Isabelle Ferré | Articulations sensibles

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Sur sa route de géographe, urbaniste ou journaliste, elle entretient avec les villes une relation complice et inspirante, un jeu de cache-cache propice à la fiction, à l’étonnement. Son site : isabelleferre.fr ou le blog macao écritures.
proposition n° 1

Elle a changé cette rue, depuis le temps. Droite, ses grands marronniers déjà bien plantureux en juin à Paris. La voilà, l’avenue accrochée à la Porte du périph qui trace vers la place Stalingrad. La fière bordée d’arbres, de contre-allées, de pistes cyclables qui lui donnent tout son sens.

Sens unique.

Les grands travaux ont eu raison de ses désordres embouteillés, tohu-bohu sur trottoirs aléatoires, de son bric-à-brac de boutiquettes, superettes et autres laundrettes.

Il a beaucoup plu cette année mais elle, elle n’a pas le souvenir de ce vert et de cette atmosphère urbaine qui exprime, comme le jus d’un citron, le suc laborieux des documents d’urbanisme chargés d’écrire ce que ville veut dire.

Elle a changé cette femme, qui revient sur ses pas.

Elle remonte, à pied à contre-sens du flux automobile prié de sortir de la ville. Au moins trois stations de métro de Porte à porte. Hier, autrefois, il y a vingt ans et plus, son break bourré de bouquins usait ses pneus chaque jour dans les aller-retours entre le Canal de Chelles et le Canal Saint Martin. Le prix à payer pour élever les gosses au vert et entretenir la matière grise à Paris. Trois ans plus tard, éreintée, elle la vendait.
« Sauf que l’on ne doit pas habiter très loin quand on a une librairie » se souvient-elle.
Jamais revenue sur les lieux une fois l’affaire fermée. Une fois déposée la pancarte « A vendre » agrafée à la façade, elle se souvient. Le rideau de fer exposant définitivement sa résille sans la relever au bon matin, à l’unisson des échoppes voisines qui animaient soudain les rues de leurs suggestions multicolores et odorantes.

Elle avait acheté cette librairie sur cette avenue et sur un coup de tête. Le brassage incessant, le son des langues mêlées peut-être… dialectes d’autres continents, accents pointus, voyelles aigües et consonnes sources enveloppaient ce quartier dans un tissu sonore très caractéristique. Qui l’avait appelée.

Libraire, une vocation ? Ou bien l’appel urbain nécessaire pour tourner la page ….?

Rêve de lieu d’esprit, de longues soirées entre auteurs, d’arts plumitifs. Un commerce poétique payé à coups de métaphores.

Mais une librairie, c’est elle qui fait la loi. Vedette en vitrine sur le trottoir, attirant le chaland sous ses couvertures et ses mots par milliers imprimés dans la peau du papier.Cachant dans ses arrière-boutiques la réalité d’un labeur acharné sans cesse recommencé.

Une librairie, ça vous empoigne des pieds jusqu’au crâne. Ça vous prend le temps et la tête, ça vous effeuille, ça vous muscle et ça vous alanguit. Libraire, manutentionnaire, gestionnaire, caissière, plongeuse dans les grands fonds d’éditeurs, joueuse au casino des mots, addicte à l’encre noire encore odorante qui fleure à travers les cartons d’imprimeurs.

Voilà ce que ça vous fait, une librairie, avec cette soif de livres, douloureuse, jamais assouvie de les lire, les ranger, les déranger, les détruire, les relire. Soif douloureuse du nageur en haute mer, brassant dans l’océan des livres, soumis aux grandes marées littéraires.

Un goût salé sur ses lèvres lui rappelle qu’il est midi. Elle ralentit le pas et reconnait le réparateur de téléphones, le bistro PMU, la boutique de lingerie. Sa bouche s’arrondit dans une moue rêveuse, elle s’approche de la librairie inscrite dans sa mémoire... mais.
A-t-elle dépassé le numéro ? Soudain ses repères s’étiolent dans le vacarme du boulevard proche et le brassement de la foule sur le trottoir. S’est-elle trompée de porche, de rue, de ville ? A la place de son souvenir, la ville a créé une ouverture, une « dent creuse » disent les urbanistes. La maison a disparu. Elle lit machinalement la pancarte mais ne retient rien du projet immobilier dernier cri qu’elle annonce, avec force chiffres et mots compliqués. Une greffe.

proposition n° 2

Façade, mur avec encoches, rebords, du convexe du concave, des trous. C’est du gris, griffé des traces du temps sur la ville, imprimé de quelques graffitis ou de taches, les éclaboussures de la trépidation urbaine sur les pieds des immeubles. Bien sûr, le faux miroir de la vitrine et sa porte customisée.

Mais c’est bien la boutique d’à côté, inchangée pareille à son souvenir.
Elle fait deux pas à gauche. Le trottoir s’arrête à la limite de ce que fut l’immeuble, là où la librairie commençait. Terre -plein incongru, rupture de l’asphalte, sol dénudé … sous les pavés la terre, bien sûr. Quelques tuyaux surgissent, les gaines de l’électricité et du téléphone, réseaux, système nerveux de la ville. Un pan de mur demeuré débout là, on voit le papier peint de ce qui fut une chambre, un salon. Des bouts d’intimité, de l’écorché … Juste devant, une petite pelleteuse au repos attend la bétonneuse. Une opération.

proposition n° 3

Derrière ce gros plan qui la sidère et éteint le parfum de réminiscence dont elle s’était parée, en décidant de venir revoir sa librairie, la ville bouge. Il n’y a plus de boutique ni de livres, l’espace est en devenir malgré la sidération qui la fige dans cet instant présent.

Derrière, pourtant, les mêmes axes. Ce trottoir élargi où se croise une foule multicolore qui tente sa chance. Nouveau, une piste cyclable le double maintenant.

Derrière, le tumulte d’une circulation énervée que le sens unique étrangle et force à ralentir. Dans son dos les regards vagues de ceux qui ont les mains posées sur un volant et les pieds sur les pédales. Frein, embrayage, première, seconde, frein, débrayage. Cet arrière lui sert d’appui, elle ne se retourne pas, elle regarde devant, ce petit creux dans la façade. Anesthésie.

proposition n° 4

Est-ce par hasard qu’il sortait de chez lui, se jetant comme chaque matin dans l’extérieur-jour de sa ville, ville natale au bras de laquelle ses années passaient ? Un pardessus, dégaine flottante voire hésitante, deux livres dans un drôle de sac, bientôt rejoints par le journal rituel qu’il va acheter au kiosque vert.

Il la voit de loin. Elle devant le trou béant, petit trou en travaux. Page blanche et puis rien dedans. Elle est tournée, de dos. Il pourrait dessiner cette perspective, la silhouette de la femme comme un trait au pinceau, la vue s’élargirait alors dans un camaïeu de gris vert ponctué par les traces multicolores des voitures qui filent. Démolition, circulation, reconstruction, articulation. La ville.

Vue de haut, on dirait une scène de village. Pourtant un gymnase moderne inverse les proportions en contre-bas de la rue, pourtant le dessus des toitures apparait mieux avec le recul, révélant des érections d’antennes dans leur encombrement voltaïque. Mais la perspective des immeubles semble moins raide, les dimensions sont plus aléatoires, moins définitives que cette vision en macro de sa librairie perforée.

Sa rue qui croise est en pente. Dégringole du grand Parc et offre une vue panoramique sur l’avenue et le carrefour. Plus haut à droite c’est la place du marché, vide à cette heure mais pas vraiment si on y regarde de plus près. Des pigeons becquettent ce qu’il reste des étals, les bistrots populaires laissent trainer une ou deux tables sur le trottoir bancal. Il a plu et l’eau coule un peu dans les caniveaux, elle va rejoindre l’égout.

