Lucie Renaudin | Se laisser porter

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Rêveuse inadaptée, tête ennuagée qui plonge dans des mondes faits de mots, en noir et en blanc, en gris et couleurs aussi ! Psychopathe qui ne ferait pas de mal à une mouche mais à un moustique si faut pas pousser non plus. Grande faculté à s’intéresser à des métiers dits sans avenir. Et on en vit ?

Son site : realittes.fr.

proposition n° 1

Ne pas pouvoir conduire. Pour le moment. Ne pas savoir de quoi demain sera fait. Siège passager de la voiture le long de la route ceinture. Attendre. Rien d’autre à faire. Regarder le paysage qui défile. À droite un vélo en sens inverse, deux piétons, un pick-up garé en vrac devant un petit étal à poissons, à fruits, à boissons fraîches, d’autres piétons, d’autres vélos. Les successions des tôles, des parpaings. Parfois du vert. Et puis du bleu. Mur horizontal à perte de vue. À gauche encore d’autres piétons, d’autres vélos, d’autres étals. D’autres tôles et d’autre parpaings. Une enseigne ou deux. Parfois. De moins en moins. Et puis du vert. Plus ou moins large. Et puis derrière, du vert encore. Foncé. Mur vertical. Fin de la vue. Toujours la même route. Toujours les mêmes bâtiments, aux mêmes endroits. Points de repères mémorisés, changements vite repérés. Attendre et ne rien faire. Torpeur. Ne rien avoir envie de faire. Attendre. Se laisser porter.

Et puis les fils électriques là-haut, qui dansent et qui ondulent. Trois étages de fils sautant dans leur numéro de trapézistes volant d’un poteau à l’autre. En dessous celui du téléphone qui fait tout pareil. Et puis des fois non. Carrefour. Subdivision. Noeud. Chaos. Retour à la ligne droite. Les quatre fils de concert. Oscillant aussi souplement que sur un trampoline. Et le bonhomme qui court dessus, voltige d’un câble à l’autre, cabriole sur un toit, un arbre, à la même vitesse que la voiture, infatigable funambule léger, la tête en bas. La gravité n’est pas son problème. Regarder le paysage qui défile en arrière-plan depuis la banquette arrière de l’Alfasud. Le dos sur l’assise en velours, se laisser porter par le mouvement de balancier. Rêver. Se laisser porter. Quoi d’autre à faire ? Avoir deux, trois, quatre ans.

La connexion avait été coupée.

proposition n° 2

Poteau solidement planté dans cette terre sablonneuse et noire, recouverte d’éclats et de grumeaux d’un bitume qui ne recouvre plus la route, remplacé depuis probablement des années, charriés au fur et à mesure des passages sur l’autre route plutôt la piste de la vallée où partent aussi les quatre câbles providentiels vers l’épaisse forêt. Depuis ce poteau où s’accrochent les quatre câbles le long de la route-ceinture. Les trois câbles noirs, chacun relié par un isolateur vertical en verre bleu-vert, comme le reste. Dessous le fil du téléphone, tressé, posé là comme une corde à linge nouée juste assez fort pour tenir, supporter le poids du tissu mouillé, le vent, quelques piafs. Juste derrière le poteau un muret fait le coin. Parpaings assemblés rapidement. Sous le soleil comme sous la pluie on va à l’essentiel. Monter un mur. Deux mètres. Pas besoin de fignoler. Sur le gris un graffiti bleu ciel figure des ébauches de lettres sans mot. Jeu sur la forme qui dérive en visage. Jaune. Bleu plus soutenu. Gris. En peinture aussi. Deux couches de gris. Pour l’exotisme. Derrière les fils le fond est totalement bleu.

proposition n° 3

De l’autre côté de la route au revêtement refait, sous son parasol un homme d’âge moyen vend les poissons qu’il a pêchés, pendus par des crochets à un portant à vêtements rafistolé. Un vieux de la vieille. Plus de quinze ans qu’il est là. Presque chaque jour. Fidèle au poste. Il connaît tout le monde dans le quartier. C’est lui le plus ancien.

Trop récent.

Derrière lui un peu de végétation, une bande de terre, de sable et d’herbe, une maison à l’aspect de cabane avec le toit en tôle supporté par deux murs en ciment, une cloison en contreplaqué de récupération, à l’intérieur l’ombre d’un bric-à-brac, les silhouettes de bassines et de casseroles dans le contrejour d’une ouverture donnant sur l’océan. Dehors, deux épaves de voitures superposées contre le grillage, déjà récupérées par la végétation, à l’endroit où se tenait une niche en bois, juste derrière la maison en bois dont la teinte si particulière et si lointaine n’est plus descriptible que de l’intérieur, par sensations quasi inaccessibles. Une couleur enfouie dans le fond du ventre loin derrière l’estomac. Depuis longtemps disparue. Comme le reste.

Des poules, des coqs, des chats et des chiens se regroupent devant la porte, attendant qu’on leur donne à manger. Mais ni les poules ni les coqs ni les chats ni les chiens ni le on ne sont plus les mêmes.

proposition n° 4

Flotter. Se laisser bercer par la vague impression d’un retour impossible et l’étrangeté de l’avoir pourtant touché du doigt, des yeux. Non. De bien plus profond. La main plongée dans l’eau tiède, dériver dans le canot gonflable beige et orange à l’odeur inoubliable offert par mon frère pour récupérer son kayak fermement colonisé, grand navire d’exploration compagnon de bien des aventures sur toutes les mers du globe et du salon, jambes par dessus bord faute de pouvoir les y caser. Qu’avait-il dessiné sur l’avant ? De ce canot de sauvetage voir le rivage s’éloigner, s’étirer, quelques fumées s’élever. Ne plus distinguer les bâtiments. Ne plus voir que le vert. La végétation recouvrant tout. Le rivage s’écrase sur la montagne, à moins que ce soit l’inverse. Rien n’est plus distinct. Les verts se mélangent. S’assombrissent. Au bout d’un moment ce paysage n’est plus qu’une ombre. Une ligne grise. Puis plus rien. Autour du canot-bouée, que des flots, et le ciel incertain. L’enfance comme une île, point élémentaire perdu au milieu de l’océan. L’un des deux s’est laissé porter par le courant. Lequel a dérivé ?

proposition n° 5

En y regardant de plus près c’est à se demander à quoi tient ce câble téléphonique. Rafistolé au poteau par un bout de fil de fer plié et vissé probablement par un riverain, de la famille, quelqu’un qui voulait s’assurer du bon état de la ligne. À l’air du tout sans fil le vieux téléphone orange ou vert tout au bout, son fil torsadé et sa sonnerie à réveiller les morts a encore de beaux jours. Les esprits sont toujours debout dans la vallée. Pas de réseau. Pas celui-là. Il n’est pourtant pas épais ce câble, tout juste un centimètre de diamètre où passent les rendez-vous, les nouvelles, les joies, les peines, les engueulades, les platitudes, les silences…

proposition n° 6

Remonter le long de l’avenue Taravana, couper par la rue Mamao et retrouver le boulevard Matahiapo. Descendre sur la gauche, traverser le pont Tute, le quartier tinito. À l’avenue Robert Wan passer le chapelet d’immeubles : Sofacasa, Bounty, Hertz, Mana, Hinano, puis Coca. Emprunter la rue Lai-Woa qui se trouve entre Vini et Honda et remonter vers RTO et le lycée Hitiura Vaite. Depuis l’entrée principale traverser en biais la place Stevenson en direction de l’auditorium Tikahiri jusqu’à la station Aito puis suivre vers le quartier arboré sur la butte, l’enchevêtrement des rues mal pavées, Ahi, Maiore, Aute, Vi, Mapa, Tohu. Arrivé à la rue Miki-miki prendre à droite. L’ancien secrétariat se situe à

proposition n° 7

Rien. Ça aurait pu. Une révélation… Non. Tout avait tellement changé. C’était tellement construit tout autour. Forcément. Qu’est-ce qui reste à part quelques souvenirs. Des îlots sans lien. Des images revues. Rêvées. Reconstituées. À quel point un souvenir relève-t-il du réel ou de l’imaginaire. À quel point est-il possible de remonter la piste. Sur le chemin il y avait un temple chinois. Un toit vert en pagode. Les colonnes roses. À moins que… Peu importent les couleurs. Il n’a pas pu disparaître comme ça. Là… une silhouette… Toujours là. Pourtant différent c’était étrange. Tourner autour… C’était ça. Il suffisait de changer d’angle. De façade. Rebrousser chemin dans les méandres de la mémoire. Avancer à reculons. La rue bordée de ses hauts arbres penchés. Encore plus hauts. Encore plus penchés. Et en amont ce vieux bâtiment massif qui faisait le coin, la femme qui vendait ses colliers dans un panier sur son vélo jaune à côté de la cabine téléphonique… là où il n’y avait plus ni vélo jaune, ni cabine téléphonique mais une borne de paiement de stationnement. Deux réalités superposées. Parallèles. Deux feuillets différents comme ces mannequins en papier dont on change les vêtements en tournant les pages. Juste une nouvelle tenue. Combien de pages avaient été tournées ? Plus loin la passerelle métallique qui traversait la rivière en recommençant à monter, la ruelle avec les escaliers, les maisons de bric et de broc avec leurs balcons de bois qui communiquaient. Où sont-elles. Ce n’était pourtant plus très loin. Revenir sur ses pas. Reprendre. Ça n’était pas compliqué. La passerelle métallique noire. La ruelle et les escaliers. Ça ne pouvait être que celle-là. Il n’y en avait pas d’autre.
Plus rien. C’était pourtant tout à côté. Je le sais.

Trou de mémoire. Béant. Ne plus être nulle part. Par où aller.

proposition n° 8

Et voilà qu’il pleut maintenant. Comme si les pistes n’étaient pas assez brouillées. Comme si tout autour n’avait pas suffisamment changé. Lavé. La pluie, la neige. Quelles empreintes savent résister. Une pluie franche. Lourde. Sourde. La lueur étrange du soleil rasant donne à la lumière un aspect irréel, fantomatique sous le ciel assombri. Soleil tamisé. En contrejour la passerelle brillante, noire, éblouissante. Le bitume plus clair de poussière est devenu anthracite. Les marches taillées dans le basalte ne contrastent plus que par l’aspect arrondi et spongieux qu’une seule averse ne changera pas, tandis que dans les creux, les trous, à l’aplomb du bord des toitures des petites flaques forment une nouvelle géographie du sol, changeante.

proposition n° 9

Malgré la superposition des innombrables vibrations d’un instant dont l’air est saturé, plus proches d’une symphonie de percussions que d’un monotone bruit blanc le changement de ton de la rivière est toujours perceptible. Elle est déjà épaisse. Assourdi au loin le passage d’un camion ou d’un gros véhicule, le bruit des éclaboussures derrière lui. Le clapot grossier des flaques. Quelqu’un qui court. Une porte qui claque. Un éclat de voix indistinct auquel semble répondre une femme au timbre paisible et assuré. Du balcon en face le cover amateur d’une chanson d’amour des années soixante-dix remplace désormais la mélopée poussive d’une machine à laver en fin de cycle sans pourtant parvenir à couvrir les petits cris de plaisir que font les arbres, les feuilles, les flaques ou la terre même à chaque nouvelle goutte rafraichissante, nourricière, salvatrice. Des roues se fraient péniblement un chemin dans l’eau, un cliquetis de pédalier, puis le frottement des freins. Un rire. Pas moqueur. Amical. Amusé. Le double tintement d’une sonnette de bicyclette juste à côté. Le visage brun aux yeux rieurs, trempé. Je suis en plein milieu.

proposition n° 10

Moi aussi trempée. Les cheveux dégoulinants. Les vêtements collés, frais, à ma peau humide, la caresse de l’eau sur le visage, les bras, la paume de mes mains accueillant de nouveau cette sensation avec la joie d’un enfant, les pieds baignés dans l’eau boueuse d’une flaque qui a depuis longtemps recouvert les lanières en plastique des claquettes, extension caoutchouteuse protectrice, fin rempart face à un sol inégal et possiblement blessant pour une peau qui a oublié, trop tendre, plus assez racornie, affaiblie par le confort d’une culture de l’enfermement. Reprendre contact avec l’extérieur, l’environnement. Avec soi. Les oreilles et la peau remplies des bruits de cette pluie dense qui dessine tout autour les contours d’un paysage brut, fondateur. La très légère brise tiède s’élève et vient presser délicatement chaque centimètre de peau libre de toute entrave. La peau. Organe d’échanges chimiques, d’échanges d’informations. Interface subtile entre l’extérieur et l’intérieur, si un tel clivage existe véritablement. De l’effet conjugué de la pluie qui vient de s’arrêter et de l’air qui se remet à circuler l’odeur de cette terre chaude et humide emplit d’abord mes narines. Le parfum de chaque plante alentour. Le souvenir ressurgi d’une pluie, de la terre, d’une petite terrasse à deux marches du sol. Une terrasse en bois foncé, un auvent et un banc. Trop haut pour que les pieds touchent le plancher. Mouvement de balancier. Une petite faim au creux du ventre. Bientôt l’heure de dîner. Une couenne de jambon, butin chipé dans la cuisine. Le plaisir du blanc, gras et gouteux, vite écoeurant, quelques petits bouts attachés de chair gris-rosé et fibreuse, maigre et juteuse, un peu salée, prémices d’un repas qui ne devrait plus tarder et puis, juste entre les deux, coincé, le mince filet de gelée transparente, claire comme de l’eau, dont la texture fondante et le goût subtil, volatile et inoubliable me rappelle pourtant bien des années après, avec l’odeur de cet endroit de terre après la pluie, sa caresse sur ma peau, la présence de cet instant, cette clé. Sous mes yeux, juste là, à quelques pas, deux marches donnent sur une terrasse en bois devant la maison. Le banc. Rien ne semble avoir changé. J’avais oublié.

