vie séparée des adultes et -– sur la gauche, comme pour étirer la fin du village -– une lueur persiste jaune dans l’une des pièces de l’horloger, venu il y a quelques mois de la ville la vraie, la citée des montres et du Corbusier, une ville angles droits qui module le temps et le béton.

Le souvenir patine dans l’anticipation de ce qui vient, ça saute et ça rature, ça prend dans le tourbillon de l’ellipse qui gronde. Elle se dit « on avait pas mis nos chaussures » et elle revoit la silhouette blanche à côté d’elle, une chemise de nuit peut-être. C’est l’été sûrement car elles n’ont pas froid. Le carreau devait être trop haut, comment ont-elles fait, comment ont-elles vu ? Et quoi, d’ailleurs ? C’est juste là pourtant, c’est un éclair qui traverse la vallée, dans la pièce illuminée ça s’agite, une poudrée brune sur quelque chose de très blanc, ça pourrait être de l’émail, ou la rencontre de la chair et d’une chevelure. Il faudrait se hisser à nouveau, grimper sur le muret, retrouver la sensation de la pierre qui craquèle sous la main. Elle sait qu’elle verrait alors, elle sent que c’est derrière la vitre, ses doigts feraient de minuscules œillères autour des yeux pour cadrer l’objectif, puis ça serait le grand coup de butoir dans la porte des années, toutes les routes et toutes les villes qui s’effacent, qui se fondent. Il y a là quelque chose comme une carte mentale qui s’émancipe, l’échelle n’est pas très nette, juste que, comme toutes les cartes, elle se déplie et se replie mal, on s’emmêle les plis les doigts les chaînes de montagnes et les rivières.

Ce carreau de lumière et la violence de l’oubli, c’est la page arrachée qu’elle tente d’écrire. Elle ne sait pas encore à qui l’adresser, ni quel temps choisir, ni rien de l’enchaînement qui, bientôt, sur le clavier, dessinera la forme d’une lettre. Elle a le timbre, elle a l’enveloppe, elle vacille dans l’abri-bus telle une épistolaire du vide.

Le mégot s’étouffe sous la pointe du soulier. Un sourire ou son ébauche. Elle vient de comprendre le pourquoi du car postal.

proposition n° 8

Sur le chemin qui traverse – oh, pas bien long, quelques pas, quelques petits pas de carrefour de village -– elle met le pied flotch dans une flaque d’eau. Le bruit ramène en surimpression les bottes en caoutchouc, forcément jaunes, sa main glissée dans celle de sa mère et quelques notes presque comme une joie, Mimi Cracra, l’eau elle aime ça. Pourtant c’est plutôt laid, un village sous la pluie, le béton ne devient pas luisant sur les immeubles, aucun parapluie pour s’ouvrir en couleur, pas de vélo qui glisse et crisse, on n’étouffe aucun rire devant les voitures qui n’éclaboussent ni costume-cravate, ni tailleurs, ni jeans troués, ni baskets de marque ou mines affairées. On ne court pas pour se mettre à l’abri. On remonte le col, on ajuste le capuchon, on renifle l’air qui se mouille et suinte jusqu’à la grille d’évacuation la plus proche. L’œil se pose sur les prés qui se gorgent. Plus loin quelques ruminants s’attristent, les magasins ferment : plus personne ne viendra aujourd’hui.