Il la suit du regard. Le filet se perd dans les méandres d’asphalte. Les talons des gamins éclaboussent soudain le trottoir et se perdent dans la marée des pas perdus.
Il lève les yeux à nouveau sur le dos de la femme qui est revenue.
La libraire.

Il l’a connue.

Reconnue.

Ferme les yeux.

Songe à descendre vers elle. Entrer dans la perspective. Trottoir, contre-plongée. Moteur. Un homme, de dos, marchant …

proposition n° 9

Il entend ce chuintement incessant des pneus sur l’asphalte ancienne génération. Ce bruit permanent qui entrait dans la librairie, s’engouffrait au moindre entr’ouvert de la porte vitrée qui grinçait un peu à l’époque. ça chuinte encore mais moins, le bitume est « anti-bruit » à présent.

Les arbres aussi amortissent les sons de la ville comme si leurs feuilles absorbaient les flux. Aujourd’hui ça sent encore le fruit et l’épice, selon le jour de marché, la saison. Les parfums des femmes pressées, croisées avant 9h entre la sortie du métro et le zinc du petit café matinal. Le pot d’échappement aussi à ces heures- là.

Le goût vaguement soufré de la ville quartiers nord.

Dans la « dent creuse » elle imagine le vrombissement des machines et les exclamations des ouvriers à l’œuvre.

Ça ne sent rien, la terre glaise peut-être, ou le ciment.

Derrière la vitrine, hier, c’était effluve d’encre d’imprimerie mêlée à la puanteur des cartons déballés après la livraison des éditeurs. Colle à cartons contre encre à fiction. Celle-ci prenait le pas sur l’autre, ça sentait bon aussi la papeterie toute neuve, le goût des carnets haut de gamme que tout amoureux des livres et de l’écriture se doit d’avoir en poche. Et du silence, chuchotement, changement de décibels d’un côté à l’autre de la vitrine. Dehors, on s’arrêtait, on explorait avec les yeux, on commentait à voix haute. Une fois dedans, on frôlait les rayons, on glissait à pas feutrés, on explorait avec les mains. Délicieuse musique du feuilletage, de pages tournées avec précaution, interrogation chuchotée…un bain sonore dédié au livre comme s’il ne fallait pas déranger les milliers de personnes vivant entre leurs lignes. Le bruit de la caisse enregistreuse, une mélodie parfois diffusée en sourdine, les bribes sonores de l’avenue à chaque nouvelle entrée. La main comme « empapillée » d’avoir touché toutes ces feuilles, doigts glissant voluptueusement sur des couvertures prometteuses, apprécier comme un gemmologue le grammage nuageux du papier bible et la texture fibreuse des collections contemporaines. Effeuillage…

Le corps fébrile de ce voyage immobile, il ne sait que choisir entre descendre la rue, traverser l’avenue, enjamber le trottoir, faire semblant de regarder le chantier, se retourner, la voir, faire semblant de s’étonner, l’emmener.

Ou bien repartir, remonter, disparaitre ailleurs. Refluer.

proposition n° 11

Le temps d’une hésitation, il tourne les talons et s’engouffre dans la bouche de métro. File vers une porte, sort à la Chapelle, là où les délaissés de voirie du périphérique dessinent de vagues terrains en attente de définition. Il connait le trajet : arrière-cours, arrières d’immeubles en brique rouge, palissades et grille, le lieu se fait plus flou, moins précis, il se repère à l’ouverture dans le grillage qui surmonte le talus.

S’y faufile.

Non loin de là quelques tentes de fortune, des ustensiles de cuisine, une chaise par-ci par-là. Son arbre familier lui offre un dossier, bienvenu après cette heure de route dans le labyrinthe urbain. Talus du périphérique, une bulle hors du temps, un observatoire invisible. Les feuilles du bosquet sont un peu vérolées, les échappements des milliers de bagnoles qui tracent en contrebas ne lui valent rien. Mais il tient. Comme lui. Se demandant encore pourquoi il court ici, lorsqu’une émotion le submerge, dans le vacarme et la poussière où cohabitent les délaissés de la vie. C’est un lieu immobile, faisant fi de la trépidation et des turbulences urbaines, absolument ailleurs, crânement ancré sur ce rivage en accélération perpétuelle. Cette tension il s’en saisit, se place à l’articulation entre la ville et son vide, éprouve le vertige et s’en sort bien, à chaque fois. Alors il rebrousse chemin, non sans avoir salué d’un geste l’un ou l’autre qui logent là ces temps-ci, ceux de passage qu’il ne reverra pas, ce gosse venu de loin qui souffle un peu dans cet entre-deux oublié de la ville. Le grillage de ce terrain plus que vague, tel une bouche édentée, le recrache dans l’espace public.

proposition n° 13

Drôle de perspective. L’odeur du large, ou bien de l’étroit. Etroit comme ce pont tournant là devant, ferraille et fonte brune magnifique de rouille et d’écailles. Large cette vue juste là derrière nord/nord-est l’océan, déchets de poissons écaillés eux-aussi, dans leurs caisses prêtes au départ.

Ici les yeux butent sur les flancs incroyables d’un paquebot haut comme un immeuble qu’un échafaudage agrippe sur sa façade ouest. Une ville sur l’eau encore sagement serrée dans sa cale de construction, promesse d’un ailleurs, d’une utopie bien réelle qui fait vivre la ville, des centaines de familles, des gars d’ailleurs d’autres rivages.

À peine bouger.

Chantier naval, promesse d’un grand large et trace du travail partout sur le sol, sur les toitures en zinc, dans les entrepôts engrossés de marchandises du bout des mondes. L’odeur de varech, les relents de poissons, parfois le gasoil suffoquant d’un bateau en partance.

Ça sent, sensations.

Rester ici ancré au cœur de cette rose des vents imaginaire entre terre et mer. Des grues arrêtées taisent ce qu’elles ont vues de là-haut, ça bruisse ce vent chargé d’iode qui emporte la musique des poulies et des cordes battantes à la proue des bateaux.

Chantier naval, à droite les plus petits chaluts, ceux des petites pêches en attente de rénovation, un coup de peinture, vertige de l’élévateur qui dévoile leur ventre, ce ventre qui fend le cœur des mers sur lequel s’accrochent des moules, des algues à récurer… la mémoire des eaux.

Ici à cet embranchement de la ville presque au bord d’un autre univers, l’oreille s’embrouille.

Juste derrière si l’on se résout au demi-tour, « tourner à gauche après le feu » voici le centre-ville, les bruits des voitures et du quartier commerçant, le supermarché la place paysagée un manège en bois pour les gosses après les courses et trois parkings pour circuler s’éloigner du rivage…

Mais en pivotant légèrement sans bouger finalement… un murmure métallique rappelle que devant il y a le voyage, une promesse, laquelle ? ils ne la dévoilent pas, les cris de dockers, le ricanement des mouettes.