proposition n° 11

Sur le boulevard Pare Walker coincée entre deux vitrines recouvertes d’épais panneaux de contreplaqué noirci et plusieurs couches de peinture en bombe, l’enseigne circulaire où un trèfle à quatre feuilles apparaît en blanc sur fond vert. L’entrée discrète ouvre sur un cagibi aux murs défraichis jaunis recouverts des affiches colorées retraçant l’historique des gains, les avertissements sur les risques liés au jeu d’argent et leur interdiction aux moins de dix-huit ans. Sur la droite l’îlot comprenant la caisse, le terminal de paiement, un écran pour la vérification des gains, le présentoir transparent des jeux à gratter, sanction immédiate. Contre le mur de droite le présentoir des bulletins vierges avec selon leur nom l’éventail des nombres de 1 à 50, de 1 à 70, des étoiles de 1 à 12, des combinaisons à sept chiffres supposées donner l’accès aux coffres-forts de la chance. On vient ici pour l’invoquer, la provoquer, la convoquer. La supplier parfois. On peut toujours aller la voir, mais elle non plus elle n’aime pas qu’on la sonne. La lueur d’espoir. On vient s’en remettre à elle avec la dernière menue monnaie d’une semaine qui finit bien trop tôt. On vient lui confier ce qui ne servira pas à payer l’essentiel. On vient s’offrir un frisson quotidien, le sel d’une vie, parfois gagner en une journée le salaire moyen d’une semaine, en en ayant misé deux. Un jour pas comme les autres, ou trop comme les autres, on vient y claquer son désespoir et toutes ses économies. On vient y investir même l’argent pas encore gagné mais ça va venir. La prochaine fois. À gauche de la caisse un comptoir où traine selon l’heure ou le jour un travail de couture, les mots fléchés, quelques fleurs oubliées plus ou moins volontairement. Contre le mur de gauche la télé, seule fenêtre qui crie ses feuilletons, ses jeux de la mi-journée, ses retransmissions de match, ses horreurs lointaines, qui occupe les yeux. Derrière tout ça des cartons de journaux, La dépêche et Les infos, les cartons de bulletins, un ou deux colis dans un coin à côté d’un cabas chargé de légumes. On vient aussi pour ça. Le journal. Le pantalon raccommodé. Le colis à récupérer. La poussette à faire garder le temps d’une course. La monnaie. Discuter. Se confier. Ne rien dire. Juste poser quelques instants les yeux sur l’écran. Ne rien faire. Se sentir rassuré par un sourire, un regard alourdi par les années, lassé et adouci par la vanité des combats quotidiens, résignation et gentillesse tout à la fois réunis dans le visage de cette femme à la soixantaine dépassée qui en a vu passer, enfermée dans son placard à rêves. Qu’a-t-elle dû fuir.

proposition n° 12

Entrée côté port de plaisance, après avoir traversé les allées et terrasses à ciel ouvert où sont concentrés la majeure partie des magasins de souvenirs folkloriques, lounges, salons de thé et restaurants huppés, on retrouve les enseignes internationales de luxe dans l’atmosphère climatisée délicatement parfumée de touches fines de jasmin, les grands carreaux de carrelage clair et brillant débutant la galerie principale éclairée à chaque niveau par de grands disques blancs transmetteurs de lumière naturelle.Tous les quinze mètres environ un îlot de verdure luxuriant bordé de larges banquettes accueillantes vient teinter d’un peu de vie les vastes boyaux aseptisés. Des allées continuent de chaque côté, d’autres boutiques, vraisemblablement aussi des bureaux aux noms signalés par des panneaux discrets. Au bout de cette longue galerie une grande place ensoleillée par un puits de lumière, des terrasses à l’identité bien marquée selon le restaurant auquel elles se rattachent tout au long de l’ouverture ovale de laquelle on aperçoit les deux niveaux inférieurs et les deux supérieurs. La rambarde en métal rouge style Art déco a tout pour rappeler celle de la coursive du marché, qui lui était rectangulaire. Plus populaire aussi. De là trois galeries plus modestes partent en étoile et de larges escalators et cages de verre invitent à découvrir les autres étages. Au troisième niveau à peu près le même genre de restaurants, de magasins, de décoration. Un peu plus de monde circule ou attend devant les enseignes toujours renommées mais peut-être moins sélectives. Un homme, la cinquantaine, poireaute devant une vitrine de vêtements, lunettes sur le front, mains sous les aisselles, les yeux mobiles tournant sur lui-même sans doute en quête d’un détail susceptible de capter son attention. Juste en face un autre joue avec son téléphone là où un banc a remplacé les banquettes jouxtant un massif moins luxuriant. Un couple chargé de paquets, les traits tirés, marche à vive allure vers le fond de la galerie, qui doit correspondre à peu près au milieu de la galerie inférieure, où l’escalator descend indiquant, aussi, la sortie. Le quatrième niveau est nettement plus animé. Sur la place, qui n’est ici que le début de la galerie d’où deux boyaux s’enfoncent en Y vers un réseau à la complexité croissante, restaurants et sandwicheries se côtoient et partagent le même espace. Des magasins de sport, d’accessoires, de loisirs, de décoration issus de licences de films et séries, un stand de glaces, une boutique de jeux vidéo densément peuplé de jeunes et de moins jeunes. Un écran géant supplantant toute la partie gauche de la vitrine de la boutique de sport retransmet des matchs en permanence. Deux gars en short, t-shirt de foot pour l’un, de basket pour l’autre, casquettes, affalés sur le banc en face, canette de bière à la main, regardent tranquillement. Des enfants jouent à cache-cache. En empruntant la galerie qui s’enfonce sur la gauche en remontant légèrement on aperçoit d’abord les rebords d’un lourd rideau métallique, descendu la nuit et sans doute aussi en cas d’urgence, puis on arrive aux escaliers peints en arc-en-ciel comme autrefois l’étaient ceux du Centre Vaima. Coiffeur, épiceries, quincaillerie, services divers, boutiques de babioles, de vêtements, de chaussures, pharmacie, le commerce est ici beaucoup plus populaire, commun. Les panneaux de led n’ont pas encore partout été remplacés par les disques de lumière naturelle qu’on trouvait tout à l’heure. Les carrefours avec de nouveaux boyaux commencent à réapparaître parfois amorcés par des escaliers, des cages d’ascenseurs immobilisées. Les enseignent se diversifient. Masseurs, masseuses, ateliers de retouche, bazars, neuf et occasion, cours particuliers, médecins, dentistes, boutiques d’électronique, réparateurs, vitrines colorées, parfois des portes aveugles, de plus en plus. Le papier-peint paysage — de plage, d’Islande ou New-York — a de nouveau la cote. Les galeries, véritables rues, grouillent d’activité. Le bourdonnement des voix, les cris, les musiques mélangées, rythmées, ont remplacé la lointaine musique d’ambiance neutre au volume maîtrisé. Sur les parois la marque d’un nouveau rideau de fer. Étals de fruits, de poisson, boutiques de thé, restaurants chinois, tailleurs pour dames, hommes, herboristeries, les couleurs, la décoration, la signalétique ont changé. Partie sud-ouest du quartier chinois qui continue à s’étendre encore perpendiculairement jusqu’au quartier du Temple reconstruit sur le plateau Te Ao, en pleine forêt. Nouveau rideau. Toujours la succession des échoppes, des étals, les portes pleines avec ou sans plaque, les vendeurs à la sauvette, le brouhaha. Parfois quelques mendiants. Toujours l’enchevêtrement. Mieux vaut bien connaître pour ne pas risquer de se perdre. Nouveau rideau. En avançant encore on attaque la zone en travaux. Les excavations depuis longtemps débutées, des galeries, profondes, pas encore terminées. D’autres priorités. C’est assez mal éclairé. Mieux vaut peut-être éviter de trop s’y promener.

proposition n° 13

Ça commence par le bipbip de la balayeuse dans le silence de la nuit. La brosse. La fraîcheur du carrelage humide. Bientôt le bruit de moteur électrique des premiers gyropodes, quelques piétons. Un antique scooter pétaradant. La musique joyeuse s’élève dans la rue, les boutiques lèvent leurs rideaux de fer qui ne sont plus en fer depuis un sacré paquet de temps. L’expression est restée. Comme bien des expressions. Les gosses en retard pour l’école s’éloignent en criant des mots couverts par les messages publicitaires publics qui se mélangent à la musique et à la sonnerie. La joyeuse cacophonie de la journée s’installe en suivant son anarchie bien réglée. Le rythme ancestral s’échappe des fenêtres de l’école de danse. La petite du fleuriste en face pleure. Un drame. Ça crie. Peluche tombée de la poussette. Cliquetis métallique léger. À côté. Merci quand même. Tina passe en chantonnant. Bonjour bonjour ! Le clappement du carton sur le faux marbre. L’odeur d’un café tout frais. Le triporteur qui apporte de nouvelles fleurs. Aujourd’hui, jasmin, jacinthes, orchidées, hibiscus… Le klaxon rythmé du traiteur qui commence ses livraisons. Paulo vers la marina, toujours bien chargé mais ça descend, et la remontée à vide. Moins dur de pédaler. Kelia vers le quartier chinois. Clients habitués en bas d’un immeuble de bureaux. Le soleil est déjà chaud. Des aboiements au loin. Les roues. Les pas. Chaussures à talons. Sandales. Mocassins qui serraient les pieds. Baskets. Le rebond d’un ballon qui finit sa course en roulant jusqu’au son de cymbale léger. La démarche hésitante de l’enfant venu le récupérer qui repart en courant. Un chien — non deux — trois — déambulent d’esplanade en recoin. La truffe tiède, poil ras, tête carrée ou plus effilée, les flancs lardés de cicatrices, contents d’une caresse. Rha non ! oust ! va pisser plus loin ! Un courant d’air presque frais emmène avec lui les dernières senteurs du déjeuner mêlées des relents de poubelles des fleurs passées maintenant en plein soleil. Parmi l’entrelacs des claquements de pas une foulée énergique marque une pause puis repart. Le bruissement d’un sac plastique. Noué. La crénelure d’une barquette en plastique. Bien remplie. Attendre. Garder encore un peu sur la langue le goût du café.

proposition n° 14

La chambre 132 est encore fermée à clé malgré l’avertissement. Tout est propre, chaque chose est à sa place. Lit au carré. La bouilloire encore tiède, la tasse déjà lavée, rangée sur l’étagère. Dans le placard une réserve de thé, de sucre, de riz, des boîtes de pastilles de purification d’eau, des sacs de graines. Aucune trace. Aucun effet personnel sinon le strict nécessaire de toilette — un peigne, un savon et une brosse à dents — et sur la table à côté de la fenêtre une immense cage où pépie doucement un couple de diamants à cinq couleurs. Posées à côté, deux feuilles de papier au format lettre. Sur la première, d’une écriture ronde et appliquée, des numéros. Taxi, vétérinaire, médecins par spécialité avec la liste des traitements en cours. En bas, surlignées, les coordonnées complètes d’une voisine du 237. Sur l’autre un petit mot demandant qu’en cas d’hospitalisation d’urgence on veuille bien contacter la voisine dont le nom est là encore surligné avec rappel des coordonnées qui viendra récupérer les deux oiseaux. Contre la fenêtre une photo jaunie, écornée dans une pochette en plastique. Un couple de quadragénaires tout sourires main dans la main couverts de colliers de fleurs dans le hall de l’ancien aéroport. Dans la 134 y’a du boulot. Ramasser les sacs plastique éparpillés, aspirer les chips écrasées, descendre les poubelles et le conteneur à verre. Essayer de ranger un peu toutes les affaires accumulées, entassées. Sans rien faire tomber. Les murs peuplés de photos récentes et anciennes. Sur certaines des personnes qu’on reconnaît enfants, adolescents, à trente, quarante, cinquante, soixante ans, des photos de famille, trois, quatre, cinq personnes, deux ou trois générations, des bébés qui grandissent, année après année. Sur l’étagère une collection de bouteilles de bière vides en rangs serrés. Elles n’ont des fois rien de particulier. La bibliothèque chargée d’une série complète de vieux blueray de documentaires de voyages. Dans la penderie, toujours ces cabas remplis de jouets encore emballés. 136. Ça pue encore le tabac. Je ne dirai rien. La bouteille de whisky traine à côté du fauteuil en cuir. Ici le mobilier en bois massif a remplacé la fourniture de base. Sur les murs des affiches de films vieux de vingt ans ou plus, des souvenirs de tournages, des photos. Un système de projection complet, un équipement informatique dernier cri. Sur l’écran toujours allumé les messages popup de ses amis, vidéo ou écrits. « Bisous from Reykjavik » « Bon anniversaire Compañero ! On trinque à ta santé ! » « Bonne année ! CU ASAP ». Une petite caméra sur un trépied. Sur la table basse, trois verres vides, le cendrier plein et des coquilles d’arachides écrasées éparpillées. 138-140. Quelque chose bloque la porte. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. Non. Juste un sac plastique rempli de livres. Aux meubles standards sont ici venus s’ajouter des bibliothèques, basiques, chargées de livres. Parfois juste des planches et quelques parpaings, briques ou n’importe quoi d’assez stable. Sur tous les murs. Des livres de toutes les tailles. Par terre. En piles. Une vraie bibliothèque d’Alexandrie ici ! L’entrée de celle de Babel peut-être. J’avais vu une chouette vidéo. Sur la table une liseuse, des carnets. Une tasse de café froid. L’ordinateur. Un vieux modèle qui fonctionne encore. Un casque VR posé sur des notes. « Cangzhou — 18ème siècle ». Une autre tasse de café froid, des auréoles brunes à quelques endroits. Sur l’étagère plus aucune tasse, les autres doivent se balader. Dans l’autre pièce pareil. « Tiens bonjour Henri. Vous n’êtes pas allé déjeuner encore ? » Plongé dans sa lecture. Sa faim ne doit pas être assez forte pour le sortir de là. Aller-retour au local-poubelles. Je passerai par le jardin cueillir à nouveau quelques fleurs. À la cuisine aussi, prendre un encas pour Henri.

proposition n° 15

Qu’est-ce que tu veux. Qu’est-ce que t’attends. Pourquoi tu fais ça. T’es pas obligée tu sais. Juste nettoyer, contrôler, vider les poubelles, c’est pour ça que t’es payée. Les fleurs que tu vas piquer dans le jardin, la part de tarte. Tu veux un merci. Tu crois seulement qu’ils le remarquent. Qu’ils en ont quelque chose à foutre de toi. Ils te voient pas ils t’entendent pas. À leurs yeux t’existe même pas. Tu t’attendais à quoi franchement. De l’affection. Qu’ils te prennent dans leurs bras. Qu’ils t’invitent à prendre le thé. À discuter. Qu’ils te parlent de quoi. De leurs foutues vies. De leurs familles. Qu’eux aussi se sentent abandonnés. Qu’ils ont peur. Sans blague. Parce que toi tu peux les rassurer. Évidemment. Mais qu’est-ce que tu sais d’eux toi. De leurs vies. Tu crois deviner c’est ça… Que dalle. Tu sais rien. De toute façon pour eux t’es qu’un fantôme. T’espérais faire le lien hein. Personne te voit. Personne t’entend. Transparente. Moins que rien. T’es rien. T’existe même pas.