proposition n° 9

Elle a poussé la porte, le Loup blanc ressemble enfin à son nom. Ils ont refait l’intérieur qui éclate de beiges et de blonds, trainées de bois patiné clair, aux murs les vitrines ont la lumière de leur transparence. Elle s’ébroue, ôte le filtre teinté du souvenir. Tout a changé. Le patron se patronne, et on a installé un poêle qui rutile son cuivre là où elle caressait le gros chien mou, à même le sol. L’odeur âcre des poils restait longtemps sur ses doigts. Mais tout va vite maintenant, elle est dans le présent, la chambre qu’on lui donne plonge sur les huit places de parking, deux sont occupées, la laitière est repartie. Elle s’allonge sur le lit et sacrifie au rituel d’enfance : enlever ses lunettes. C’est un ami de son père – elle aimait les amis de son père à la tendresse, comme on détourne une idée encore trop grande pour soi –, celui qui possédait la grande ferme à l’entrée de la vallée, Cyril donc, qui lui avait appris ce truc là, une première façon de saisir les choses, et le temps. Ils étaient sur les balançoires qui surplombent la régionale, les champs s’étalaient comme des flaques de lumières de chaque côté, il lui avait dit « on entend rien quand on voit bien ». Elle, elle l’écoutait de toute sa confiance de gamine, elle aurait tenu entière dans sa grosse main qui trayait les vaches alors forcément il avait raison, il avait tout compris du monde, il allait lui expliquer. « Tu as une chance incroyable, c’est génial d’être myope, tiens donne-moi tes lunettes » et elle avait fait glisser la monture rouge et rose de son nez, « faut pas avoir peur du flou ». Il était là, elle n’avait pas peur. « Maintenant écoute, écoute vraiment ». Elle n’entendait rien, alors elle a triché un peu, elle voulait réussir l’exercice, ne pas le décevoir, elle a carrément fermé les yeux. D’abord elle a surtout senti la présence de Cyril à côté d’elle, elle s’est dit qu’il n’y avait rien, rien à entendre, parce que c’était la campagne et que la campagne c’est silencieux, pas comme la ville horlogère qui battait sans cesse la mesure de ses voitures, de ses talons sur le sol, des embardées au feu vert et des portes qui, partout, n’arrêtaient pas de s’ouvrir et de claquer. On entendait le temps qui bruisse et fuit, dans la ville des montres ; ici, on entendait comment il s’arrête, comment il plane. Dans la vallée, le temps était le vol suspendu d’une corneille, le ballet mutique d’une mésange, la disparition éclair d’un chevreuil dans les sous-bois. Les animaux faisaient du bruit ? Allons donc ! Ils habitaient ce lieu inconnu où les voir c’était déjà les perdre de vue. Alors du bruit… Elle se répétait « écoute, écoute vraiment » et ce n’est pas le lieu qui s’est donné à son oreille, mais elle-même dans le lieu. Elle a perçu la ligne à haute tension qui traversait sa tête, ses pensées, une surchauffe qui se déverse comme un trop-plein de d’intensité, ça vibrait et ça venait rejoindre le battement sourd de son cœur, qu’elle interrogeait parfois quand elle plongeait la tête sous l’eau, une apnée en baignoire qui faisait trembler sa mère et peut-être que c’est ce tremblement plus que le bruit qui cognait dans sa poitrine qui lui donnait alors la sensation d’être vivante. Va savoir. Elle a aussi entendu son souffle au moment où il entre dans la caverne des narines puis surtout quand il ressort, fort et ample de sa brève balade sur le chemin des voies respiratoires. Puis elle a perçu les minuscules clapotis de la salive, autour de la langue, à l’assaut des lèvres, elle a imaginé les petites bulles qui pétillaient puis crevaient à l’intérieur de la bouche pour combattre la sécheresse qu’elle a soudain ressentie. Elle a dégluti, glissade sourde, bruit comprimé.