Au milieu à cet embranchement, rester. Suspendu comme un souffle. Que choisir en soi ? C’est comme une invitation, c’est l’histoire d’Ulysse, un poème de Verhaeren, le mirage des sirènes. L’esprit navigue, tenté de revenir à l’intérieur des terres urbaines qui tournent le dos à la mer, happé par le désir qui rôde à ce carrefour-là qui ne promet plus rien que la brume ou le rêve, où il est bon d’errer jusqu’à la nuit du port.

proposition n° 14

Une bourrasque. Celui-ci entre d’un seul jet dans la librairie à peine réveillée. Odeur de tabac, homme fébrile précipité dans le même rayonnage à chaque fois, son pardessus flotte en ondulant sur son mètre quatre-vingts. D’un trait sa main saisit l’ouvrage repéré avant-hier et les yeux baissés il accoste à la caisse. Croisant à peine la gamine venue chercher la commande de sa sœur, l’Étranger de Camus, édition parascolaire. La sœur passe le bac mais elle, elle est libre et cela se sent, cette fraicheur effrontée sans autre contrainte que celle d’ajuster sa robe devant la vitrine miroir. Et s’en va, alors dedans le calme lent revient et enveloppe cette femme qui caresse les couvertures des livres arrivés ce matin. Sa bouche teintée de rouge sourit à la lecture d’un titre et puis ses sourcils se froncent en déchiffrant le résumé sur l’auteur. Vue de dos, on dirait qu’elle fait corps avec le lieu, silhouette attentive pourtant qui remarque dans l’arrière-boutique cet homme gros affairé sur sa table, ordinateur et calculatrice en main, près d’une pile de feuilles et de classeurs. Un comptable surement, repérable à ses gestes et à son rythme qui rappellent la réalité du commerce, comme le bruit feutré de la caisse enregistreuse. La femme détourne le regard et va quitter le lieu, trébuchant presque sur le pied d’un vieux assis sur le tabouret près du rayonnage science-fiction. Le cheveu blanc, des restes de barbe grise, comme son écharpe qui fut chic autrefois. Il tient un poche dans la main. C’est l’homme de la rue, qui vient là souvent, il parle… des mots sortis des livres et puis il se réchauffe, se repose du tumulte extérieur, la librairie est son pré, son prétexte.

proposition n° 15

Encore un matin où tu surgis à peine coiffée ou bien est-ce un genre que tu te donnes avant d’entrer dans l’arène. Ensevelie par tant de désirs inavoués couchés là sur ces tonnes de papier arrangés en bouquins aux pages blondes serrées dans les rayons pleins d’histoires et personnages d’idées de mondes réels ou imaginaires des sérieux des politiques des extraordinaires. Je voyais bien que tu étais à la fois fascinée et désespérée d’avoir réussi ça ce coup de maître de maîtresse libraire poisson pilote mais c’est un navire arrimé dans la rue où tu t’es embarquée Madame. Ceux que tu fais voyager ce sont eux nous moi les clients les liseurs les acheteurs de livres d’histoires terribles ou drôles, sages ou sulfureuses pour lecteurs insatiables pour l’enfant rêveur pour passer le temps. Toi tu ressembles à ça oui tu leur ressembles à ces livres que tu vends on doit te lire entre les lignes deviner l’intrigue rester sur sa faim parfois envie de te jeter t’offrir te transmettre à quelqu’un qui. Enfin il faut avoir de bons yeux quand même parce que tu es écrite en petit mais heureusement il y a les images et chaque matin jamais la même hier échevelée pressée juste le temps d’un express au bar du coin et tu relèves le rideau de fer et c’est parti. Demain tailleur jupe des pompes rares à tes pieds tu défies le macadam ils vont en découdre tous ceux-là qui t’attendent qui attendent que tu joues ton rôle dans la ville celui que tu t’es choisi libraire. Donne à lire alors. Déjà on s’y engouffre ceux du matin ils savent ce qu’ils veulent c’est efficace la vente directe satisfaction immédiate peu de mots soulagement. Si je pousse la porte en soirée c’est une autre histoire arrêt sur image tu as ralenti la fatigue creuse un peu mais l’épilogue est proche tu te permets de lire normal c’est facile rien qu’à étendre le bras et ils sont là à portée de ta main tu les aimes oui mais je vois bien que. Mais pourquoi as-tu choisis un truc aussi sédentaire tu transpires le mouv’ de partout tout est bon pour bouger changer détourner aller en face faire un tour courir à un rencart joli éditeur qui va te plumer te vendre les offices te remplir encore et encore heureusement que tu as embauché E. Il est gentil ce petit gars qui adore ce job-là, enraciné entre les bouquins affairé au tri aux commandes aux relations-clients. Toi c’est par à-coups et tu sais bien que ça ne durera pas des siècles d’ailleurs tu ne lis plus même finir un poche c’est dur. Le meilleur c’est quand quelqu’un vient te parler te demander hésiter. Racontez-moi l’histoire Madame c’est pour mon père ma femme ma mère l’amie l’amant c’est pour moi ce soir. Alors tu t’en vas en balade avec lui avec elle tu ressembles à une randonneuse il ne te manque plus qu’une lampe de poche pour débusquer le livre qui lui va bien celui qui répond à sa demande à son besoin celui dont tu peux parler avec verve avec émotion que tu as lu autrefois. Là je vois bien que tu aimes ça tu sais pourquoi tu es là on dirait plus une passante inspirée qu’une marchande. Pour un peu tu l’invites à poursuivre au bistro et parler de l’auteur et puis d’un autre tu oublies ta place. Vraiment tu me fais rire je t’avais prévenue tout de même quand j’y pense à quoi tu t’attendais tu es là sans y être je t’observe depuis le trottoir d’en face depuis le rayon sciences humaines il en faut bien un peu c’est ça qui t’envahit parce que. On se demande tous combien de temps elle tiendra cette librairie là en tout cas on s’en rappellera c’est sûr dans le quartier et le meilleur c’est quand tu refais la vitrine avec E. Spectacle vous videz tout un peu d’encaustique ça sent bon et voilà. Une nouvelle scène les livres élus sortent des coulisses arrière-boutique ils sont disposés comme au théâtre ça raconte une histoire tu es drôle ces jours là à genoux derrière la grande vitre et nous on le sait bien c’est ça ton truc ton univers quelque chose comme. Tu les maries entre eux les bouquins tu les fais danser titres en avant promesses de rêves indispensables avant de s’engouffrer dans un 350 pages broché. Le jeune E a l’art de l’arrangement lui aussi et on croirait deux gosses quand la vitrine est prête et nous on s’y presse c’est une lumière en hiver sur l’avenue. Tu vas bientôt redescendre le rideau de fer incroyable comme tu changes à cette heure entre chien et loup. Passe par le deuxième couloir et te rends à la rue ta vie publique tire sa révérence où vas-tu à demain.

proposition n° 16

Il suffit d’un rien, un peu de négligence, un zeste de lassitude, le découragement, un soupçon de doute et le navire prend l’eau. La vitre claire sur la rue s’opacifie, la poussière s’infiltre un peu. Les murmures inspirés s’amplifient en exclamations dysharmoniques. Jusqu’à ce léger désordre dans les rayonnages qui brouille la vue légèrement, on le remarque à peine mais... Une odeur pourrie de cartonnage supplante le parfum des encres.

C’est sombre ici, ça lasse.

L’avenue en novembre c’est tristesse et noblesse à la fois. On le sait bien, le charme est rompu quelque chose à basculé ces dernières années. La pelleteuse, le bulldozer, la grue, l’excavatrice sont restés trop longtemps on n’en voit pas le bout. Ça va être bien surement mais… on s’en fout un peu, on rêve de partir ailleurs. Elle est belle cette satanée ville oui elle est belle, ou bien … est-ce qu’on se force un peu à présent ?
Vous êtes fatigués ce soir à arpenter le trottoir pour rentrer chez vous. Même toi le journaliste qui trouve toujours un angle, le reporter à l’affût de son sujet, l’étudiante ou le poète. Vous reculez.

Pourtant la vie bruisse fort, à certaines heures le monde entier se retrouve sur la place au carrefour. Enfin non, il ne se retrouve plus sur la place, il passe, le monde, traverse, file. Une bruine fine le pousse vers un ailleurs. Seuls sont arrêtés ces commerçants assis derrière leurs caisses dans leurs boutiques, présences parfois transparentes comme leur vitrine où on les surprend parfois. Et puis ce flux qui se presse vers la Porte.