— Rose ? Ça va ?

proposition n° 16

Ce que tu vois pas, ce que tu vois plus, c’est qu’ils sont déjà plus là. Leurs esprits font tout pour s’évader d’ici. Ici, ton monde à toi. Ces chambres habitées par ces gens que tu crois deviner à partir de quelques riens. Que tu inventes. Le local-poubelles, la cuisine, le réfectoire, la salle de détente, le parc tout autour, ton deux pièces au dernier étage sans ascenseur à trois rues d’ici, rue Hote, rue Noni, rue Tamanu, la fenêtre de ta cuisine face au temple qui a totalement brûlé il y a six ans, reconstruit à l’identique, le supermarché rue Maruia où tu vas faire les courses que tu hisses péniblement tous les dimanche matin, la laverie qui fait le coin où tu lis des histoires d’amour en espérant l’arrivée du prince charmant, la maison associative où tu vas jouer aux cartes tous les troisièmes samedi du mois, rentrer à la lueur des réverbères de la rue Brotherson en promenant ta solitude. Ton monde à toi environné par les ombres d’autres mondes d’autres soi. Toutes ces vies trop courts fils tissés dans un maillage dont tu ne perçois même plus l’étendue. Tous ces fils qui se frôlent. Se côtoient. Tous ces fantômes lointains. Es-tu si loin. Pourtant tu l’as su… La dame du 132, son prénom c’est Terry, son monde à elle, là où ses deux oiseaux l’emmènent s’envoler. Ces tout petits oiseaux, ces ridicules oiseaux. Maîtres des airs qui la ramènent à la vallée de son passé englouti mais toujours vivant, là quelque part. Et monsieur Henri dans son monde infini baigné de café, sa prison du réel à laquelle il revient brièvement, le temps de laver, d’hydrater, de nourrir — quand son dentier n’est pas en réparation, tu avais oublié aussi — la prison charnelle, ses muscles, ses os, ses articulations, tétanisés, gelés, brûlantes, avant de repartir tant que la concentration le lui permet. Oublier ou s’évader. Négation d’un monde ou construction de nouvelles réalités. Alcool ou café. Et la gamine toute fine que tu croises tous les soirs. Kelia. Qui sous-loue une chambre deux étages plus bas. Elle se lève à 3h, aller vendre du poisson au marché, courir, être à 10h chez le traiteur qui l’emploie, livrer au quartier Tinito au pied des bureaux. Après 15h, soutien scolaire quatre jours par semaine. Son monde à elle, sa chambre, les pêcheurs, les clients du marché, le traiteur, Paulo, les passants, les enfants, le bus de l’école qui la ramène, le chauffeur du bus qui la réveille de sa voix douce quand elle s’est endormie, ses deux meilleures amies avec qui elle écoute les découvertes musicales de la semaine sur la marina, le campus de l’école d’architecture de San Diego où, si tout se passe bien, elle étudiera et retrouvera Chris l’an prochain. Tu l’avais oublié… Elle t’avait dit pourtant. Elle t’avait raconté. Tous ces blocks apposés côte-à-côte, qui s’imbriquent et s’agencent le long de Park Blvd enclos par des chiffres et des lettres comme une grille de mots fléchés ou d’échiquier. Rue à rue. Bloc de ciment à bloc de ciment. Carreau de stuc à carreau de stuc. On croise même du vrai marbre parfois. Brique à brique. Poussière de brique à poussière de brique. Atome à atome. À l’infini comme des fractales. Autant de points d’accroche. D’enchevêtrement. Le souvenir de ta mère qui tous les mercredi t’emmenait sur son vélo jaune vendre ses colliers, la cabine téléphonique au coin de l’archevêché, où tu jouais quand il pleuvait.

proposition n° 17

Comment ne pas retourner à cet endroit dont l’évocation est si agréable. Retrouver sur un plan. Visualiser le trajet. Du boulevard Matahiapo, la deuxième à droite en allant vers le centre, après les bâtiments administratifs. Poursuivre en montant. Les images devraient commencer à revenir. Ah si enfin. Le buste de cet homme, Pierre Loti, duquel on a dit qu’il ressemblait plus au président du Comité commanditaire de la statue, André Ropiteau, qu’à l’écrivain officier de Marine dont on voulait perpétuer le souvenir. Le sentier d’accès à la cascade est juste là, à cinquante mètres à peine. Indiqué par un panneau de bois entre deux buissons. Deux piliers blancs trônent aujourd’hui au lieu des deux buissons. De chaque côté deux imposants murs tout aussi blancs et deux rangées de fenêtres. Entre les deux piliers, une haute grille torsadée. Fermée. On aperçoit entre les barreaux des bâtiments et de la végétation. Et des cascades, ce qu’il en restera de ce souvenir.
Rendez-vous chez Hélène à 17h. Elle m’a dit qu’il suffisait de prendre le bus n°32 en face de la mairie et de descendre à Vaiki. Elle m’attendrait là. Monter. Payer mon ticket. M’installer à côté d’une jeune fille souriante. Mihi.

Commencer à discuter. Rouler. Avoir le temps, nos arrêts sont assez loin. Je n’avais pas fait attention que la ligne se scindait en deux. Pas de boucle qui permettrait de retomber sur ses pattes mais bien deux lignes distinctes à partir du neuvième arrêt, Moetai, depuis trop longtemps dépassé. Inutile d’attendre un bus en sens inverse, c’est le seul qui assure cette ligne. La 32 bis. Un bis pas vu. Départ sur le côté de la mairie. Un bus, avec un n°32… Aller jusqu’au bout, revenir. Renseignements pris, plus de 32 à cette heure-là. Rentrer. Ce sera pour une autre fois.

Et puis il y a eu cette fois, étrange, presque rêvée. Je revenais d’un rendez-vous au port de plaisance ; le suivant à 11h rue Lai-Woa ; j’avais le temps. En profiter pour explorer enfin un peu plus le réseau de galeries, c’était sur le chemin. Je me sentais vraiment heureuse, enjouée, pleine d’énergie. Une belle rencontre, un projet intéressant. Stimulant. Enthousiasmant. Johann et Stéfanie, deux personnes vraiment charmantes. Hâte qu’on se mette au travail ensemble. Passé l’immense hall aseptisé, j’étais dans l’enchevêtrement de boyaux, navigant au jugé, découvrant de nouveaux recoins, de nouveaux visages qui bien souvent me rendaient mon sourire. Les pieds presque sur terre et la tête à tout cet heureux mélange euphorisant quand un accroc du pied m’a brusquement projetée vers l’avant. Un carreau mal scellé qui dépassait. Par chance juste devant un pilier plutôt que le sol pour me rattraper. Secouée un instant. Rien de méchant. Rire intérieur, reprendre mes esprits. Quatre, cinq secondes. Juste le temps d’apercevoir de l’autre côté, dans la ligne de mire, là où j’allais, deux hommes de dos en uniforme face à une porte ouverte. Dans la pénombre une femme en train de pleurer. D’autres que moi auraient certainement continué leur chemin, feignant l’indifférence, les yeux bas ou le regard fixe et lointain. Par lâcheté, par pudeur. Mais je n’en ai même pas eu le courage.

proposition n° 18

Une couleur enfouie dans le fond du ventre loin derrière l’estomac. Couleur ventre estomac. Enfouie loin au fond derrière. Derrière couleur enfouie estomac ventre dans fond loin une du le l’. Couleur dans derrière du enfouie estomac fond le l’ loin une ventre. Mhhh ? Camotse’l erèirred niol ertnev ud dnof el snad eiuofne rueluoc enu. Une-couleur-enfouie-dans-le-fond-du-ventre / loin-derrière-l’estomac. Na-nana-nana-na-na-na-na-na / na-nana-nanana. 1-(1-2)-(1-2)-1-1-1-1-1 / 1-(1-2)-(1-2-3).
Unecouleurenfouiedanslefondduventreloinderrièrelestomac. Une couleur. Enfouie. Où ça. Dans le fond du ventre. Là. Tu vois ? Tout au fond. Là ? Non. Plus loin. Là ? Encore plus loin. Là ?! Tout au fond. Loin derrière. Là ? Oui. Peut-être. Derrière. Et pourquoi ? Parce que c’est tombé comme ça. C’est tombé d’où ? Assez doux oui je crois. Oui mais c’est tombé d’où ? Ah ça d’où on ne sait pas. C’est tombé du haut. On suppose. Mais c’est tombé là. Où ça ? Ben… là… Encore plus loin. Encore plus profond. L’estomac. Tout là-bas. Estomac ? Est-ce une autre ? Un ailleurs ? L’estomac ? C’est un endroit ? Des fois c’est un coup. Des fois c’est un creux. Y’avait p’t-être un trou pour s’y lover. Il y fait chaud ? Oui c’est douillet. Elle est enfouie. Tout au fond. Elle se cache ? T’es sûr qu’elle s’est pas plutôt enfuie ? Non je crois qu’elle est juste bien. On l’a oubliée là. Y’a longtemps. Ha les salauds. Si j’tenais ceux qui ont fait ça… Un p’tit coup d’épaule, taper un peu l’oreiller. Ça a une épaule une couleur ? Je sais pas. Des oreilles ? Une odeur ? Peut-être… Mais au fait… quelle couleur c’était ? Une couleur enfouie dans le fond du ventre loin derrière l’estomac.

proposition n° 19

Dans la ville-puzzle, le grand immeuble pourrait aussi bien être la tour T1 dont la grande voile de presque 200 mètres, trente-six étages déjà, chatouille le ciel de Courbevoie. Et puis il y aurait aussi les coursives pas vraiment ovales du centre commercial Oslo City qui permettent à la lumière de percer sur cinq niveaux. Il donnerait d’un côté sur le Carrousel du Louvre et sa débauche de luxe assumée, de l’autre les passages de Montréal, les boyaux de Châtelet-Les Halles, jusqu’aux souterrains sordides de Venuscity peut-être ou alors les galeries tout juste étayées des anciennes mines de la Vallée de la Mort, de celles de Germinal, Marcinelle ou encore aujourd’hui de Bolivie ou tout simplement les souterrains de Paris. Les rues du front de mer, celles de Mimizan-plage, de Trestraou, de Nice peut-être à certains endroits. Les zones commerciales basses avec leurs chapelets d’enseignes criardes cosmopolites et leurs parkings dégueulant pourraient bien se situer dans un suburb de Los Angeles. Dans les quartiers résidentiels certaines maisons ont un air de Westwood alors qu’à côté d’autres n’ont rien à envier aux favelas de Rio, aux bidonvilles de Manille ou ceux de n’importe quel périph de mégapole. Les terrains vagues sont ceux des immeubles rasés, ici, partout, qui servent de dépôt en attendant, dépotoirs, zones de stationnement. Et l’immeuble en construction pourrait être celui qui pousse au carrefour de la Cavale-Blanche à côté de la station Total. La route de la corniche, celle de Monaco, parfois celle qui mène de Morlaix à Carantec et son aspect sauvage. Les terrasses à touristes de la marina ont un côté Porthmouth en plein été mâtiné de St-Trop où anormes yacht huppés et coquilles de noix fricotent, de pas trop près. Et puis les roulottes, peut-être comme les gargotes d’Hanoï, Phnom-Penh, Tirupati ou Jakarta avec derrière, partout, les mêmes enseignes connues, reconnues, standardisées… Est-ce que c’est ça alors une ville. Une vaste et perpétuelle recombinaison d’éléments disparates venus d’ailleurs. Des puzzles qui se recomposent à l’envi. Avec ici comme partout, heureusement peut-être, comme un salut, un pied-de-nez, un trou, une fenêtre ouverte, la dernière pièce toujours manquante.

proposition n° 20

Les chaises rangées sous les tables et les lumières éteintes. Les lueurs de l’éclairage de sécurité traçant un chemin. La silhouette des deux tikis de bois de chaque côté de l’allée. L’écran de contrôle du serveur resté allumé qui lance une mise à jour. Le curseur de la ligne de commande affiche ses messages dans sa propre langue. L’aspirateur autonome promène un exemplaire du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède tombé sur le capot. L’air passe par le haut de fenêtre à l’italienne entrebâillée, fait bruisser une affiche sur son passage et tomber le papier d’un des bureaux d’accueil qui glisse sur le sol sous un rayonnage, où un numéro de téléphone manuscrit accompagne le message « Pourrais-je t’offrir un café à midi ? — Toni ». L’air enfermé dans les étuis de cd, les boîtes de blueray. Dans l’une d’elles la miette de poisson coincée dans l’attache centrale à laquelle l’œuf passé asticot se nourrit, abrité. L’épaisseur de l’encre et du papier masse compacte sur les étagères alignées compose le couloir dense où tous les souvenirs, toutes les histoires déjà ou pas encore écrites circulent, où les mots courent parmi les personnages qui dansent et se promènent et se rendent visite lorsque personne ne les lit et parlent de toutes les histoires qui, peut-être ou ne pas être, ne s’écriront jamais.