Allongée sur le lit de la chambre de l’auberge, fenêtre ouverte sur la pluie qui tombe toujours -– bruit mouillé des pneus qui écrasent les flaques, cloches isolés de quelques vaches comme un carillon qui passe, s’éloigne, disparaît, aucun éclat de voix mais le vent qui bute contre les murs de l’église, de la banque, qui fait flotter le tissu en devanture de l’épicerie, au loin un tracteur peut-être, ou un coup de tronçonneuse dans le lointain des sapins -–, elle se souvient de ce premier rendez-vous sonore avec son corps. Plus tard, elle avait appris à traquer l’inverse : le silence des organes, une histoire de non-dits qui gueulait son angoisse presque tous les soirs. Puis petit à petit, grandissant, vieillissant, passant quelques compromis avec sa chair, elle s’en était décollée pour aller vers le monde, vers tout ce que Cyril avait promis à la petite fille qu’elle était. Aujourd’hui elle enlevait ses lunettes, elle écoutait. Et elle entendait.

proposition n° 10

Maintenant elle dort. Elle rêve. Que sait-on du sommeil, de ce qui, en lui, s’arrête ou se grippe au moment du rêve ? C’est le contraire peut-être – le monde des songes comme une visée secrète de la chute dans la nuit. Entrer là, dans cette ville tarabiscotée qui contient toutes les autres, qui les dépassent et brassent les images, les odeurs, les sensations. Elle rêve. La vallée s’ouvre devant elle, c’est la même et c’est une autre, les champs sont mécaniques, de grands câbles téléphoniques étincellent et dégagent un fumet de plastique, de danger qui gronde. Au coin de l’épicerie, elle voit Cyril manier une pompe caoutchouteuse pour ravitailler en essence d’imposant camions blancs aux plaques étrangères. La pompe fuit et répand sous ses pieds nus un liquide très jaune qui lui mord l’épiderme. Elle s’inquiète de sa peau qui va sentir la benzine, lui mettre la nausée aux lèvres. Un jour de vacances elle avait vomi à même le bitume d’une station Tamoil, alors que ses parents faisaient le plein elle faisait le vide en elle, elle devenait transparente, inodore, elle disparaissait. Elle s’éloigne de l’épicerie avec difficulté, elle avance à quatre pattes dans une sorte de ruisseau, elle veut se mettre à l’abri dans le bunker délabré qu’elle aperçoit en haut de la colline, après les arbres. Il y fera frais sur les dalles, elle pourra s’allonger, elle voudrait tant, tant s’allonger. On dirait un parking souterrain, c’est peut-être celui pour les touristes qui viennent au bord du lac – mais pourquoi le construire si haut, alors ? – elle se raccroche aux branches, aux racines, ses mains sont poisseuses de la résine qui glue le long des troncs, elle s’arrête, elle n’en peut plus, elle a soif et elle a faim. Là-bas sous le sapin poussent quelques bolets, ils se dressent hors de la mousse, il faut les arracher et regarder sous la coupole, sentir les fines lamelles dentelées avant de les porter à la bouche. Être sûre. Son père a bien essayé de lui apprendre, mais elle n’écoutait pas, elle a peur de mourir maintenant. Le champignon cède spongieux sous ses dents, elle mastique, recrache un peu de terre et d’herbe, tousse. Le monde est âcre et filandreux. En contre-bas, la vallée brûle.

proposition n° 11

Les jours filent à mesure des réveils. Le Loup blanc tient la verticalité de ses murs dans l’horizon du temps. Dans la chambre qui surplombe (le parking, l’église, l’épicerie, la fontaine, points cardinaux d’un centre), elle a oublié les raisons du retour. Tout de même, elle a tissé de minuscules attaches avec les lieux dont elle vient et qui, sans elle, vivent leur quotidien de points habitables, de constructions fugaces. Poussant d’une main sur la vitre la porte de l’édifice aux lettres jaunes, elle s’apprête à en récupérer les signes qui lui ont été adressés poste restante. Tous les messages écrits le sont, ils incarnent ce reste qui ne peut être réduit, le surplus d’un dialogue mené en vrai, les déchets cachés de paroles qui n’ont pas su finir. Elle est entrée, elle regarde, elle renifle l’odeur-vestige de ces mondes du courrier papier. Un vieil homme se penche vers l’unique guichet ouvert, une femme attend son tour. Devant un présentoir rotatif, des enfants s’amusent à ouvrir des cartes anniversaire d’où s’échappe la mélodie électronique de circonstance, ils les referment et pouffent, ils entrebâillent encore, mouvement infini de ce qui cesse d’être une surprise, comme la mère qui les gronde bientôt. Petits maîtres du son. Pas de numéro à tirer au distributeur, juste une place à prendre dans la file, oh toute petite file de toute petite ville. Combien de temps encore cette poste, combien de temps encore ce guichet, ces cartes, le présentoir qu’on actionne de la main. Elle se demande ça, et aussi combien de lettres continuent de s’égarer parmi les feuilles d’impôts, les factures d’assurances, la publicité à l’ancienne. Quels timbres de quels pays pour atterrir là, dans la vallée, quelques casiers pour le tri, un postier, deux guichets. Et le présentoir qui tourne. La mélancolie est toujours une insulte faite à demain.