Il suffit d’un rien, un milieu de semaine, le ciel anthracite du début de l’hiver, une actualité sombre… et l’avenue devient axe, une voie sans voix et sans charme, un envers de pluie.

proposition n° 17

C’est d’abord la taille. La taille de la place avant d’arriver sur les lieux. La bouche du métro éructe ses centaines de voyageurs journaliers et dehors en haut de l’escalier mécanique l’espace vaste fait obstacle. Obstacle invisible, qui freine et égare, à chaque fois se tourner du bon côté, est-ce à droite est-ce à gauche ? Suis-je remontée à la bonne sortie je ne trouve plus mon repère ! Ah oui, voilà le café de l’angle, j’y vais tout droit, merci bistro ! D’ailleurs je vais m’offrir un jus bien noir comme chaque matin.
Un jour je suis tombée juste là devant. Il pleuvait sur le trottoir et on s’était emberlificoté des pieds. Ta jambe allongée dans le prolongement de ton corps allongé, c’était le froid automne glissant. Et toi, le mendiant « at the corner », celui qui avait élu son domicile éphémère dans ce carré de la ville dense entre le porche et le kiosque, celui à qui je disais « bonjour », « tenez », « oui merci », « ah bonsoir » tu gisais presque, épuisé d’un sommeil sans fond. Un accroc dans la ville, dans la vie, dans ma course… Arrêt sur image, un dixième de seconde j’étais comme toi là sur l’asphalte. A entrevoir la ville d’en bas, à hauteur des guiboles de ceux qui courent et s’élancent inlassablement. Tu m’as dit « excuse » et tu as replié ta jambe. J’ai dit « oh, c’est rien avec tous les pépins j’ai pas fait attention ». J’ai bondi et me suis redressée mais le contact du trottoir a imprégné ma journée et a filé mon bas.

Peu de temps après avançant dans l’automne le vent a fait voler le portant des cartes postales, presque sous mon nez j’étais presque arrivée devant la vitrine. Vision poétique de ces images fictionnées soudain libérées de leur corset, osant voler comme les feuilles des marronniers voisins puis bien vite détrempées sans espoir de correspondance.

Le vent… tu parles !

proposition n° 18

La.sœur passe le bac mais elle, elle est libre et cela se sent sent sans ce sang passe sœur passeur pas la sœur palace paillasse se sent mais mais mêle mais elle elle l’est aime elle mais li mais librebre repasse le le bacbacabarcassessoeur elle est barbar ceux sans ceux la lasse heure lasœur lasse lasse laisse la elle et bas basse sans fou de bas sang.

proposition n° 19

Soudain ça sent ailleurs, on dirait Berlin à l’Est quand elle était deux.

Est-ce ce brouillard du matin, la palette grise du béton et de l’asphalte, le son mat des semelles qui courent dynamique, dynamite ? Arrêt sur image, bien sûr c’est le décor de cette série TV, rien de bien réel, des cloisons éphémères, les figurants se pressent et l’acteur va surgir de cette boutique et s’arrêter rêveur au feu vert. Pourquoi ne traverse-t-il pas ? Il écoute lui-aussi ce filet de musique qui s’échappe derrière la porte cochère, je l’ai entendu tant de fois l’an dernier à Palerme. C’est l’automne et pourtant c’est vacance. Rien d’essentiel que de l’indispensable inutile autour de moi, sentir, voir, écouter comme si on venait d’arriver, comme si on ne connaissait ni la langue ni les mœurs.

Avec amabilité s’intéresser aux étals et lire d’un œil tout neuf le menu du bistro, le panneau des travaux en cours, caresser la ferronnerie ouvragée du porche voisin. Quelle drôle de devanture, je m’approche, j’aime ces pacotilles elles m’emportent. Je rentre là, j’achèterai cet objet je suis touriste aujourd’hui, ici je ne reconnais rien ou plutôt si…mais pas ici.

J’avais vingt ans et l’atmosphère ressemblait à ce petit matin-ci, opaque comme si un pinceau avait tamisé l’endroit et gommé un peu tous les détails flagrants. Alors on se sait plus à quelle époque ça se passe, pas de signe temporel évident, ça ressemble à hier. Jusqu’à l’odeur de cette boulangerie, elle me transporte un jour d’hiver et de brioche à l’ancienne, achetée à la volée en courant vers ce rendez-vous. Le trottoir me portait, aussi lisse et mouillé qu’aujourd’hui, il s’y reflète une ville effervescente ici ailleurs hier demain.

Même elle la boutique, toute rangée dans l’attente des chalands du jour, on la dirait sépia, un parfum suranné vous imprègne dès l’entrée… les livres fraîchement imprimés peut-être ou bien cette papeterie de rentrée des classes ah oui…L’odeur des cahiers neufs des cartables brillants cuir ou plastique, un raz-de-marée sensoriel nous voilà assis dans la classe des moyens-grands. Premiers instants à l’école dans la joie de l’équipement neuf du stylo à plume enfin autorisé. Je sors, quelle heure est-il sur ce méridien-là ?

proposition n° 20

Ça vibre et pourtant il n’y a rien. Nuit, trou, vide noir et opaque qui annule le relief. Un rets de lumière cogne la table, c’est une voiture qui passe sur le boulevard. Le fragment de mot dévoilé un instant retombe dans l’ombre, morceau de titre d’un album posé là, endormi comme des centaines d’autres mais. Peut-être le goutte à goutte du robinet mal fermé, comme une horloge obsédante que guette l’insomniaque absent.

Absence, voilà.

Et pourtant, la librairie semble encore habitée, les rayonnages de livres énoncent et affichent leurs mots phosphorescents pour qui saurait les voir. Le voisin du dessus fait du bruit, chaises bousculées, éclats de voix disséminés dans la nuit, porte qui claque. Echo sonore incongru, comme inconscient de ce qui se trame en dessous, dans l’épaisseur des pages, dans l’air confiné du lieu refermé sur lui-même. Quand l’immeuble s’endort, quand la ville s’atténue, la librairie repose et laisse échapper une émanation étrange, entre grenier et musée. Un espace transitoire, un vide médian.

proposition n° 21

Ce matin dès l’aube, le drap plissé s’est transformé en table d’écriture. Mouvante et moelleuse, cela ressemble à la vague du sable sur une plage à marée basse. A un demi-œil de là, le rets de lumière que laisse échapper la fenêtre au matin impose une infiltration solaire sur la page ouverte de mon carnet à spirale. Mon crayon glisse tout seul sur la feuille, je ne vois pas plus loin que le bout de son nez, de sa pointe HB, de sa gomme. Ecriture du sommeil, gros caractères. Heureusement la ponctuation se charge de donner le ton dans les brumes matinales où l’écriture est encore sensation. Cette virgule en macro prend l’allure d’un hameçon. Au mur juste là, une éraflure de plâtre m’évoque un graffiti, un repère sumérien, la clé d’une énigme ou d’une longue histoire que portera mon écrit.

Encore allongée j’entrevois la table de nuit, ne distinguant que les nervures du bois ancien, le nœud qui signale l’âge de l’objet, un angle. Apparait l’ébréché de la tasse de café, compagne absolue qu’aucun robinet ne peut laver entièrement. Il reste du marc imprimé dans le fond céramique, on dirait de l’encre j’aime ça. Le papier, distant d’un bras et demi de l’oreiller-sous-main, me rappelle que j’ai chiffonné une demie page cette nuit, qui porte encore des notes et des ratures vaines, fruit de l’insomnie …
Seule note colorée dans l’anfractuosité de cette image en macro, un tube de rouge à lèvres sur le guéridon, légèrement ouvert, brillance carmin, grasse et sensuelle. Il énonce d’autres gestes, le lever imminent, un ex/time. Dans l’angle extrême de cette image fragmentée, le mystère d’un livre ouvert à plat ventre, reliure écartelée, celui qui inspire, le doudou un peu sale, écorné et fidèle.

proposition n° 22

J’ai toujours ce petit bureau d’école qui a porté mes premières pages. Les vraies pages, celles qu’on attaque langue légèrement sortie, stylo fermement pincé entre le pouce et l’index. Il était percé d’un encrier peut être rempli d’encre violette pour faire comme si… mais je suis née à l’heure du stylo, dans le désir du feutre, seul me reste ce souvenir de pointes Bic noires-rouges-bleues-vertes, la panoplie entière dans son sachet de plastique « n’oublie pas de les reboucher ».