proposition n° 21

Fond gris clair, troué, d’où sortent des carrés aux coins arrondis, fins pavés en relief alignés horizontalement et selon une oblique, pas tout à fait en quinconce. Cinq carrés entiers, d’autres qu’on devine. Les rebords gauche et bas sont plus blancs, les à-plats blanc cassé, légèrement jauni. Sur chaque carré, un ou deux caractères imprimés en gris. Sur l’un d’entre eux une trace ovale à peine visible, marron, avec un liseré plus foncé. Entre, sur le gris métal, des petits points blancs éparpillés. Dans le coin en haut à gauche une forme arrondie, orange, à texture de mousse tranchée par une rainure assez profonde. La partie de gauche est plus claire, fonce en allant vers la droite. Au centre, sur fond beige, deux formes superposées pas tout à fait rondes. La première dans des tons mauve, la seconde, vert clair marbré plus foncé. En plus gros, plus clair et plus régulier, le même genre de forme en bleu strié de blanc. Sur chacun des trois objets, des signes gravés. Sur la droite, une lame métallique oblique, grise, imprécise, offre le semblant d’un reflet dans l’ombre des formes colorées. Une texture presque uniforme à dominante ocre-jaune, des lignes verticales, des fibres de bois. Par endroits des lignes plus sombres lacèrent des lambeaux de marron très clair qui tend à s’effacer. De grands traits blancs de part en part, très fins. Puis rectiligne et bien marquée, une épaisse rigole, presque noire sur son tiers gauche virant assez rapidement au presque blanc, sale, ou gris très clair et fibreux, lit desséché d’une rivière canalisée. Une zone lumineuse, presque blanche, ou coquille d’oeuf, uniforme comme la lune. À y regarder de plus près, martelée, couverte d’aspérités, de rugosités infirmes, légères différences de tons. Un point noir. Plus loin la même, colonisée par d’étranges signes noirs et plus bas, d’autres légèrement bleu-gris.

proposition n°22

Le fond est jaune-orangé, satiné. À l’horizontale, de fines lignes marron pas forcément régulières. En haut à droite un petit rond plus foncé que les lignes évitent sobrement. À partir de l’extérieur de ce rond, d’abord une auréole plus claire, étroite et diffuse, puis une tache plus sombre délimitée par une des fines traces marron. L’ensemble est lisse, d’aspect doux. Sur fond blanc finement barré de droites bleutées, une forme vaguement triangulaire, métallique et brillante, arrondie à sa base qui se poursuit d’un rectangle aux reflets plastiques de couleur violet passé. Perpendiculairement à cette base arrondie le triangle semble fendu, traversé de traits noirs, peut-être bleu très sombre, ciselé de part et d’autre de façon symétrique D’un trou rond part une rigole plus épaisse vers l’extrémité. Les deux côtés du triangle dessinent une ligne légèrement courbe, plus lumineuse à droite qu’à gauche. Le fond blanc est régulièrement strié de lignes parallèles bleutées tirant légèrement sur le violet au rythme de trois fines pour une plus marquée. À la perpendiculaire, d’autres lignes, de sorte que conjointement aux lignes plus marquées, elles dessinent à peu près des carrés. Comme reposant sur les lignes plus marquées, des volutes lumineuses et bleues dont l’épaisseur varie. Courbes ou droites, continues, interrompues, point suspendu tracent le plan d’un bien étrange labyrinthe. D’aspect lisse et brillant, la succession des teintes bleues, du clair au presque noir, dessine un théâtre d’ombres. Une ligne horizontale plus claire, d’où se détachent les silhouettes d’un bras, d’une tête, d’un buste humain, et celle d’un dauphin.

proposition n° 23

Le travail continue malgré la pluie drue qui ne facilite en rien la vie des ouvriers. L’eau marron a recouvert la dalle. Bon-an mal-an, les jambes et les bras couverts de boue, ils charrient les matériaux nécessaire à l’édification de ce qui sera la Tour Chandell. Déjà vingt-quatre étages sur quarante-six. Fière au sommet de la montagne, la nouvelle ville à ses pieds, érigée comme un doigt d’honneur face à l’adversité, aux catastrophes imprévisibles ou depuis longtemps annoncées. Un couple âgé pique-nique à l’ombre d’un manguier du parc Frémy. Les gestes sont doux, affectueux. Quelques coureurs profitent du filet d’air frais. Des pères et des mères veillent sur leurs enfants-aventuriers dans l’ère de jeux transformée en île aux pirates. Plus loin deux cerfs-volants. Les clameurs de la ville assourdies on entend quelques oiseaux, le clapot des jets d’eau qui se déversent dans le lac Matatia à la surface duquel vogue la Tour Chandell qui se reflète à la verticale, imprécise dans la brume de chaleur. Sur les rivages de la Punaruu de part et d’autre, l’éclairage public forme un halo serpentant sur les flancs, les lumières des immeubles de trois ou quatre étages maximum, puis des petites maisons de bois sur leurs plateformes suspendues. Les musiques lointaines se réverbèrent, successivement, mélangées. Les moteurs de quelques bateaux qui remontent, des pêcheurs, vers le marché au poisson. Sur le pont Snark, le glissement silencieux de quelques enfants en partance pour l’école, quelques adultes pour le bureau, sac sur le dos, à pied, à vélo, en gyro. Le clair de lune s’apprête à disparaître derrière la tour illuminée où un soleil rouge va bientôt prendre le relais. Le boulevard Matahiapo, complètement saturé de cris, de bruits semble à l’instant beaucoup trop petit pour la vie qu’il contient. Embouteillage géant, les triporteurs bloqués, pour le moment empêchés de continuer leurs tournées de livraisons. Impossible de sortir. Agglutinement chaotique dont le bourdonnement des moteurs électriques rappelle une ruche énervée par l’orage qui gronde. Derrière la Tour Chandell, juste après le bâtiment à gauche, les nuages lourds noirs montent. Les boutiques ferment chacune leur tour dans l’air doré et les ombres allongées. Ceux dont le livreur n’est pas encore rentré patientent sur le seuil, les mains sur les hanches, lisent le journal, rangent, nettoient, profitent de l’air qui s’élève, chargé de poussière, mais qui permet de respirer un peu mieux en attendant la pluie. Les murs ici et là racontent des histoires colorées où le regard peut s’évader. L’atmosphère semble paisible sur la terrasse qui surplombe la marina. Dans la brume, les voiliers amarrés flottent sur la fine couche de nuage au-dessous des oiseaux en plongée dans l’eau en suspension légèrement cotonneuse. Les tasses du petit-déjeuner des touristes glissent silencieusement sur les tables de cette bulle endormie. À deux pas, l’agitation des rues et des galeries. La brume comme une sourdine. Tous, le nez plongé dans leur thé, leur café, sur leur tablette ou les yeux dans la vague du large ensommeillé, lointain, presqu’imaginaire, comme indifférents. À part cette femme au large chapeau de paille qui parle avec la directrice en montrant du doigt cette haute silhouette illuminée au sommet de la montagne.

proposition n° 24

Un couple âgé pique-nique à l’ombre d’un manguier du parc Frémy. Les gestes sont doux, affectueux. Quelques coureurs profitent du filet d’air frais. Des pères et des mères veillent sur leurs enfants-aventuriers dans l’ère de jeux transformée en île aux pirates. Plus loin deux cerfs-volants. Les clameurs de la ville assourdies on entend quelques oiseaux, le clapot des jets d’eau qui se déversent dans le lac Matatia à la surface duquel vogue la Tour Chandell qui se reflète à la verticale, imprécise dans la brume de chaleur. La boue rouge d’une terre trop piétinée labourée par les roues des engins de terrassement teinte la totalité du chantier. Les machines. Les cabanes préfabriquées qui servent de bureaux. Les hommes. Maintenant l’urgence c’est rebâtir. Préparer le terrain. Réunir les matériaux. Les pêcheurs ont déjà construit pas mal de pontons et des cabanes de bois sur la Punaruu à ce qu’on dit. Le bois c’est ce qui est le plus accessible pour l’instant. On abat. On débite en planches. Ça change le paysage. Y’a que ce manguier là au milieu des préfa. Le chef a formellement interdit d’y toucher. Un homme solide juste vêtu d’un short jaune et noir charrie des matériaux dans une brouette Des poules et des coqs l’accompagnent. Deux chiens dorment à l’ombre du auvent. La maison — la cabane — mélange la fabrication ancienne à base de bois, feuilles tressées et la récup. Vraisemblablement une seule pièce à tout faire. Dehors un cylindre de tôle alimenté par un tuyau depuis un réservoir d’eau de pluie constitue la salle de bain. Derrière, un potager. Partout des plantes, des fleurs, de jeunes arbres fruitiers qui très bientôt donneront oranges, avocats, mangues, papayes, citrons, uru, bananes, coco. Un jeune garçon est assis, recroquevillé dos contre un tronc d’arbre. L’épaisse frondaison le protège de la pluie dense qui l’a surpris sur le chemin. Trempé de la tête aux pieds il tremble presque. La terre autour de lui finit d’absorber l’eau qui coule encore de ses cheveux, de son t-shirt, de son short. Là tout en bas la vallée Matati’a. Il ne la voit pas. Ne l’entend pas. Mais il le sait. C’est de là qu’il vient. La pluie occupe tout le paysage. Elle recouvre toutes les images. Tous les sons. Les environs ordinairement vides et tranquilles. Un petit coin de nature sauvage qui se mérite. Le scooter ne passe pas. C’est aussi pour ça que c’est tranquille. Enfin, une fine silhouette apparaît derrière le rideau blanc. Une jeune fille aux cheveux trempés arrive en courant.

proposition n° 25

Quel endroit choisir. Quand. Le poteau il est bien en bois. Et les câbles trois quatre. Le nom du bâtiment. Pourquoi c’est cette image qui vient. Où ça va mener. Le type il est sapé comment est-ce que c’est important est-ce que j’en ai besoin. Ça apporte quoi. Comment il s’est organisé le quartier comment il s’est développé avec quelle logique quels événements qui l’habite qui l’anime le vit qui nomme ses rues qui les remplit qu’est-ce qu’on y trouve qu’est-ce qu’on y vend. À quelle heure. La misère elle est là aussi la misère comment on la voit les cabosses les contrastes les gens qui se côtoient. Ils se côtoient mais ils connaissent rien des autres ou si peu ou alors si mais alors ils le montrent pas alors comment ça se passe. Montrer raconter sans trop en dire où s’arrêter comment quel espace laisser. Il est où ce foutu glossaire. Et là quand moi ça m’arrive qu’est-ce que je ressens qu’est-ce que je retiens les odeurs les couleurs qu’est-ce que j’entends sur quoi se porte mon attention et pourquoi ce serait pareil pour elle est-ce que notre histoire ne fait pas que tout ça est différent et est-ce que c’est pas justement avec ces différences qu’on raconte des histoires mais alors comment faire. Où est le soleil. Il est quelle heure c’est orienté comment il est où l’est quel alignement qu’est-ce qu’on voit de cet endroit-là à cette heure-là et la boutique de beignets elle est ouverte elle est fermée la patronne le patron les employés qui arrive en premier. Comment c’est éclairé organisé décoré qui ça veut attirer qui ça accueille qui passe par là et les loupés les problèmes de budget les projets abandonnés les pannes de réveil un malade un travail pas fait. Ils sont où les terrains vagues les recoins les lieux que Tripadvisor référence pas. Et hier y’avait quoi là il s’est passé quoi et avant et y’aura quoi demain la semaine prochaine et dans dix ans. Et le bus il passe à quelle heure et il passe par où est-ce qu’il va s’arrêter juste devant ou un peu plus loin qu’est-ce qu’il y a sur le trottoir est-ce que c’est encombré et le groupe de musiciens il joue quoi et est-ce qu’il joue bien est-ce que les gens s’arrêtent devant pour les écouter est-ce qu’ils ont le temps. Et le pick-up c’est quoi sa marque et le titre du cover qu’on entend l’instrument qui joue le nom du journal le prénom de la gamine qui livre les repas où ça exactement et de cet endroit-là on entend quoi comme bruit et c’est quoi les contradictions et le sol il est fait comment et la pièce elle fait quel bruit en tombant. Qu’est-ce qu’elle a dans la tête qu’est-ce qu’il essaie de cacher ou de dire et pourquoi et pourquoi le chercher.