proposition n° 12

Entre Le Cerneux et La Brévine, la régionale qui coupe et fend le paysage est presque déserte. Dans son sac, elle a enfoui deux enveloppes, un courrier de pas grand chose, elle retient le geste et l’hésitation où se percutent l’urgence de lire, et son effroi. Elle marche. Prend l’embranchement vers la frontière, la frontière franco-suisse -– et l’amertume qui la saisit devant cette évidence : alors même qu’on traverse depuis chez elle pour aller chez l’autre, c’est la France qui s’arroge le début du mot, qui s’installe en conducteur, la France qui domine, topographie maîtresse, hexagone de l’avenir qui vient. La frontière est franco-suisse dans les deux sens, c’est la leçon que lui apprend la langue à rebours de ses pas, à l’envers de son corps. Ça monte en douce avant la Douane du Gardot, elle se concentre sur le hameau qui surgit là-haut, l’adulte en elle flanque des ornières au regard, évite qu’il ne s’échappe sur la droite et les fermes qui constellent les prés. Qu’est-ce que tu crois, que c’est là-bas que ça se passe ? Mais non. C’est en toi. Pas dans les images qui deviennent des mots, le contraire, bien sûr : les mots qui deviennent des images. Tu n’as pas besoin du vrai lieu, de l’emplacement réel de la ferme authentique. Tu as besoin de toutes les fermes que tu en as fait. Elle reconnaît à gauche les formes exigües de la station service, ravitaillement en miniature, où ça pouvait se presser et gonfler d’automobiles françaises face à une flambée soudaine des prix à leurs pompes, ça s’agglutinait alors, juste retour des choses grommelaient dans la région les supermarchés helvétiques, dont les allées vides inventaient des insultes pour les Suisses qui, chaque samedi, grappillaient quelques centimes à l’Intermarché de Morteau, au Carrefour de Pontarlier. L’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la borne, la quarante-quatre pour être précise et elle l’effleure du bout des doigts comme elle le faisait gamine, lorsque son père l’emmenait balader à ras de la frontière, sur le chemin qui dessine une promenade le long du tracé national. Parfois, devant les informations qui défilaient à dix-neuf heure trente sur le téléviseur de la ferme –- ce qui donnait tout de même trente minutes d’avance sur le voisin français dans la connaissance noire des délitements du monde –- elle tentait de comprendre ce que pouvait signifier des affrontements à la frontière. Elle ne connaissait rien de l’Irak, rien à l’Iran, mais elle imaginait d’improbables combats autour d’un bloc de pierre grise partiellement recouvert de mousse. Chaque fois que sa mère passait la douane, le coffre rempli d’emplettes, elle guettait le bruit des balles et craignait vaguement pour sa vie.