Ce pupitre était installé dans la salle à manger près du buffet. Aspirant mes idées et mes histoires. Une fois assise devant son plan incliné on pouvait bien s’agiter autour de moi ou m’appeler pour mettre la table. J’étais injoignable. Engloutie en écriture. Plus ça bougeait, causait, bruitait… plus j’écrivais.

Bien plus tard- je ne le savais pas alors- j’aimerai l’atmosphère chahutée des bistros et des salles de rédaction pour rédiger articles et fictions, puisant mon inspiration dans le bain acoustique, installant mon intimité créatrice au contact de la vie sonore. Seule, parmi. Comme la lettre dans le mot, comme le mot dans la phrase.

proposition n° 23

Terrasse panoramique. Un mot grandiloquent dont s’affublent volontiers certains palaces et restaus chics. Ici la terrasse, il faut la mériter, monter sur le blockhaus devenu fleuron de la ville-port, se détourner des alvéoles séduisantes qu’occupent maintenant les lieux d’art contemporain et qui sentent encore la mémoire de la guerre et des sous-marins qu’elle cachait ! En haut c’est béton, et surface jubilatoire où l’on aimerait danser, courir…

Mais le mieux est de regarder par-dessus le bord de béton et découvrir la vue, la ville, l’eau. L’artiste Felice Varini a dessiné ici une suite de triangles à perte de vue sur le port, une anamorphose visible là, sur le toit de la base ! Une ligne, et dessous un plan. Plan d’eau, plan de ville dédiée aux grands bateaux, à l’océan, striée de voies et rue reconstruites en totalité après-guerre. Merveilleux bric à brac architectural entre masses de béton, métal et rouilles portuaires, splendides bâtisses d’anciens armateurs et petits immeubles R+4 alignés dans les quartiers des marins et sur les hauteurs HLM… ceux de la reconstruction hâtive des années 50.

Au sol, depuis le pont tournant, l’œil hésite. S’accommoder au grand horizon, le grand large après l’estuaire, au loin la côte à l’aval du fleuve. Sous les pieds le sol est métissé, bouts d’asphalte heurtant les vieux pavés. Et puis tout cela se casse un peu et apparait le terrain de mortier et de sable qui glisse sur la berge, le ponton, le port. Fond de ville…

Ou bien tourner un peu le regard et anticiper la beauté du front de mer. Ses réaménagements coûteux ont transformé ces dernières années une avenue sans saveur qui longeait, maussade, la rive droite de l’estuaire. On la devine d’ici, cette nouvelle promenade architecturée, paysagée, ponctuée de cafés, son mobilier urbain dernière génération, kiosques et piste cyclable… Elle dessine le bord. Dans sa continuité fière et apaisante, la ville devient.

Mais un autre appel versant Est de la cité multiple. Celui du port, perspective opposée où se dessinent, bien visibles et gigantesques, les silhouettes des paquebots et navires en construction. Les grues majestueuses, monuments du travail, de l’industrie, sculptures imposant leurs lignes graphiques à l’horizon du port. Dans leur perspective, les maisons des mariniers, les auvents des bistrots populaires, le premier bassin et puis l’écluse, le pont levant, la raffinerie d’huile de tournesol.

Selon l’humeur du jour, la lumière du ciel, l’heure de la journée ou de la nuit, se lisser guider vers l’un ou l’autre de ces points de vue fragmentés qui sont unité et mémoire de la ville-port.

proposition n° 24

Toit de la base sous-marine. Regarder par-dessus le bord de béton et découvrir la vue, la ville, l’eau. L’artiste Felice Varini a dessiné ici une suite de triangles à perte de vue sur le port, une anamorphose visible là, sur le toit de la base ! Une ligne, et dessous un plan. Plan d’eau, plan de ville dédiée aux grands bateaux, à l’océan, striée de voies et rue reconstruites en totalité après-guerre. Merveilleux bric à brac architectural entre masses de béton, métal et rouilles portuaires, splendides bâtisses d’anciens armateurs et petits immeubles R+4 alignés dans les quartiers des marins et sur les hauteurs HLM… ceux de la reconstruction hâtive des années 50.

1950. En bas cela s’affaire, peu de couleur, du gris du brun du chantier partout. La ville ressemble à un terrain vague et mal défini malmené par l’intrusion de pelleteuses et de bulldozers. Elle s’étire côté nord-est, tournant le dos à l’océan, au port, au blockhaus géant qu’elle ne pourra pas effacer. La vie juste en dessous dans les docks semble atténuée, depuis le toit de la base on distingue juste des groupes et des files d’ouvriers et de marins circulant d’une forme à un quai dans le brouillard beige du petit matin portuaire.

La musique rompt cette impression lourde. Années 2000, le grand bassin sur lequel donnent les frigos et les entrepôts de construction des voiliers est devenu scène musicale, le festival annuel bat son plein, projecteurs et scènes métissées. Les tentes et les stands rivalisent de couleurs et de slogans, traversés par une foule bigarrée et heureuse de ce rendez-vous du monde. Les percussions montent jusqu’au toit de la base, on attend la tête d’affiche mais les gosses se rassemblent vers le chapiteau où s’envolent les acrobates et performeurs. Les bateaux de la SNSM sont accostés. Juste en dessous le grand centre d’art contemporain, qui expose cet été un artiste vidéaste et ingénieur, referme ses portes sur son installation ahurissante, à la Une de l’actualité artistique régionale cet été.

Quelqu’un se rappelle, mémoire traumatique peut-être, il avait douze ans cette nuit- là. Il réentend souvent l’annonce fait la veille par la radio alliée : quitter la ville, se réfugier chez ceux du marais, demain les avions bombardiers auront eu raison de ce dernier bastion de la guerre. Après, il faudra reconstruire.

Une fulgurance, une effraction définitive dans le tissu.

Sa vie durant il tente de rappeler les paysages disparus sur le rivage de sa mémoire. Reconstruire la ville, mettre côte à côte ce carrefour, cette rue aujourd’hui, cette façade…avec le souvenir que son cerveau accepte parfois de lui restituer intact. Du haut de la base sous-marine, il y arrive parfois. Les perspectives permettent de retracer l’histoire, la distance avec le sol a ce côté bienfaisant… surplomb, dégagement, la ville est devenue plan, carte géographique.

proposition n° 25

Comment se remet-on des guerres ? Comment t’es-tu remise de ta guerre ? Détruire est-il une condition du reconstruire ? Que disent tes murs ? Celle-ci qui passe a-t-elle connu cela ? Mais de quelle façon la lumière arrive-t-elle à produire en toi une telle palette, des hologrammes, des pertes de vue ? L’océan qui te longe, te pénètre et te borde, est-il amant ou aimant, conquérant ou vaincu lorsqu’il bruisse le soir dans les alvéoles de ta base sous-marine ? Ces cafés de la dernière génération où se mêlent vieux et jeunes, familles et solistes, bandes tonitruantes dotées des derniers objets en vigueur, respirent-ils ce goût d’iode et de sel qui évoque tes vagues et tes courants moins policés, soumis aux marées, parfois prêts à noyer.

proposition n° 26

Il a fallu chercher, avec comme seul guide une revue d’orientation pour lycéens fraichement bacheliers. Choisir, se rendre, s’inscrire, découvrir le trajet qu’il faudra parcourir les jours de cours, de partiels et de TP, les jours de manifs aussi et ceux où l’on ira « en bibli » préparer l’exposé mensuel. En un jour la ville est devenue complice, mère nourricière de futures découvertes, d’études et d’aventures. LA Ville qui ne se donne pas facilement, cette journée décisive en témoigne. Le RER de la banlieue sud, un bus jusqu’au Luxembourg, les façades chargées d’histoires et d’historiettes du quartier latin. Premier adoubement, un café au bistro des étudiants, entrer à l’Institut de Géographie adossé à l’Institut Océanographique. Trois étages, l’ascenseur deux places bringuebale dangereusement mais il sent la poussière des lieux secrets parcourus par tant de jeunes têtes pensantes. De ces lieux à qui l’on pardonne beaucoup … encombrement, vétusté, désuétude. De ces lieux qui définissent l’allure d’une cité.