proposition n° 26

La première fois que j’ai pensé à la ville en tant que telle, comme concept — j’ignorais alors l’existence-même de ce mot, concept —, c’était lors de la description des éléments constitutifs d’une cité romaine. Il faisait chaud dans salle de classe, fenêtres ouvertes sur la cour du collège, je m’imaginais facilement en pleine Rome, la Loire aurait remplacé le Tibre. Bâtiments de prestige, administratifs, d’hygiène, agora ; lieu d’organisation et d’expression. Bien au-delà des simples citadelles destinées à protéger leurs habitants, c’était là l’ancêtre des places, des mairies, des piscines, des bibliothèques, des théâtres, des stades qui m’étaient familiers, qui avaient pris modèle, tels que je les voyais en traversant la ville. La patinoire aussi ? La succession des commerces qui aujourd’hui se ressemblent tous, ou quasiment. La concentration, l’accumulation qui me ramène à cette image, ce souvenir, de trajet en voiture, cette succession dense de constructions basses qui n’en finissait pas. De jour. De nuit sous la lumière orange. Multiples enseignes floues. Panneaux publicitaires géants. Où était-ce. Quand était-ce. Je ne sais pas. Seule l’impression de cette ville horizontale interminable m’est restée. Est-ce une bribe de ces trois jours d’escale forcée à Los Angeles. J’avais quatre ans. Ou alors le souvenir d’un quartier souvent fréquenté mais qui a tellement changé que je ne reconnais plus. Mille feuilles. La ville comme lieu en perpétuelle construction. Les bâtiments, les quartiers qui disparaissent. Qui apparaissent. En constante évolution. Les vestiges médiévaux retrouvés lors d’un chantier de construction d’un nouveau bâtiment place François Sicard, sur le trajet du lycée, préalablement enfouis sous un bâtiment détruit. Mille feuilles des étages aussi. Vies, histoires, bruits, odeurs superposées, parfois emmêlées. Fulgurance naïve, révélation du haut de mes onze ans au pied de la barre d’immeubles où vit une copine alors que je vis moi aussi dans un immeuble, pas dans des barres, un de taille plus modeste, un feuillet moins dense, moins épais. La ville-feuilles des couches sociales aussi. Quartier populaire ou bourgeois, ghettos, et par la description d’un immeuble parisien du 19e (siècle) dans un roman honni — Bel-Ami ? — qui ne m’aura pas encouragé à la lecture précoce des classiques, toucher du doigt toute la symbolique de la hiérarchisation sociale, du tri et du classement. Voir pour la première fois des bidonvilles à la télévision. Les cabanes de tôle, de plastique voire de tissu n’avaient en soi pour moi rien de choquant. Mais la détresse dans le regard de leurs habitants. L’indécence des images de ces gens qui meurent de faim alors que moi j’ai l’estomac plein. Rescapés sur un radeau de déchets. Le scandale du réel derrière l’image. La porte discrètement laissée entrebâillée en bas pour que le monsieur qui tend la main puisse au moins trouver un abri dans le local derrière les poubelles où passent les tuyaux du chauffage. Les murs. Ceux de la rue des rossignols. Les murs de ciment derrière lesquelles peut-être quelques jardins tentent de faire coussin entre les murs de brique rouge des corons, le bitume de la rue et la vie parallèle des voisins, parfois en symétrie, comme le reflet d’un miroir. Les murs partout, pour se protéger, pour ne pas voir. Une ville, c’est pourtant plus grand qu’une nation. Origines, richesses, langues, cultures, croyances, points de vue. Tous s’y mélangent. Lieu de tous les possibles aussi ? La ville comme monstre géant, Léviathan, baleine ou requin qui avale les foules et recrache ses pantins, bientôt transformés, tantôt déchus tantôt initiés. Récemment, traverser un éco-quartier. L’alliance de petits bâtiments à ossature bois, grandes zones vitrées, murs végétaux, des espaces verts parfaitement intégrés dans la cité, non plus seulement dose de chlorophylle nécessaire cloîtrée dans l’uniforme gris. La ville n’a donc plus à être opposée à la campagne, à la nature telle que conçue aujourd’hui, quasiment partout canalisée, même à la campagne. À la campagne surtout. Zones urbaines et zones rurales… Mixité des humains aussi. Mixité socio-économique. Mixité des générations. Économie locale et circulaire. Réinventer les villages avec des mots savants. Réapprendre à vivre ensemble. Nature, culture, moins vieux, moins jeunes, étudiants, retraités, chômeurs, cadres, ouvriers, familles, couples, personnes seules. Créer le contexte pour créer le lieu. L’ensemble — au lieu des ensembles. Qu’est-ce qui provoque ou pas la rencontre, avec qui, qui influencera toute une vie. À qui on le doit. Coup de chance ou de malchance, le karma ? Au talent des collaborateurs d’un cabinet d’urbanisme ? Un peu de tout ça ? Mais le quartier, tout juste construit, était à peine habité. Une question me traverse alors que moi je traverse cette ville qu’on dirait fantôme. Une ville vide est-elle encore — déjà — une ville. Je me souviens la New-York interdite de la Planète des singes, la version cinéma de 68, toutes ces coques vides qu’on rencontre dans les romans et les films post-apo, ou tout simplement les images relayées des cités accablées, désertées, calcinées ou encore ces décors de carton-pâte sortis de terre en quelques nuits pour accueillir les travailleurs qui ne viendront jamais, la faute à l’usine qui n’ouvrira pas, à la faillite de la compagnie, à un projet mort-né. De ces villes ou presque-villes à la frontière floue que reste-t-il. Qu’ont-elles toutes en commun sinon des tentacules immenses… des routes, des lignes de train, des ports et des aéroports, des lignes électriques, des câbles de téléphone… des antennes, quartiers nouvellement annexés. Et puis cette image du marché, cœur de la cité, grande halle, armature métallique qui vibre au rythme des passants. Je n’en ai pas de souvenir petite, pas d’image consciente, mais au moins d’un retour il y a vingt ans. Et puis cette année. Autre regard. Autre analyse. À vingt ans d’écart, les mêmes choses qui semblent totalement différentes selon l’attention qu’on y porte. Et tous ces gens qui crient qui discutent qui sourient. Qui achètent et qui vendent. Qui échangent. Qui se rencontrent. Qui rient, qui plaisantent. Qui partagent. Toutes les couleurs, toutes les voix, toutes les idées, tous les regards mélangés, toutes les histoires individuelles, infiniment tissées. Toutes ces réalités qui se frottent. Ces altérités. Finalement, n’est-ce pas ça pour moi la ville… Une concentration de gens, des êtres avec chacun leur histoire, avec des routes, des lignes et des câbles pour les relier.

proposition n° 27

À moins d’arriver en proche voisin après… quoi… quarante minutes de ferry, une heure ou deux de bimoteur — alors l’avait-on réellement quittée — quel que soit l’état d’esprit dans lequel on arrive, excitation, lassitude, soulagement… le corps est forcément fatigué par plusieurs heures sans bouger, d’exiguïté, d’air conditionné et pressurisé, ne sachant plus à quelle horloge se fier. On arrive généralement de nuit, le plus souvent le soir, comme si tout cela n’était qu’un long rêve. En longue finale directe sur la 04-22, avec dans les hublots de gauche toutes les lucioles de la ville encore allumées, quelques bâtiments, les phares des voitures, les routes éclairées, et dans ceux de droite le noir complet, peut-être quelques étoiles par un ciel dégagé. Bientôt un peu d’air frais. Quand on arrive on descend les marches de l’escalier d’embarquement les bras chargés. Un peu d’air, humide, il fait 27°. Déjà les sensations reviennent. Traverser le tarmac jusqu’à l’aérogare, se délier les jambes, formalités. Puis enfin les visages amis, pas vus depuis longtemps, qui ont manqué, les fleurs et leurs parfums qui sautent à la gorge, qu’on ne peut refuser, qu’on est content d’arborer, les bras, les sourires, les quelques mots, ou alors on attrape un taxi. On arpente les avenues puis les rues sous la lueur orange des lampes à vapeur de sodium depuis un siège passager. L’occasion de profiter d’un filet de vent. Retrouver ses repères, découvrir ce qui a changé, interroger. On débarque ses affaires qu’on pose à côté d’un lit. Il est déjà tard. On échange encore quelques mots. Prendre un peu de repos. Ici on se lève tôt. Réveil sur 5h30. Reprendre le rythme. Tout de suite. On verra bien alors si tout cela n’était qu’un rêve. Demain si ce mot a encore un sens. Tout à l’heure… Plus tard.

Quand on arrive on prend une douche, et on dort.

proposition n° 28

Avoir les yeux partout. Sur le paysage aussi un peu. Si possible. Bagnoles scooters camionnettes vélos piétons, ça vient de tous les côtés. C’est même étonnant qu’il y ait pas plus d’accidents. Ça roule pas forcément vite — y’en a toujours quelques uns — mais ça roule efficace. Un peu comme à Paris. Mais en beaucoup plus détendu. Ici le klaxon ne sert qu’à dire bonjour. C’est sans doute cliché, mais j’ai tendance à penser que la façon de conduire, de circuler, qu’on peut retrouver dans une ville, une région, parfois tout un pays, raconte beaucoup sur la culture — ou la mentalité, mais c’est lié — de sa population. Sur son état moral peut-être aussi. Malgré la profusion d’usagers de toutes sortes, un code de la route qu’il a peut-être fallu apprendre, il y a longtemps, tout roule, sous le regard bienveillant d’un dieu, du chaos, de la fatalité ou du destin, ou alors du respect et du bon sens. Un piéton veut traverser ; on met les warning et on s’arrête, de chaque côté de la chaussée. On a priorité mais l’autre a le temps de passer si on ralentit légèrement ; un appel de phares, un signe de la main, ça évite d’encombrer. Les autres ne sont pas réduits à des boîtes de ferraille autonomes. Y’a des gens. On s’énerve pas. Parfois une phrase un peu moqueuse, gentiment. Simplement. C’est fluide. Se garer. Enfiler ses savates. Marcher. Tranquillement. Pas besoin de se presser. Ça sert à rien. Prendre le rythme. Respirer. Sentir l’étreinte — la presse — me quitter. C’est aussi simple ? Faut croire. Ce serait malsain d’aller plus vite. Dans la rue les gens discutent, font du shopping, téléphonent ou prennent une photo pour mémo, pour Insta, pour mamie. Je me glisse dans une rue calme pour couper. Arrières de restaurants, entrées d’immeubles, sorties de parkings, poubelles, une autre vie sociale, d’autres odeurs. Un scooter s’arrête, donne un paquet au jeune gars qui attendait et s’engouffre à grands pas dans une cuisine résonnant d’éclats de voix aux accents exotiques, fait demi-tour, revient vers moi, une jeune nana gracieuse, une oreillette qu’on devine sous le casque. Retrouver l’avenue, les boutiques, les musiques, les ronrons de la circulation, les pulsations de la ville dans le flux d’une de ses principales artères. Déboucher sur la grand’place, un de ses cœurs. La traverser. Lentement. Prendre le temps. Contempler. Partager. Vivre même si l’on ne fait que passer. Vibrer au son de la rythmique, des rires, des joueurs de dominos ou de cartes, des dormeurs installés à l’ombre d’un rideau de feuillages, des chiens qui se baladent, des chats sur le muret du parc, des oiseaux qui ondulent d’un arbre à l’autre ou grappillent quelques miettes sans se méfier. Le tourniquet automatique mérite son nom de sas. Derrière les parois de verre. Pas la même température. Pas les mêmes bruits. C’est le même carrelage que dans la galerie ? Peut-être la même musique. Une aire de jeux aujourd’hui désertée. À droite l’enseigne du cinéma. Cinq films à l’affiche. Le comptoir de pop-corn, glaces et sodas. Dans tout l’espace du hall le parcours d’une expo, « Artisanat d’hier et de demain », des pièces au dessin novateur, un écriteau « fabrication à base de méthodes ancestrales », des boucles de vidéos des artisans-artistes expliquant leur démarche et le désir de partager leur passion. Au fond l’entrée de la médiathèque, vaste, confortable et richement garnie. L’affiche du programme des animations dès septembre. Des présentoirs de flyers sur les différents endroits à visiter, les fêtes estivales, les associations, un panneau d’annonces. À gauche de l’entrée, enfin, ce bouton et des portes vitrées de chaque côté. À part le panneau de commandes qui doit masquer le mécanisme, tout est en verre, même le sol. Transparent. La pression du pouce donne lieu à une légère pression sur mes jambes. C’est impressionnant. Dans mon aquarium, plus de son, plus d’odeur, plus rien sinon que la vue. Les piétons qui s’éloignent doucement, parfois sans bouger, la place, la circulation silencieuse, la tache verte du parc. Déjà le sommet des autres immeubles, le lac sur ma droite, la perspective écrasée des bâtiments le long des rues qui descendent, et tout au fond l’océan. Les mâts des bateaux de plaisance, la vallée à gauche. On aperçoit le port de pêche. Des coques de noix pas plus grosses qu’un bout de doigt. Encore plus loin et derrière, les vallées que je devine plus que je ne les vois, que je connais. Le tout entouré de bleu. De tous petits personnages évoluant dans un fabuleux mécano. Presque embrasser d’un seul regard cet être qui vibre et se répand, autonome, qui vit et qui grandit, dont je fais partie. Infime élément. Si petit vu des yeux de ceux tout en bas. 46ème étage. Déjà. Prendre un café. Non tiens, plutôt un cappuccino. Prendre le temps de profiter de la vue, de tous les côtés. La montagne. Puis redescendre. Tranquillement. À cette heure-là les arrêts seront plus nombreux. Le temps de m’attarder sur chaque quartier, les immeubles, les cours, les maisons, les rues, les gens, leurs mouvements avant de retrouver peut-être mes deux pieds par terre. Ce matin encore je ne pensais pas pouvoir un jour venir ici. Il suffisait d’un rien.

proposition n° 29

Sur son établi précaire à même la rue elle a préparé ses godets une bouteille d’eau une paire de ciseaux un couteau. Au pied d’un des tréteaux trois seaux de sable et de terre et le pied du parasol coincé. Depuis tout à l’heure elle remplit ses godets avec le mélange terre et sable. Une terre riche presque noire qui colore ses doigts, le sable noir aussi tout fin qui s’installe sous ses ongles épais mais soignés. Gestes sûrs. Mains habituées. Elle a sorti de son salon ses récipients. Verres, bouteilles plastique ou carton coupées à leur moitié, un peu plus, un peu moins, selon… Des montages de cure-dents et de pinces à linge maintiennent hors d’eau les parties hautes des boutures qu’elle attrape délicatement, contrôlant de son oeil averti les racines tout juste développées. Elle me dit que celle-là attendra la semaine prochaine. Elle me dit d’aller la reposer sur le bord de la fenêtre de sa cuisine, c’est la bonne exposition. Son appartement entièrement rempli de plantes. Petits pots, grands, hauts, posés sur des tables, au sol, sur le rebord de chaque fenêtre, suspendus. Sur la paillasse de l’évier une dizaine de culs de bouteilles de lait, soda, eau, pots de glace, de yaourt d’où sortent des tiges et quelques feuilles juvéniles, une assiette, une fourchette, une petite cuillère. Son appartement, débordant d’odeurs, de couleurs. Elle me dit que là où elle était avant elle avait un grand jardin mais que maintenant la ville entière est son jardin. Elle me dit que c’est sa tante qui lui a appris. Il y a longtemps. Parfois des gens des voisins lui apportent un fragment de rameau ou même un nouveau plant. Parfois juste une feuille ou une fleur. Alors elle dit comment faire, où couper, quand, comment soigner. Quand ses godets sont prêts elle les dépose dans deux cageots qu’elle a préparés. Elle me dit d’aller chercher la fourchette. On part dans les rues, toutes les deux, chacune un cageot dans les bras, un seau de terre, le couteau, la fourchette. Elle me guide. Elle sélectionne. Là pas besoin. Elle est passée la semaine dernière la jardinière est déjà pleine. Dans celle-là on peut rajouter le jeune rosier. Elle connaît les complémentarités. Les voisinages à éviter. En passant parfois elle retaille. Un peu plus loin un bac à l’abandon, mousseux, quelques touffes d’herbe ici, là. Elle me dit qu’il faut faire attention. Qu’ici y’a pas de soleil. Elle me dit les plants qu’on peut laisser. Elle me dit comment. Elle me dit les couleurs qui viendront. Que si on met comme ça ça respirera mieux. Que ce sera plus joli. On va plus loin. Elle récupère quelques fruits. « Sers-toi ». Elle me dit de garder les noyaux et les pépins. Elle récupère les dernières graines d’un jeune arbuste en train de crever. Elle les met là dans les alvéoles d’un carton d’oeufs. Elle me dit que là où elle était avant elle et ses amis avaient fait pousser un verger entier, comme ça. Mais pas cette variété. On continue. Les gens nous saluent. On l’appelle madame Fleurs. On lui sourit. Elle sourit, renvoie un salut de la main, discret. De retour chez elle il ne reste plus dans les cageots que sa fourchette son couteau les seaux vides de terre la bouteille vide d’eau et les alvéoles pleines de graines. Elle rentre. Elle ressort avec une enveloppe. Elle me dit que les graines d’amélanchier donnent un très bel arbuste à baies, mais qu’il ne se plaît pas ici. Elle me dit qu’il faudra que je les plante rapidement une fois rentrée. Elle me dit comment. Je la remercie. Je lui dis que j’en mettrai dans le jardin, que j’en donnerai à mes voisins, que j’essayerai d’en planter ici et là dans le quartier. Mais que peut-être je peux partager aussi, si ses amis en voulaient, peut-être que ça pousserait là où elle était avant ? Le regard lointain un instant. Une tristesse qui surgit. S’enfuit. Elle ne dit rien. Elle me sourit. Puis referme de ses deux mains la mienne sur l’écrin.