proposition n° 13

Passée l’horizontal de la barrière rouge et blanche, mécanisme d’un temps où Schengen restait en lisière du vocabulaire, on est en France. Le soleil tape maintenant, l’humidité du matin a quitté les champs, séché sur l’herbe verte et grasse qui ne bouge plus du tout : la bise est tombée. Elle voudrait s’asseoir devant L’Auberge du Gardot, elle se revoit devant un sirop, la paille qu’elle serrait entre ses dents pour contrôler le flux du liquide sucré, couleur vive, haut verre griffé Henniez. L’assise à lamelles de la chaise en métal creusait des dessins sur ses cuisses et ses fesses. Pas de chaises aujourd’hui, pas de sirop, pas de terrasse. Juste le goudron muet qui attend une réouverture incertaine, le soupçon s’installe quand on aperçoit blanc béant le tableau d’affichage des menus placardés à côté de la porte. Elle hésite, elle n’est pas prête à repartir, elle n’a pas de programme, pas de rendez-vous d’aucune sorte, ni montre au poignet –- et le portable qui traîne déchargé sur la table nuit dans la chambre du Loup blanc.

Elle se laisse glisser en tailleur, ce n’est pas un lieu pour s’asseoir, c’est – quoi au juste ? Une surface. Bitume abîmé, gravier en pagaille, trois papiers égarés. C’est depuis quand, cette répartition du sol, ce quadrillage qui dit les espaces où se tenir debout, les espaces où telle position devient incongrue, inconvenante ? On a tracé des lignes mentales sur la terre, à chaque geste son pré carré, sa pièce du dehors et qui l’enferme. Il faudrait s’allonger au milieu des routes, tenir les jambes debout sur les bancs et les sièges, s’asseoir ici là-bas partout, partout où rien ne le prévoit. Ça ferait comme le chant d’une rébellion dérisoire. Décloisonner l’espace des obligations faites au corps.

Elle attend. Des années déjà, qu’elle a compris comment faire, passée maîtresse en la matière, experte en temps qui passe. Là c’est la vraie, la seule qui vaille : l’attente sans objet. On éteint quelque chose en soi, la vie peut-être. Ou plutôt : le souvenir. La tête se vide de toutes les images, elle pose la résine noire de l’oubli sur les lumières de l’enfance du réveil de l’aube et celles très jaunes du crépuscule, sur le goût des fruits rouges des baisers qui hésitent encore de l’eau volée à la fontaine, sur les premiers pas de danse la douleur fière des pieds qui se dressent roses dans le satin des pointes, la première fois qu’on glisse sur l’arrête tranchante du patin qui strie la glace, résine lourde sur les mots échangés écrits rêvés répétés en murmures pour le plaisir d’entendre sa propre voix glisser à l’intérieur de celle d’un autre, résine qui colle et agglutine tous les désirs, ceux qui gonflent soudain avant de sombrer dans le sommeil, ceux qu’on chuchotent dans la nuit des corps, ceux qu’on enferme sous le cadenas pacotille des journaux bien cachés. Résine de plomb qui ralentit le souffle, aplatit la chair. Le cortex n’est plus qu’un mot en x. Alors on ouvre les yeux et on voit la vie pour ce qu’elle est : un paysage qui, parfois, frémit un peu. L’arbre à gauche de la barrière bouge ses branches, une voiture passe, puis deux. Dans le dos, là où les champs retrouvent quelques fermes, des vaches agitent les cloches qui pèsent à leur cou. Loin devant, sur la droite mais si peu, quelqu’un – une femme peut-être – s’est mis à la fenêtre, ça secoue quelque chose, un drap une nappe un habit blanc.

Ce n’est pas la lenteur, ni la faible quantité des choses qui décident du mouvement infime du monde. Elle le sait. Dans le noyau vibrant des villes tentacules, la vitesse aussi est minuscule, et le bruit, et l’agitation. Quand l’intérieur du corps s’immobilise, le monde affiche qu’il n’est qu’un petit objet rond et mat, que le néant fait doucement rouler dans sa main d’enfant.



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1ère mise en ligne 18 juin 2018 et dernière modification le 19 août 2018.
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