Le bureau des inscriptions, première épreuve, mauvaise orientation, revenir dans deux ans : il faut redescendre, traverser deux arrondissements et commencer par le commencement, vingt-quatre mois de Deug à Tolbiac, le nouveau quartier du XIIIème avec sa fac en blocs de verre brun et ses tours sur dalle, innovation des années 80. Changement de perspective, la ville n’est plus lieu mais devient livre, avec sa préface obligatoire, des chapitres à respecter pour comprendre, des promesses d’errance et de joies inédites aussi. Reliures aléatoires. Elle sera son terrain de jeu, son dictionnaire où chercher les traductions, d’un quartier à l’autre, d’une ligne de bus à un train de banlieue. Réseau, corps, tarmac…ce jour là la ville s’est dévoilée dans toute sa puissance invisible, à la fois dominante et ouverte en permanence à la transformation.

proposition n° 27

C’est d’abord une brume grise, presque imperceptible, mais la luminosité s’en ressent même en jour soleil. Pollution ou brume de chaleur, on la sent cette odeur soufrée de la ville qui s’annonce à quelques kilomètres du périphérique. Et pourtant c’est toujours le même vertige lorsque apparaissent au loin les pointes et les silhouettes de ses grands fleurons, pic de la tour Eiffel, immeubles de grande hauteur du 13ème arrondissement, dômes…le flux automobile enfle dans le goulot des voies rapides, la sortie du périf annonce l’entrée en matière, matière urbaine, portes sans clés aspirant chaque jour des milliers de véhicules. L’œil s’accommode, les distances se sont transformées, celle de la voiture devant, celle qu’il faudra parcourir pour ne pas être en retard à… La distance est devenue durée.

Jusqu’à ce que l’on perçoive la pulsation particulière, les couleurs des rues, le rythme des passants, les lumières, les sonorités inégales. On y est.

Alors ralentir. Puis entrer en ville.

proposition n° 28

Debout dans le bus bondé qui montait le boulevard, un jour elle vit son père. Marchant sur le trottoir. Dans le même sens qu’elle, dehors dans son grand imper beige. Elle roulant, lui marchant. Ils ne se sont pas rencontrés ce jour-là mais elle garde de ce déplacement mal emboité une impression diffuse. Comme lorsqu’on fixe en voiture la ligne des façades qui défile à la fenêtre et qu’elle devient simple trace, que notre œil ne peut appréhender dans sa totalité, l’inscription du mouvement estompant les formes, le réel, la couleur.

Depuis la hauteur du bus, cette perspective gravée en mémoire transformait du tout au tout le réel familial. Un hasard, une coïncidence, différence de niveau… Il ne pouvait la voir et devint cet instant là un homme, un passant dans la ville, songeur, qui ne lui appartenait plus. Elle le croisait, inconnue de lui, perdu dans la foule. Du haut du bus bringuebalant, poursuivant son trajet syncopé de station en station, elle n’était ni au sol qu’il foulait rapidement, ni à l’étage d’un immeuble à le voir s’éloigner depuis l’embrasure d’une fenêtre, comme on aime le faire dans le douillet du soir urbain.

Ils avançaient ensemble mais ne le savaient pas, ce piéton de Paris et cette voyageuse de la ligne 38. Ils suivaient la même trajectoire le père et la fille et pourtant, comme le pressent intimement chaque génération, les rythmes s’espacent peu à peu au fil du temps, lorsqu’on ne chemine pas à la même hauteur, à la même vitesse, à la même distance de l’asphalte qui nous porte.

Une voiture s’est immiscée entre la carrosserie du bus et le trottoir où il se pressait. Nouvelle hauteur de vue, plongée sur le volant, des mains de femme, une jupe, une épaule. Fragments vus d’en haut. Le temps que le bus redémarre tout droit vers son terminus. Le temps de l’entrevoir s’éloigner sur sa gauche, silhouette bientôt floutée dans le bleu de la ville.

proposition n° 29

Le bonheur d’écrire dans les bistrots n’a d’égal que celui de nager en haute mer. Une fois entré, saisi par l’endroit, c’est flottement délicieux, oublieux des sons les plus stridents, cris des mouettes et des baigneurs ou exclamations des serveurs. Dans ce bain-là, penser, s’évader, nager…écrire.

C’est dans l’atmosphère familière d’un grand café de la grande ville que la rencontre eut lieu. La fille, sa banquette, café latte plusieurs fois recommandé, feuilles éparses et ordinateur jonchant la table en bois massif. Ça entrait et ça sortait à tout va, l’automne réfrigérait déjà les trottoirs, par les vitres grand large on pouvait observer la course des passants, les sacs shopping, la brillance des devantures sur le boulevard en face, design, culture, style. L’église quotidiennement visitée par des centaines de badauds imposait son allure solennelle chargée d’une histoire que cette écrivante connaissait mal. Une buée sur les carreaux indiquait qu’une certaine fraicheur s’était invitée à cette heure matinale.

Voix et bruits se confondirent peu à peu comme à chaque fois qu’elle s’installait à écrire en bistrot, se lovant sur ce matelas sonore. Aussi isolée que dans le brouhaha d’une salle de rédaction lorsque chaque journaliste revisite dans sa fiction intime ce qu’il vient de voir, de « couvrir », d’entendre, d’explorer. Seul parmi.

Seule parmi, l’inspiration surgissait alors facilement. Face à la salle qu’elle ne remarquait plus, même si son regard butait régulièrement sur un détail, un mouvement. Sa silhouette penchée qui semblait appartenir au décor de ce lieu tellement urbain, conférait à la ville sa légitimité jusque dans ses intérieurs chauds et intimes. Ville porteuse, inspirante, refuge de la création.

Et c’est ainsi qu’il l’aborda, ce professeur des universités encore curieux de tout, intrigué et amusé peut-être, l’observant depuis un bon moment au milieu de ses papiers, l’encre qui noircissait ses feuilles, ses doigts nerveux sur les touches de l’ordinateur. A son âge, il avait appris à goûter ces moments étonnants que la ville offre, assis dans ce café bruyant, à côté de cette femme en train d’écrire comme seule au monde.

Son thé refroidissait lorsqu’un stylo vint rebondir sur le sol entre les deux tables. Bienheureuse chute, qui fournit le prétexte à la rencontre et à la conversation.

Elle sembla en effet s’ébrouer comme au sortir du bain e, remontant ses cheveux et son regard, sourit au vieux professeur élégant qu’elle n’avait pas vu s’asseoir. Une gorgée de café latte presque froid la ramena au réel de la vie sociale que tout bistrot est censé générer. Il sauta sur l’occasion pour l’interroger sur ce qu’elle écrivait, de sa voix entre deux âges, à mi-chemin entre ses années à lui et sa jeunesse à elle.

« Journaliste, un article, un dossier, l’histoire d’un quartier dans une autre ville à un océan d’ici. » S’excusant presque, elle avoua que les espaces publics, animés, traversés et bruyants étaient pour elle les meilleurs inspirateurs. Comme si une bulle…une superposition des temps et des lieux…un étayage lui permettaient d’accéder au vif de son sujet, singulier dans le commun.

Conversation suspendue et délicieuse, vouée à l’éphémère, dédiée au temps d’écrire. Il ne put s’empêcher de lui expliquer doctement quelques phrases savantes sur les neurones, se rassurant avant la séparation, oubliant d’apprendre d’elle le nom de cette ville lointaine couchée là sur ses feuilles de journaliste.