proposition n° 30

Tina est venue me chercher. Elle m’a aidé à cacher le carton à l’abri de l’humidité. Celui-là est souple et épais. Elle m’a pris par le bras et on a marché. Ça me fait plaisir à chaque fois de retrouver d’autres bruits, d’autres odeurs, d’autres sols. À chaque fois ça me rappelle un peu les vacances dans mon jeune temps. On discute. Plus longtemps que d’habitude je veux dire. Elle me raconte son quartier, me donne des nouvelles de sa famille, le petit dernier qui fait ses dents, qui marche, qui ne veut pas faire la sieste, qui rentre à la grande école, qui est revenu avec les genoux déchirés, qui a été pris à sécher les cours, qui flirte avec deux copines en même temps, qui intègre l’école d’ingénieurs, pas celle qu’il voulait mais c’est déjà pas mal et ça lui assurera un avenir. On arrive à sa porte. On rentre dans son salon. Ça sent bon. Un mélange d’hibiscus et d’épices, de coriandre et de lait de coco. Ou du jasmin. Elle bouge une chaise et m’installe à côté du bureau. Pendant qu’elle coupe un fruit, elle sait que j’adore l’ananas, les oranges, la papaye, elle continue à raconter. Elle me raconte sa vie, celle des voisins, du quartier, alors c’est un peu comme si j’en étais. Elle pose l’assiette sur la table basse à côté, prend délicatement ma main et la guide pour me montrer. C’est toujours le même endroit. Comment oublier. Elle prépare aussi un thé, verse deux verres qu’elle pose sur le bureau. Elle va chercher les papiers. Ils veulent bien les garder à la mairie ils m’ont dit, mais je préfère autant qu’ils restent chez Tina. À la mairie il y a beaucoup de monde déjà. Et puis on sait jamais. Puis au moins chez Tina tout est là. Dans une grande enveloppe. Elle s’assoit. Elle sort un papier. Et puis elle se met à taper sur son clavier. À chaque fois elle m’explique ce qu’elle fait. Et pendant ce temps-là on boit le thé. Je nous attrape un morceau de fruit avec un cure-dent, je fais attention pour ne pas tacher. Elle se connecte sur l’espace internet. Maintenant aussi elle cherche ses lunettes. Elle rentre les codes, les références. Rien que des suites de chiffres qu’elle me lit. Elle me lit tout ce qui s’affiche sur son écran. À force ça fait comme une vieille chanson. Le nom. Ce nom que je n’entends plus qu’une fois par an. Le prénom. Date et lieu de naissance. Comme si ça changeait. L’adresse de la mairie. Déménagements, changements. Il y en a eu tant. Et si peu. Elle valide. Écran par écran. Enfin arrive la case tant attendue. Cocher. Tout ça pour ça. Aucun revenu. Valider. Dater. Signer. Pas en vrai. Une signature électronique, un code envoyé. « Ça y est ! » Mais moi je n’ai rien fait. J’aurais pu aussi bien ne pas être là. Après elle imprime un récépissé qu’elle ajoute dans l’enveloppe. On recommence à discuter. On finit le thé. Les fruits. On rit, des fois on pleure. Comme ça m’arrivait avant. Après elle se lève. Elle va me chercher une serviette, un savon. Elle me montre la salle-de-bain, la douche, toujours au même endroit. Elle lave mes vêtements quand ils ne sont pas tout juste bons à jeter. Je me lave. En prenant le temps. Sans la crainte… Ça m’est pas arrivé souvent. Mais c’est arrivé. Quand il est rentré Jordan vient maintenant m’aider à me frotter le dos. C’est un bon gars. La chair et les os tirent un peu plus à chaque fois. On ne rajeunit pas ! ah ça non. Elle me donne un nouveau t-shirt, de son mari ou de son fils, ou d’un cousin, un nouveau short. Comme neuf. On se met un peu dans le canapé, on écoute les infos à la télé. Après on dîne. Tina a préparé un repas de rois. Une grande casserole de riz, du poisson cru coco, des courgettes fondantes avec un peu d’ail et de la sauce huître, des grosses crevettes toutes chaudes qu’elle a décortiquées, des œufs au sel, du uru cuit à l’étouffée… bien plus que mon estomac ne peut accepter. Un vrai délice. À la nuit tombée, Tina et son mari, Tina et Jordan, ou parfois toute la famille me raccompagne, en nous promenant. Silencieusement. Je retrouve mon carton. Maintenant j’essaie de rester à peu près au même endroit, en face du fleuriste, pas loin des toilettes publiques, de la fontaine de la mairie, les gens me connaissent. Ils sont plutôt gentils. Mes habitudes. Mes repères. Et puis mes nouveaux vêtements et mon savon neuf. Tina et son mari m’ont plusieurs fois proposé de rester. Au moins pour la nuit. Moi je pense que la fête ne doit pas trop durer. Après on s’habitue. On fait plus autant attention. Après c’est plus dur de retourner. Je ne pourrais pas dormir de toute façon. Trop habitué à partager ma couche avec la fille de l’air… Mais quelle belle journée.

proposition n° 31

Jadis on emmenait leurs corps loin dans le fond des vallées où leurs esprits rodaient mêlés à ceux des arbres parlant peut-être aux dieux, veillant que nul ne pénètre ces lieux réservés. Préservés. Vallées enfouies. Englouties. Submergées. Peut-être eux aussi ont-ils fui. Déménagé sur le flanc des rias, dans les tréfonds des forêts, loin vers les sommets. Ou alors ont-ils rejoint les villes « des vivants ». Et le vieil ami photographié près des parents. Où est-il maintenant. Il aurait plus de cent-vingt ans… Au cimetière de l’Uranie qui s’étendait sur plus de cinq kilomètres dans la vallée depuis le stade Bambridge développant ses extensions déjà saturées, ses tentacules entre les grandes maisons cossues de Pamataï, ville dans la ville de deux mondes entremêlés. Il en allait de l’extension du cimetière comme de la construction d’un nouveau contournement ou de l’élargissement du périphérique. À peine terminés encore saturés. Quasiment impossible qu’il soit dans un des petits cimetières de quartier, depuis longtemps enclos par les terrains construits tout autour. Ceux-là étaient déjà pleins comme des œufs pas frais. À Faa’a, à Arue, à Nu’uroa, à Punaauia, au bord de l’eau. Et pareil pour les communes alentour. Peut-être à Pirae… ou alors à celui de Vaitavere, rapidement victime de son succès. Les mentalités ont dû changer. Surtout depuis la montée. Toute cette place en moins. La terre on a garde pour les vivants. Les corps des morts au fond de l’eau, qu’on ne peut aller voir. Qu’on honore à date fixe de bougies et coussins de fleurs dérivant. Gagner de la place. Paillettes de défunts. Petites boîtes à garder chez soi, à partager ou répandre aux quatre vents. Les morts aujourd’hui sont partout. Sur les plaques des rues, au fronton des bâtiments. Les panneaux publicitaires. À la radio. À la télé. Au cinéma. Sur internet. Bientôt dedans. Ils radotent encore mais bientôt ils reparleront. Ils nous éclaireront peut-être alors du haut de leurs connaissances illimitées, de leurs présences illimitées, alors ils reprendront possession de la ville comme avant, tous ces morts accumulés, et alors les vivants épris de liberté partiront en mer ou iront terminer leur existence transitoire dans le fond des vallées.

proposition n° 32

Dans le cadre de la fenêtre du bureau un monochrome bleu non signé. Derrière la fenêtre engrillagée, juste un peu d’air, un carré pour encore essayer de rêver, pour s’échapper des nuits oranges et des idées noires. Dans le cadre de la fenêtre de la salle à manger le dessin des lignes verticales derrière le rideau. Jours de tempête les traits horizontaux frappent au carreau pour entrer s’abriter. Et tous les toits résonnent du martèlement rythmé sur la tôle. Le marché salle de concert a grand succès. Les dalles blanches du trottoir se font mortier d’un soleil en plein midi qui pilonne l’atmosphère huileuse — collante — poisseuse. Derrière le pare-brise les nuées blanches tamisent le contre-jour d’un horizon éblouissant en une lueur sublime tachée de couleurs des parapluies. Voir depuis le port le haut et le bas réunis faire naître un nouvel espace in-dé-fini peuplé de poissons et de bateaux volant et d’oiseaux sous-marins. Arc-en-ciel en fin de pluie annonçant le retour des ombres. Traces de ciel sur peau brune, blanche ou brûlée, douce, fripée, desséchée. Lunettes de ciel sur le nez. Dénudé, se mesurer au grand astre, absorber son énergie, jeu de la démesure, apprendre à s’arrêter. Insaisissable ami pourvoyeur d’abondance, alchimiste du luxuriant décor de chaque rue, chaque immeuble, chaque bâtiment. Les yeux dans le bleu sans fond. Et qui quand vient la nuit revêt les chemins portés par ces minuscules points aux noms des légendes que l’on raconte encore, patrimoine partagé du peuple navigateur, et où le sud, par une simple croix, est indiqué.

proposition n° 33

Jusqu’ici la place était calme. Nous n’étions que, quoi, quatre, cinq tables installées autour des roulottes. Mes amis et moi finissions tranquillement nos desserts en discutant, en sirotant un deuxième verre de ce succulent cocktail. Quand le groupe, une trentaine de personnes, a débarqué. Qu’est-ce que je dis… ils devaient bien être quarante en fait. Ils ont littéralement pris d’assaut la baraque à frites, le camion pizza, « Chez Kim », le Chinois, les biligs de Soiz, la meilleure crêpière de l’île et la rôtisserie de Willy. Pris d’assaut les stocks de bière aussi. Sans rien comprendre on s’est retrouvés nous aussi avec trois canettes sur la table, tout submergés d’un coup de musique festive et d’ambiance joyeuse. « Levons nos verres ! » Moi je veux bien. Mais à quoi. Nous nous regardons tous les trois partageant le même sourire d’incompréhension. Soit. Festoyons ! Nous trinquons. Ensemble. Avec les tables à côté. Avec ceux restés debout qui attendent leurs plats ou ceux trop excités pour se poser. Des hommes. Des femmes. Quelques enfants jouent. Ils viennent discuter. De tout. De rien. Très vite on redessine l’assemblée des tables et des chaises pour ne plus former qu’un ensemble. On rit ensemble. On parle de ce qu’on fait dans la vie. Ce qu’on aime. Ce qui énerve. On danse. On chante. Ils échangent des souvenirs. On s’en crée. Un prénom revient souvent. Deuxième bière. On trinque à nouveau. Et on trinque et on rit et on chante et on parle. Christina. Tom. Alex. Terii. Sofia. Suzie. Joachim. Tous les autres dont le nom m’échappe. Celui qui travaille dans la construction qui danse avec sa petite fille. Le coiffeur qui aimerait parfois s’installer ailleurs mais qui sait qu’ailleurs malgré tout… La tatoueuse qui éternise ses fresques sur des tableaux vivants et qui quand vient le soir veut juste surfer la vague fluide, trouver le bon mouvement. Ah oui ! Virginie. Une casquette retournée au milieu pour déposer son écot. Je ne sais plus à combien on en est. On discute. On danse. On chante. On rit. On pleure. On se console. On rit à nouveau. On se prend par la main. Par le bras. Une caresse sur l’épaule. Donnée. Reçue. Et on trinque encore. Peut-être trop. Trop sans doute. Tant pis. On parle. On crie. On chante. On chuchote. On parle de nos rêves. De nos peurs. Les uns contre les autres. Je n’ai plus les idées très claires mais on est bien. La barrière est tombée. Fallait tout ça ? On va être bien demain tiens ! Mais c’est pas grave. Là on est bien. C’est tout. Si on dit parfois que le vin c’est le sang du Christ, la bière alors c’est peut-être bien celui des copains. Ce soir-là c’était celui de Robin.

proposition n° 34
OUEST

Depuis la Marina, vue sur l’île sœur et le couchant. Les plaisanciers qui accostent ont tout à leur portée. Juste là, à quelques pas, se dressent les somptueuses villas, les luxueux hôtels sur les toits desquels atterrissent les hélicos assurant la liaison depuis l’aéroport de Taravao quand les autres sont à une heure de navette en bateau. Sur la promenade, quelques terrasses, paillotes de pandanus où aucune tasse vide ne traîne plus de quelques instants. Tout est propre, clair, délicatement coloré, lumineux. La nature, soigneusement reconstituée en l’Eden de ces seuls quelques élus. Cascades, cocoteraies, pontons de bois offerts à l’infini de l’horizon. Espace. Même une plage pour un club très privé. Tout ce sable submergé depuis tant d’années qu’il a fallu remonter, assécher, stabiliser. Ceux qui arrivent ne voient qu’une villégiature merveilleuse guidée par une culture millénaire à découvrir, heureux qu’ils sont de savoir que leur argent contribuera à la pérenniser. Au milieu de toute cette verdure ensoleillée, construit comme un fort, le complexe en terrasse où se concentrent boutiques folkloriques, bars, lounges, restaurants, salons de thé les plus huppés à la table desquels la vue ahurissante sur la côte, le port de plaisance et les quartiers hauts de la cité offre un spectacle loué par tant de guides touristiques, relayé par autant de reportages. « Cap ô Sud » « Le perchoir » « Lux » « Le cheval de mer »… frontons de bois à la sobriété étudiée. Un dédale à ciel ouvert de larges allées et escaliers où poussent les amples parasols mène à l’entrée du réseau de galeries dans la partie où les enseignes internationales du luxe accueillent, avec tout le réconfort bienvenu d’une atmosphère bienveillante lorsque le temps devient gris, humide et tourne à la pluie, et offrent leur service de bobologie. Quelles blessures narcissiques pansent-ils ? Ces hommes et ses femmes qui se consolent de leur impuissance, à hauteur de leurs moyens, prenant leur ticket d’entrée du parc d’attractions, vacances bien méritées. Étouffer sa conscience au prix de l’oubli.