Juste le temps de prolonger à peine cette rencontre, d’évoquer les stimuli et la fonction énergisante de la cité pour nombre d’artistes, de chercheurs, d’écrivains et l’heure sonna au clocher classé aux Monuments Historiques ! L’heure d’aller honorer son cours à l’université proche. Il y eut comme de la nostalgie dans sa manière de se lever.

Il avait le savoir, elle avait la sensation.

Partagée entre la magie de ce moment précieux dans les boiseries de son café parisien et les lois de la physique et des sciences cognitives, elle le salua et le regarda sortir sur le boulevard. Il devint ombre, puis souvenir. L’autre ville, sujet de ses écrits, reprit le devant de son inspiration et le silence revint en elle, de ces silences féconds que la ville donne parfois à entendre.

proposition n° 30

Incroyable journée, mixture d’énergie, catharsis et animaux mythiques, pétards anti-démons, chars gigantesques et désuets, tambours et nettoyeuse finale. Le quartier est quadrillé, bouché, bouclé, engoncé, dégonflé, nettoyé. 19h tout est plié, calme et bonsoir.

Le nouvel an chinois est une haute voltige temporelle. Elle enfle chaque année une journée de fin d’hiver et vous emmène dans un tourbillon écartelé entre dix cultures, dix siècles, dix rues dans un triangle. Le cerveau gauche essaie de réfléchir au signifiant, au contexte, aux enjeux. Le cerveau droit se laisse faire, entre Jules Verne et Tintin, fête à la fois évidente et incongrue qui écarquille les yeux des gosses et remplit tous les restaus du coin. Un rituel urbain riche de malice et de couleurs.

Une semaine durant surgissent les dragons portés par de jeunes gens contorsionnés sous les gros masques patibulaires, qui effarent et attendrissent. On joue le jeu on a dix ans. C’est un entrechoc visible et invisible à la fois. Le plus sidérant demeure peut-être la rapidité fulgurante de l’effacement, un gommage entrepris par des auto-nettoyeuses aspirant en un rien de temps les vestiges des pétards explosant d’un arbre à l’autre, dans un vacarme à longue portée, qui éloignent toute l’année les esprits malins. Demain sera un autre jour.

proposition n° 31

Vous dormez sous les arbres, à la lisière de ce beau bois réputé qu’une enjambée suffit à pénétrer pour les balades automnales. Votre cimetière habite le haut de la ville, il est indiqué en bas et partage sa pancarte avec ce bois. Troublante montée, pas si loin de Paris et pourtant teintée d’une couleur surannée que l’on trouve dans certaines petites villes de campagne, celle qui s’accorde à chaque saison, celle qui invite à ralentir et rappelle que.

Alors, marcher.

Les morts d’ici se partagent le presque-bois sur plusieurs générations. A peine entré, on a le choix.

Soit vite aller directement à la tombe de, éviter d’imaginer la réalité osseuse sous l’artifice funéraire, éviter de penser, actionner le souvenir : « moteur ! ». Le -ou la- faire sortir un instant fugace, s’évader avec lui, avec elle dans ce coin du bled où l’on avait partagé de ces petits moments de rien du tout qu’on oublie et qui font une vie. Se rappeler, murmurer ou bredouiller et partir. Dans le bistrot du quartier vivant, la vapeur d’un alcool fort efface les ombres. Soit on s’y promène, on se trompe d’entrée mine de rien et on s’attarde. Transformant l’expérience, il s’agit de prendre son temps même si le lieu rappelle sa volatilité. Il est alors presque apaisant de laisser aller le regard. De très vieilles tombes exposent des pierres de marbre ébréchées par endroits, couvertes de mousses, de rouille. Livres d’Histoire. Il y a les abandonnées, les entretenues, les caveaux de famille, celles qui racontent des lignées entières depuis plus d’un siècle. Celles qui vous broient l’estomac, dates trop proches, fleurs surabondantes, les peines humaines y sont gravées.
Et puis il y a celle-ci, dans l’allée près de la fontaine…

Etirer le cou, secouer la tête : au-dessus ils sont bien là, à leur place, le ciel de la banlieue et la grande forêt qui invite. Présence végétale, métaphore de la vie et des cycles. Se tourner dans l’autre sens et de ces hauteurs contempler la petite cité à qui appartient ce cimetière, une rue bordée de haies vives, la ruelle pavée glissant jusqu’à l’église, l’autre qui dégringole vers la place et les commerces.

Je rebrousse le chemin et vous emmène un peu, petit bout d’enfance, malice et chagrin tendre. Un dernier signe aux chers et aux inconnus, retour en ville.
Alors, courir.

proposition n° 38

Les gens qui passent

Symphonie pour asphalte, arbres et béton en sols majeurs

La librairie imaginaire

S’écrire

Un jour mon père prendra le bus

L’exaltation des lointains

Poétique de la ville au bord

Sensualité des rues simples

Sur le talus des voies rapides

Mirages et raccourcis

Histoire dans l’oreiller

La petite

Echos américains

Les articulations sensibles

Littoralement

proposition n° 41

Une bourrasque. Celui-ci entre d’un seul jet dans la librairie à peine réveillée. Odeur de tabac, homme fébrile précipité dans le même rayonnage à chaque fois, son pardessus flotte en ondulant sur son mètre quatre-vingts. D’un trait sa main saisit l’ouvrage repéré avant-hier et les yeux baissés il accoste à la caisse. Croisant à peine la gamine venue chercher la commande de sa sœur, l’Etranger de Camus Edition parascolaire. La sœur passe le bac mais elle, elle est libre et cela se sent, cette fraicheur effrontée sans autre contrainte que celle d’ajuster sa robe devant la vitrine miroir.

Elle est « la petite », la cadette dernière née. Presque un hasard, l’étonnement après-coup…l’enfant imprévue, celle des années de maturité où le couple s’endort un peu et chacun se réveille parfois à la lueur d’un regard séducteur, d’un désir de lointain, d’un voyage imminent. Chacun pour soi.
Heureusement elle grandit toute seule, picorant ça-et-là les informations nécessaires à se construire une jeunesse, à remplir son bagage. Elle est libre depuis toujours et légère et fluide. Une brise, le clin d’œil du vent. Elle partira tôt de la maison et se moque un peu déjà des efforts laborieux de sa sœur au travail. Lira Camus, ce titre là l’appelle, elle se sent aussi l’étrangère à quelque chose qu’elle ne définit pas encore. Portant un ailleurs, accessible sans diplôme et pourtant bien plus grand que tous les manuels qui encombrent leurs chambres. Si on y regarde de plus près, on perçoit une nostalgie d’un autre âge, la possibilité d’un désenchantement caché dans les plis de sa jupe courte et dans les pointes de son accent gouailleur presque insolent. Son passage à la caisse fait sursauter les clients absorbés dans leur feuilletage, provocation adolescente, petit vacarme du sac qui tombe, de la monnaie qui roule, du portable braillant une sonnerie improbable…sa panoplie repliée, elle s’efforce une moue revêche de celle qui a autre chose à faire, ailleurs, dehors la ville.
Et s’en va, alors dedans le calme lent revient et enveloppe cette femme qui caresse les couvertures des livres arrivés ce matin. Sa bouche teintée de rouge sourit à la lecture d’un titre et puis ses sourcils se froncent en déchiffrant le résumé sur l’auteur. Vue de dos, on dirait qu’elle fait corps avec le lieu, silhouette attentive pourtant qui remarque dans l’arrière-boutique cet homme gros affairé sur sa table, ordinateur et calculatrice en main, près d’une pile de feuilles et de classeurs. Un comptable surement, repérable à ses gestes et à son rythme qui rappellent la réalité du commerce, comme le bruit feutré de la caisse enregistreuse. La femme détourne le regard et va quitter le lieu, trébuchant presque sur le pied d’un vieux assis sur le tabouret près du rayonnage science-fiction. Le cheveu blanc, des restes de barbe grise, comme son écharpe qui fut chic autrefois. Il tient un poche dans la main. C’est l’homme de la rue, qui vient là souvent, il parle… des mots sortis des livres et puis il se réchauffe, se repose du tumulte extérieur, la librairie est son pré, son prétexte.

proposition n° 42

entre 15 et 16

Rêve de rencontre, trébucher dans le couloir, nous croiser. Il y aura un café très baroque au coin de la rue et le temps ne manquerait pas ce soir- là pour nous y installer un peu. Je t’inviterai. D’abord un verre au bar, un coude posé négligemment sur le zinc, la conversation fluide accompagnera le murmure de la ville. Un plat brasserie nous tentera, récompensant cette journée chargée du goût des autres, de leurs désirs de lire, de leur tentation de s’attarder sans fin dans la librairie. Tu parleras sans fin, comme si tes propres mots s’envolaient loin des centaines de livres couchés sur tes rayonnages. Mélange d’enthousiasme et de surexcitation, j’entendrai à la fois la gaité et la détresse de tes petites narrations. Tu envieras ma liberté et mon emploi nomade, le temps passera sur le boulevard qui nous envelopperait à la nuit tombée. Au petit matin, le vacarme brumeux du quartier effervescent aura raison de ta joie d’hier.

entre 22 et 23

Et puis la vie passe et de nouveaux appels dépassent les sensations qu’on croyait immuables. Vint le jour des infidélités. A ma ville, à mon bar, à mes habitudes. Il fallut refermer le cartable des premiers temps d’écriveuse et me rendre à l’évidence, l’appel du large, désir de nouveaux paysages, démystification de la page. Encres, pinceaux, colles, images s’offraient à mes nouvelles constructions poétiques et narratives. Devenant fille des ports, j’écumais les côtes et le littoral en me penchant à leurs bords, affranchissant mon écriture des contraintes de la page blanche. Jusqu’à celui-là, digne d’un roman, héros de bande-dessinée ! J’y ai jeté l’ancre un petit matin, ressorti mon carnet de note, perchée sur son plus haut promontoire, une toiture de béton brut où seuls les cris des mouettes pouvaient infiltrer le vent.

entre 30 et 31

Voilà, ces esprits- là ont pris la fuite et s’ils rôdent chaque année les pétards les dégomment et encore et encore dans les artères du quartier asiatique, carnaval et catharsis et puis la nuit retombe sur la ville. Je te raconte mais tu l’as connu aussi, le nouvel an chinois qu’on fêtait depuis ma fenêtre au septième étage. Les chars passaient, on buvait du vin blanc, j’avais fait des gâteaux et certains d’entre nous se risquaient dans la rue engorgée. Tu ouvrais grand les yeux, heureuse et étonnée, le soir te rappelait qu’il était temps de rentrer et nous te ramenions sous la dernière pluie de confettis qui piquetait l’asphalte. Tu vivais seule sans lui depuis trois ans déjà. Aujourd’hui vos esprits dansent à leur tour et j’entends leur musique en marchant vers chez vous.

proposition n° 43

Que restera-t-il à écrire lorsque, comme à la fin d’un banquet ou d’agapes grasses et abondantes, tous mets livresques et vins poétiques confondus auront été consommés, goûtés ou dévorés, dégustés ou absorbés à grandes lampées ? Lorsque ne demeurera que la torpeur floue annonçant le sommeil repu. Lorsque les reliefs colorés de ce qui fut délicate victuaille composeront la toile impressionniste sur laquelle signer, seulement signer. Une signature est-elle écriture, dernier geste griffé dévoilant son auteur dans sa plus profonde intimité ?

Restera juste cela à écrire dans le coin du tableau sur le bas de la page. Inscrire plutôt et puis attendre, se cacher derrière les rayons du soleil et de la librairie, celle du commencement. Attendre qu’il ralentisse son pas, qu’elle suspende sa marche, celui ou celle qui passera devant et plongera son regard dans ces couleurs, entre ces lignes. Un profiler capable de détecter l’indice, de saisir par le dessous.

Quelqu’un s’arrêtera, regardera, lira. Sentir son hésitation, la poussée d’un déclenchement, le commencement du geste. Simplement inspiré ou bien propulsé dans ce récit qu’il veut écrire depuis si longtemps… mais il suffisait d’un rien, d’un autre texte peut-être. Le surprendre la main dans le sac, extirpant stylo, carnet, tablette ou vieux papier. Savoir alors qu’il va repartir avec son rêve, son idée, son urgence. Lui seul saura ce qu’il demeure à écrire.

proposition n° 44

Les mots presque embrouillés, effiloché de phrases césurées de virgules, mots sensations. Je me souviens de cette fin d’après-midi provençal, l’étirement du jour, la moiteur de la pierre chaude, le village et ses criquets obsessionnels. La forme du personnage m’apparaissait tel un fantôme féminin au détour de chaque fragment, son souffle haletant laissait bruisser l’odeur de sa ville et la valse fébrile de qui s’y cherche et qui s’y perd, image de lingerie fine et de douleur de l’autre. Trop souvent absent trop souvent croisé, dans la foule urbaine frémissante, criant la solitude et le manque de caresse lente et de couleur chaude. C’était l’histoire d’une vie très jeune, soumise à un rythme soutenu comme une course, non-dits laissant apparaitre les contours d’un homme, l’odeur d’une alcôve, le brouhaha des quartiers d’affaires, du paradoxe. Un travelling presqu’un film que je déroulais dans ma fausse somnolence, consonnes et voyelles criquetaient, l’économie de mots avait bercé ma rêverie, je devenais.

J’aimais cette sensation d’inconnu, d’incongru. Entrer dans des pages qui semblent repousser ma lecture, sensation de ne rien accrocher, délice de n’y rien comprendre ou faire comme si mais rester tout de même, l’œil vissé sur les descriptions de ce livre que je trimbalais tous les jours dans ma sacoche. Un ravissement finalement, cherchant à saisir l’entre-ligne, à percevoir le personnage caché sous les phrases techniques les mots technologiques la langue acerbe. Brume finalement hypnotique puisqu’à chaque fois sur la même ligne de métro je rouvrais ce livre-là. Comme une plaisanterie, un auto-gag « allez, on s’y remet », « ça ne m’emmène nulle part cette narration abrupte ». Mais allez savoir, ce qui se cache entre les lignes… il y a de la musique dans l’écriture, celle-là que l’on retient on ne sait pas pourquoi, je n’aime pas ce style mais … je pourrais chanter ces mots oui c’est cela.

Je m’endormais parfois sur mon siège, loupant la correspondance et le texte dans mon rêve sortait du livre et moi je le criais à la ronde. Oui j’entonnais un slam tonitruant en faisant la manche à la station. Alors au réveil je comprenais le sens, le livre, l’histoire, je le fredonnais un peu avant de revenir en surface dans la ville. Je l’ai encore je crois, dans le vieux cabas.

Il demeure un parfum de cuir et le sentiment vague que d’autres pages eurent pu s’inscrire en ce temps-là. L’héroïne suspendrait son geste. Poursuivre le voyage, la rencontre, descendre et courir, rattraper… le livre délivrerait quelque chose de l’inconnu et de l’inouï, de ce qui ne put être entendu dans la chronologie de ses premiers chapitres. Ce fut un ouvrage au long cours. Il s’écorne ça-et-là, certains cahiers perdent leur reliure, sa trame jaunie peine à masquer son âge et son passé. Passé de mains en mains, ce livre, ce texte est une photographie ancienne imbibée d’un parfum de cuir et du sentiment vague.



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1ère mise en ligne 1er juillet 2018 et dernière modification le 30 septembre 2018.
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