SUD

Quand on descend les escaliers au niveau du pont Snark on tombe sur les pontons de bois sur la Punaruu devenue ria, bordée de cabanes de pêcheurs en face desquelles ils accostent leurs bateaux, et les frêles cabanes accrochées à même la pente, toujours là. Elles tiennent bon. Les premières reconstructions, l’urgence, abriter, nourrir la ville, retour à l’essentiel. L’ancestral. Aujourd’hui une belle promenade. Restée authentique sous son vernis pittoresque elle porte le souvenir encore vivace des heures des jours des mois durs où il a fallu penser, s’organiser, réapprendre, et la joie de la vie resurgie. Vers l’amont la zone de déchargement, ateliers de transformation, tout là-haut le marché. Entre les deux, les monte-charge, ascenseurs, escaliers, les boyaux de la galerie ouverts sur la falaise par de vastes baies vitrées comme une fourmilière pédagogique où les travailleurs, vendeurs, acheteurs perdent parfois un regard vers l’île Tamanu, l’île des orangers, et en face les villas cossues du quartier résidentiel en surplomb. Plus loin, au-delà vers les crêtes, à même le relief découpé, le refuge difficile des ermites, des rejetés. Mais il ne faut pas y penser. La galerie où l’on s’affaire et d’où l’on circule par les méandres souterrains sur plusieurs niveaux bordés de vitrines, d’étals, de portes aveugles vers les autres quartiers de la cité vers ses profondeurs chthoniennes et vers ses ciels quand en surface le brouhaha tumultueux des courses et livraisons se fait trop oppressant sous la moiteur de janvier.

EST

Le nombre des niveaux souterrains augmente avec l’altitude comme autant de feuilles où l’histoire s’écrit. Tout au bout du dernier tunnel vers l’est le Temple Paofaï reconstruit à l’identique dans un bout de forêt préservé. Le parc, repos, promenade, méditation. Le quartier administratif, ses bâtiments massifs, inflexibles, qu’on croirait inébranlables. La Tour Chandell, unique gratte-ciel érigé là comme un rappel un totem un tiki messager ubiquitaire ancré dans la terre ancestrale et lancé dans les cieux changeants, la volonté pour seul rempart aux éléments. Au pied de la géante, point névralgique, la place, les squares, les tables de domino, les bancs du jardin d’enfants où les parents s’animent dans de joyeuses discussions, ceux où les anciens se retrouvent, où les employés partagent un verre à la sortie des bureaux ou s’accordent un instant contemplatif en mangeant leur barquette de midi. Les camionnettes, les triporteurs, les bicyclettes des gamins venus livrer. L’herbe où s’allongent les pieds au soleil les siestards de la pause déjeuner. Les arbres où s’abritent ceux qui n’ont nulle part où rentrer. Les bâtiments du quartier d’affaires, du quartier Tinito, les immeubles Coca, Hinano, Mana, Hertz, Bounty le long de l’avenue Robert Wan. Les panneaux publicitaires vidéo où les grands maîtres anciens de la réussite flamboyante abreuvent de leur sagesse par des mantras simplistes et entêtants. Derrière, le lycée Hitiura Vaite, l’Université. Sous terre aussi, les petites échoppes, marchands de thé, de fruits, épiceries, réparations, coiffure, vêtements, linge qui sèche devant les aérations, services que l’on se rend, de proche en proche. L’activité au rythme effréné d’une vie qui grouille pour mieux s’affirmer.

NORD

Commerces, services, étals, portes pleines avec ou sans plaque, vendeurs à la sauvette, brouhaha incessant, mendiants. Plus on s’éloigne du centre plus on descend l’échelle sociale sur laquelle quelques uns ont glissé. Tombés là sans savoir comment après s’être cassé la gueule. Personne pour les ramasser. On s’approche de la partie du réseau qui ne sera probablement jamais terminée, qu’alors quelques groupes de sans-abri ont investi malgré le danger. Insalubrité, risques d’éboulement. La fréquentation nocturne rajoute encore au glauque des parois qui ruissèlent et qui suintent, des bestioles qui grouillent, des odeurs fétides d’une ancienne aération où quelque chose qui a été vivant se putréfie, du labyrinthe des salles à moitié excavées où s’amplifie le silence lourd des respirations maîtrisées lorsque des pas inconnus semblent s’approcher. Dehors, c’est les anciens quartiers, les ruelles, les maisons aux balcons de bois attirant quelques extravagants. Un peu plus bas les vieux arbres penchés veillent sur le Temple chinois, les immeubles modestes de plus en plus délabrés à mesure qu’on pousse vers le nord. Ces immeubles qui ont abrité la population le temps de la reconstruction, abîmés d’avoir été trop fréquentés, abandonnés pour de meilleurs habitations. Ceux qui n’en avaient pas les moyens sont restés. On s’y morfond, on s’y bat, on y attend, on y tombe, on s’y entraide, on s’y perd, on y naît, on y rit, on y vit, on y meurt. Ici comme partout ailleurs.

La ville serait-elle alors un éternel palimpseste où la même histoire se réécrit sans cesse ?

proposition n° 35
OUEST

Depuis la Marina, vue sur l’île sœur et le couchant. Les plaisanciers qui accostent ont presque tout à leur portée. Juste là, à quelques pas, se dressent les somptueuses villas, les luxueux hôtels sur les toits desquels atterrissent les drones taxi assurant la liaison depuis l’aéroport de Taravao quand les autres sont à une heure de navette en bateau. Sur la promenade, quelques terrasses, paillotes où aucun gobelet vide ne traîne plus de quelques instants. Tout est propre, clair, délicatement coloré, lumineux. La nature, soigneusement reconstituée en l’Eden de ces millionnaires élus. Cascades, cocoteraies, pontons de bois précieux offerts à l’infini de l’horizon. Espace. Ce qui reste d’une plage pour un club très fermé. Tout ce sable submergé depuis tant d’années qu’il a fallu remonter, assécher, stabiliser tant bien que mal. Ceux qui arrivent ne voient qu’une villégiature merveilleuse guidée par une culture millénaire à découvrir, heureux qu’ils sont de savoir que leur argent contribuera à ici la sauvegarder. Au milieu de toute cette verdure ensoleillée, construit comme un fort, le complexe en terrasses où se concentrent boutiques folkloriques, bars, lounges, restaurants, salons de thé les plus huppés à la table desquels la vue ahurissante sur la côte, le port de plaisance et les quartiers hauts de la cité offre un spectacle loué par les trois guides touristiques, relayé par tant de reportages. « Maraamu » « Le perchoir » « L’hippocampe » « Le Lotus »… frontons à la sobriété étudiée. Un dédale à ciel ouvert de larges allées et escaliers roulants où poussent les amples parasols mène à l’entrée du réseau de galeries dans la partie où les enseignes internationales du luxe accueillent, avec tout le réconfort bienvenu d’une atmosphère bienveillante lorsque le temps devient gris, humide et tourne à la pluie, et offrent leur service de bobologie. Quelles blessures narcissiques pansent-ils ? Ces hommes et ses femmes qui se consolent de leur impuissance, à hauteur de leurs moyens, prenant leur ticket d’entrée du parc d’attractions, vacances bien méritées. Étouffer sa conscience au prix de l’oubli.

SUD

Quand on descend les escaliers au niveau du pont Snark on tombe sur les pontons de bois sur la Punaruu devenue ria, bordée des cabanes de pêcheurs en face desquelles quelques uns accostent encore leurs bateaux, et les frêles cabanes accrochées à même la pente, toujours là bon an mal an. Vestiges des premières reconstructions, l’urgence, abriter, nourrir la ville, retour à l’essentiel. L’ancestral. Aujourd’hui une promenade pittoresque où l’authentique arrive encore à percer. Elle porte en elle le souvenir des heures des jours des mois durs où il a fallu penser, s’organiser, réapprendre, et la joie de la vie resurgie. Vers l’amont la zone de déchargement, usines de transformation, tout là-haut le marché. Entre les deux, les monte-charge, ascenseurs, escaliers, les boyaux de la galerie ouverts sur la falaise par de vastes baies vitrées comme une fourmilière pédagogique où les flâneurs et les chalands perdent parfois un regard vers l’île Tamanu, l’île des orangers, vers les nuages dansant, ou en face vers les villas cossues du quartier résidentiel en surplomb. Plus loin, au-delà vers les crêtes, à même le relief découpé, la jungle des bidonvilles refuges difficiles des ermites, des exclus, des rejetés. Mais il ne faut pas y penser. La galerie où l’on s’affaire et d’où l’on circule par les méandres souterrains sur plusieurs niveaux bordés de vitrines, d’étals, de portes aveugles vers les autres quartiers de la cité vers ses profondeurs chthoniennes et vers ses ciels quand en surface le brouhaha tumultueux des véhicules se fait trop oppressant sous la moiteur de janvier.

EST

Le nombre des niveaux souterrains augmente avec l’altitude comme autant de feuilles où l’histoire s’écrit. Tout au bout du dernier tunnel vers l’est le Temple Paofaï reconstruit à l’identique dans un bout de forêt encore préservé. Le parc, surveillé, accueille ses habitués, repos, promenade, méditation. Le quartier administratif, ses bâtiments massifs, inflexibles, qu’on croirait inébranlables. La Tour Chandell, unique gratte-ciel érigé là comme un rappel un totem un tiki messager ubiquitaire ancré dans la terre ancestrale et lancé dans les cieux changeants, la volonté pour seul rempart aux éléments. Au pied de la géante, point névralgique, la place, les squares, les tables de domino, les bancs du jardin d’enfants où les parents s’animent dans de joyeuses discussions, ceux où les anciens se retrouvaient, où les inactifs partagent un verre en se rappelant la vie de bureau ou s’accordent un instant convivial en partageant un plat fait maison. Les camionnettes autonomes, les bicyclettes des gamins venus jouer. L’herbe où s’allongent les pieds au soleil les siestards de l’après-midi. Les arbres où s’abritent ceux qui n’ont nulle part où rentrer. Les bâtiments du quartier d’affaires, du quartier Tinito, les immeubles Coca, Hinano, Hertz le long de l’avenue Robert Wan. Les écrans où les simulacres syncrétiques des grands maîtres anciens hypnotisent par leurs mantras simplistes et entêtants. Derrière, le foyer Hitiura Vaite, celui de l’Université. Sous terre seulement, les petites échoppes, marchands de thé, de fruits, épiceries, réparations, coiffure, vêtements, linge qui sèche devant les aérations, services que l’on se rend, de proche en proche. L’activité au rythme effréné d’une vie qui grouille pour mieux lutter.

NORD

Commerces, services, étals, portes pleines avec ou sans plaque, vendeurs à la sauvette, brouhaha incessant, mendiants. Plus on s’éloigne du centre plus on descend l’échelle sociale sur laquelle nombre ont glissé. Tombés là, la faute à rien. Personne pour les ramasser. On s’approche de la partie du réseau aujourd’hui murée, que trop de sans-abri et petits truands avaient investi malgré les dangers. Violence, insalubrité, éboulements. Dehors, c’est les anciens quartiers, les ruelles, les maisons aux balcons de bois nouveau berceau de création et récréation. Un peu plus bas les vieux arbres penchés veillent sur le Temple chinois, les immeubles modestes et délabrés, ruinés à mesure qu’on pousse vers le nord, surpeuplés. Ces immeubles qui ont abrité la population le temps de la reconstruction, abîmés d’avoir été trop fréquentés, puis abandonnés pour de meilleurs habitations, aujourd’hui retrouvés. Ceux qui n’en avaient pas les moyens sont restés, ceux qui n’en ont plus y reviennent. On s’y morfond, on s’y bat, on y attend, on y tombe, on s’y entraide, on s’y perd, on y naît, on y rit, on y vit, on y meurt. Ici comme partout ailleurs.
La ville serait-elle alors un éternel palimpseste où la même histoire se réécrit sans cesse ?

proposition n° 36
OUEST

Depuis la marina, vue sur l’île sœur et le couchant. Les plaisanciers qui accostent ont tout à leur portée. Juste là, à quelques pas, se dressent de somptueuses villas, les luxueux hôtels sur les toits desquels atterrissent des hélicos assurant la liaison depuis l’aéroport quand les autres sont à une heure de navette en bateau. Sur la promenade, quelques terrasses, paillotes de pandanus où aucune tasse vide ne traîne plus de quelques instants. Tout est propre, clair, délicatement coloré, lumineux. La nature, soigneusement reconstituée en l’Eden de ces seuls quelques élus. Cascades, cocoteraies, pontons de bois offerts à l’infini de l’horizon. Espace. Même une plage pour un club très privé. Ceux qui arrivent ne voient qu’une villégiature merveilleuse guidée par une culture millénaire à découvrir, heureux qu’ils sont de savoir que leur argent contribuera à la pérenniser. Au milieu de toute cette verdure ensoleillée, construit comme un fort, un complexe en terrasses où se concentrent boutiques folkloriques, bars, lounges, restaurants, salons de thé les plus huppés à la table desquels la vue ahurissante sur la côte, le port de plaisance et les quartiers hauts de la cité offre un spectacle que tous désirent contempler. « Cap ô Sud » « Le perchoir » « Lux » « Le cheval de mer »… sur sobres frontons de bois. Un dédale à ciel ouvert de larges allées et escaliers où poussent d’amples parasols mène à l’entrée d’un réseau de galeries dans la partie où des enseignes de luxe accueillent, avec tout le réconfort bienvenu d’une atmosphère bienveillante lorsque le temps devient gris, humide et tourne à la pluie, et offrent leur service de bobologie. Quelles blessures narcissiques pansent-ils ? Ces hommes et ses femmes qui se consolent de leur impuissance, à hauteur de leurs moyens, prenant leur ticket d’entrée du parc d’attractions, vacances bien méritées. Étouffer sa conscience au prix de l’oubli.

SUD

Quand on descend les escaliers au niveau du pont on tombe sur les pontons de bois sur la rivière devenue ria, bordée de cabanes de pêcheurs en face desquelles ils accostent leurs bateaux, et les frêles cabanes accrochées à même la pente. Elles tiennent bon. Une belle promenade. Restée authentique sous son vernis pittoresque. Vers l’amont la zone de déchargement, ateliers de transformation, tout là-haut un marché. Entre les deux, des monte-charge, ascenseurs, escaliers, les boyaux d’une immense galerie ouverts sur la falaise par de vastes baies vitrées sur plusieurs niveaux comme une fourmilière pédagogique où travailleurs, vendeurs, acheteurs perdent parfois un regard vers l’île en face, ou sur l’autre rive les villas du quartier résidentiel en surplomb. Plus loin, au-delà vers les crêtes, à même le relief découpé, le refuge d’ermites, de rejetés. Mais il ne faut pas y penser. La galerie où l’on s’affaire et d’où l’on circule par les méandres souterrains bordés de vitrines, d’étals, de portes aveugles vers les autres quartiers de la cité vers ses profondeurs chthoniennes et vers ses ciels quand en surface le brouhaha tumultueux des courses et livraisons se fait trop oppressant sous la moiteur ambiante.

EST

Le nombre des niveaux souterrains augmente avec l’altitude comme autant de feuilles où l’histoire s’écrit. À l’extrémité d’un tunnel, un temple reconstruit dans un bout de forêt préservé. Un parc, repos, promenade, méditation. Un quartier administratif, des bâtiments massifs, inflexibles, inébranlables. Et un unique gratte-ciel érigé là comme un totem un tiki messager ubiquitaire ancré dans la terre ancestrale et lancé dans les cieux changeants, la volonté pour seul rempart aux éléments. Au pied du géant, point névralgique, une place, des squares, des tables de domino, les bancs d’un jardin d’enfants où des parents s’animent dans de joyeuses discussions, ceux où des anciens se retrouvent, où des employés partagent un verre à la fin de la journée ou s’accordent un instant contemplatif en mangeant une barquette à midi. Camionnettes, triporteurs, bicyclettes des livreurs. De l’herbe où s’allongent les pieds au soleil des siestards à la pause déjeuner. Les bâtiments d’un quartier d’affaires, quelques immeubles de grandes firmes le long d’une large avenue. Des panneaux publicitaires vidéo où des septuagénaires souriants en costume de créateur abreuvent la foule de leur sagesse par des mantras simplistes et entêtants. Derrière, un lycée, une université. Sous terre aussi, des petites échoppes, marchands de thé, de fruits, épiceries, réparations, coiffure, vêtements, et des tas de gens courant à leurs occupations. L’activité au rythme effréné d’une vie qui grouille pour mieux s’affirmer.

NORD

Commerces, services, étals, bureaux, habitations, brouhaha incessant. Plus on s’éloigne du centre plus la galerie se décrépit. On s’approche d’une partie de réseau apparemment à l’abandon, qu’alors quelques groupes de sans-abri auront sans doute investi. Le mélange de criminalité et de pauvreté ajoute au glauque de l’endroit, des odeurs, des bruits réverbérés. Dehors, d’anciens quartiers, des ruelles, des maisons à balcons de bois où quelques extravagants ont élu domicile. Un peu plus bas de vieux arbres penchés veillent sur un temple chinois, des immeubles modestes de plus en plus délabrés à mesure qu’on avance. Des immeubles insalubres et surpeuplés. On s’y morfond, on s’y bat, on y attend, on y tombe, on s’y entraide, on s’y perd, on y naît, on y rit, on y vit, on y meurt. Ici comme partout ailleurs.
La ville serait-elle alors un éternel palimpseste où la même histoire se réécrit sans cesse ?

proposition n° 37

Bouger du siège, sortir d’ici, quitter pour mieux y revenir la vieille table qui a tout vécu, table de cuisine, table à langer, établi, desserte, table de nouveautés, d’appoint, bureau, le bureau du voisin, secrétaire en bois de rose verni, napperons, vieux papiers, rideaux tirés, une boîte métallique fermée s’ébranle dans un mouvement descendant, dans la cuisine embuée en plein coup de feu la voix sonore de la patronne annonce la répartition des commandes, la serpillère danse sur le carrelage du salon de coiffure rangé et envoie sous l’armoire une boucle d’oreille qui avait échappé au balai, la galerie vide filmée obstruée par un rideau de fer fermé, la vaste et fraîche salle du Conseil uniquement habitée par l’immense table de conférence ovale bordée de fauteuils de velours noir où s’attarde le faisceau de lumière jailli de la main de l’agent de sécurité, sous la montagne la réserve d’eau potable plate et silencieuse à part le plop lent mais régulier des gouttes finalement filtrées, amplifié par l’architecture de cet endroit secret, les escaliers étroits dont toute la verticalité s’est trouvée recouverte d’une fresque ailée offre un refuge discret à la chatte en train de mettre bas derrière la machine à café, une vieille femme reprise un filet dans sa chambre-cuisine entièrement bardée de bois, dans son atelier tout habillé d’outils de précision l’artisan penché sur son ouvrage travaille à la restauration d’une pièce d’exception, les arcades encombrées de déchets, verre cassé, sur lesquels les vitrines ont tiré leurs rideaux tagués ombragent au loin deux silhouettes se rapprochant, la salle à manger juste illuminée par la lueur de l’écran où convergent les regards de cinq individus d’âge différent qui finissent de dîner, dans une petite chambre bien remplie décorée de posters de karaté une adolescente lit sous le drap d’un lit superposé, sur le couvercle des toilettes du marché un test de grossesse négatif oublié, de sa chambre close un détenu attend le sommeil où le temps passera peut-être plus vite, un corps avachi sur une table encombrée de documents semble dormir paisiblement sous la lampe de chevet restée allumée, les moniteurs balancent leur halo bleu sur les tables blanches de la salle de contrôle désertée, alors que dans le murmure des spectateurs agglutinés les acteurs font leur entrée sur la scène noire, derniers instants avant que le rideau rouge du Vaima ne s’ouvre encore pour un soir.

proposition n° 38

La passagère du temps  : dessiner la ville, ses quartiers, rencontrer ses habitants, raconter leur histoire au fil de l’art urbain

La génération qui n’a pas connu l’avant

Chroniques souterraines : cent jours dans la vie des tunnels

Voyage à pied en suivant les 500 km de côte au plus près, quand auparavant elle n’en faisait que 100

Redéploiement fractal, réduire et développer

Madame Bennett, la femme qui apprenait la liberté aux adolescents en montant Hamlet au lycée

Optimiser l’espace au quotidien, cultiver plus et sans pesticides

Villes englouties, légendes et photos d’antan

La musique au quotidien, panorama sur les cinquante dernières années, analyser par la fiction le rôle de la musique dans la vie quotidienne et la société (livre-disque)

Le vieil homme et l’amer

Inventaire de l’architecture locale

Vents contraires, histoire romancée d’un voyage d’exploration lors des migrations vers l’est au 4ème siècle

Sous forme de micro-nouvelles, relater les initiatives individuelles et collectives qui jour après jour améliorent le présent

Pas livre mais projet littéraire sous forme de série de vidéos sur l’étude et la transmission de la culture orale

proposition n° 39

Bientôt six semaines qu’ils ont commencé. Tout vider. Nettoyer. Assainir la coquille vide abandonnée depuis… Vingt-sept ans déjà. Sur le trottoir la benne d’où dépassent de vieux débris de contreplaqué, parpaings effrités, un établi complètement bouffé par les bêtes et l’humidité. Cinq bidons sales et lourds d’huile noire qui se devine à travers le plastique jaune aux étiquettes décollées, déchirées. Le camion ne va pas tarder à passer… Les bruits de la masse et la percussion des outils amplifiée, plus tard la radio du matin au soir et les chansons sifflées. Les matériaux rentrés par caisses, larges bobines de câbles d’électricité, des mètres et des mètres de tuyaux, de rails, plaques de plâtre, peinture par dizaines de kilos. Les caissettes de carreaux de carrelage, les rouleaux de moquette engouffrés sur les épaules de trois ouvriers. Puis il y a eu le ronronnement des moteurs des outils, le bourdon entêtant du groupe électrogène sur lesquels quelques cris se sont élevés parfois. Le va-et-vient des équipes au rythme des livraisons. Sous plastiques. Sous carton. Déjà la semaine dernière, et depuis quatre jours sans discontinuer. La nouvelle porte a été installée. Une grande porte vitrée à deux larges battants avec des montants rouges, une peinture satinée. La façade a été recouverte d’un beau blanc. Tuta a offert de peindre une fresque sur le fronton du bâtiment. Moi aussi j’aime bien ce qu’elle fait. Ça égaillera encore un peu plus le quartier. Elle doit commencer lundi si j’ai bien compris. J’ai invité quelques amies, on verra tout ça de mon balcon en prenant le thé. L’enseigne aussi est arrivée. Déballée, posée par terre contre le mur, ils sont en train de fixer les pitons au-dessus de l’entrée. D’ici quelques minutes elle sera installée. Je ne sais pas encore de quelle couleur elle illuminera mon salon. Mais j’aime déjà les trois mots qu’elle renvoie. Maison Pour Tous. La vie attirée par elle comme un papillon dans la nuit.

proposition n° 40
OUEST

Sur les hauteurs tout au bout de la ville le bitume fatigué et les poteaux en bois portant encore sur quelques mètres les câbles alimentant les toutes dernières maisons. Le bout du dernier fil accroché à la façade, la maison, et encore le petit jardin derrière la maison. Tout au bout du petit jardin un bout de potager, et tout au bout après les pieds de tomates, trois poteaux alignés où le linge est étendu et frissonne dans le vent léger. Au-delà, plus rien que le vert de la montagne et les cris de quelques oiseaux réfugiés là. Plus rien. Plus personne. Plus besoin de linge. Ce linge qu’on lave, qu’on sèche et que parfois on repasse quand il ne fait pas trop chaud, quand on est obligé. Ce linge chaque jour porté à travers la ville, pour les activités, quelques fois taché, déchiré. Ce linge qui témoigne les odeurs, la sueur et le temps. Ce linge qui dit tout. De toutes les formes toutes les tailles toutes les couleurs tous les tissus différemment coupés. Inutiles de l’autre côté. Simplement posés là. Ils se laissent porter.

proposition n° 44

La ville à l’échelle de l’enfance. Paysage blotti au bord de la Méditerranée. Territoire à explorer, inventer. Juste derrière l’épaule j’ai vu le mimosa, senti la lessive et le poulailler, découvert la ville par ses jardins, arpenté ses escaliers, ses ruelles, ses sentiers, ses passages secrets. Les batailles rangées dans des paniers, la brûlure des genoux éraflés. Les premiers dégoûts et les plaisirs primordiaux. Les heurts de l’incompréhension, les surprises, les peurs, et derrière les souvenirs le charme de l’innocence disparue. Tout un immense univers tout à la fois caché et protégé par la présence discrète des voisins, la famille du Comte, Mémé, les chiffonniers…

La ville comme enfermement. Prise d’otages. Honte. Prostration. Piétinements des geôliers ex-otages. Toujours otages ? Retournement. Des soubassements bloqués par la merde aux temples chinois sur les toits des immeubles. Tentatives d’évasion. La ville comme civilisation. Le poids de l’héritage. Les escaliers de la cave et la porte fermée. Le désert. Un projet de croisière à la dérive. Quel équipage. Arraisonner sa propre raison. Rupture. Échappatoire ? De sous terre, retour à terre, à la terre, le sentiment d’un équilibre retrouvé. Cheminer lentement avec elle le long de la rivière dont le flot jour après jour se tarit, puis retrouver la campagne de son enfance et de son avenir en construction. La gare de l’utopie, l’hôtel où l’on est que de passage, les ateliers des artistes, la bibliothèque, la maison d’édition. Culture, permaculture, écoconstruction et l’invite d’inventer sa vie autrement. Créer pour ne pas sombrer, pour avancer, pour se libérer ?

La ville-citadelle, ville refuge qui se reconstruit de l’intérieur et à l’extérieur pour mieux faire face au temps qui engloutit tout ? Ville refuge de l’enfance, souvenir idyllique de l’avant, enclos, flottant, bientôt disparu, lointain. L’odeur du temps qui tombe et coule sur cette terre. Un retour. Le port, les halles, la tour et le quartier chinois, les souterrains, puis le temple vers la forêt. La nécessité de la musique et les leçons de la joie. Les réécritures de la ville au fil du temps. Retour à cette terre, à explorer la ville par les femmes et les hommes qui l’habitent et la façonnent, les comportements sans cesse renouvelés et les avancées, les échecs et les progrès, les regrets et les rêves enfouis, tous intimement liés, tous îliens. Cette île, ces îles toutes reliées par la même eau, où tout un univers se construit.



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1ère mise en ligne 21 juillet 2018 et dernière modification le 25 septembre 2018.
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