Bénédicte Brun | Sous le vent, à l’aveuglette

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Je vis et travaille à Angers. Depuis plusieurs années, l’écriture, même sporadique, immature, écervelée, est devenue pour moi un espace nécessaire. Je souhaite désormais apprendre à construire des formes, des cadres et des lignes. J’ai envoyé en ce sens de petits textes à l’atelier ouvert de l’Inventoire, sous le pseudonyme de Déneb.
proposition n° 1

Fanny ne s’en était pas souvenu d’emblée. Cette ville où un emploi l’attendait … elle y avait séjourné quinze ans auparavant. Un passage bref, mais d’une intensité telle qu’elle se demandait comment elle avait pu l’oublier. Au sortir du wagon, les images giclent, la chambre, le rouge organique de la courtepointe, la verrière, la fissure, le cauchemar. La mer. Forçent le passage dans son corps engourdi. Dès la gare, elle guette des traces familières, des résonnances. Rien de net. Elle revient dans une ville qu’elle ne connait pas. La ville où s’était engouffré le vide, où l’air avait balayé la noirceur, la ville-vent qui lui avait soufflé un cap.

proposition n° 2

Une façade de pierre dure dans la lumière pale. Emoussée. Angles obliques qui mordent le trottoir. Murs crépis, vastes fenêtres à croisées. Balconnets aux étages supérieurs. Difficile d’appréhender la forme globale du bâtiment. Le regard s’absorbe dans la blancheur grumeleuse des murs. En gros plan : des creux, des bosses.

proposition n° 3

Café de la Gare, un homme songeur balaye la terrasse en teck. Compte les voyageurs qui sortent de la gare, s’attarde sur une jeune femme, silhouette gracile et valise potiron. Le parvis est gravé de gigantesques empreintes de pas égayées de messages naïfs tracés à la craie. Sur le fronton, la lourde pendule de la gare est déréglée : la petite aiguille tressaute sans avancer ce qui fait qu’il est toujours 8h12. Dans la rue adjacente, des véhicules désertés, dont une camionnette bricolée et une Twingo verte garée en contre-sens.

proposition n° 5

Filer avenue de la Baleine. Gravir l’escalier qui mène au belvédère. A la dixième marche, se retourner. Se forcer à ne pas se pencher en avant. Regarder droit, face au premier étage des numéros impairs de la rue Traversière. Des fenêtres jumelles, voilages et géraniums. Derrière celle du milieu, les vibrations opalescentes d’une télévision allumée. En façade, un texte poinçonné dans la pierre. Plus très lisible. Peut être un nom et une date ? Vingtième marche : des rues luisantes glissantes comme des fleuves forcent le regard vers les points de fuite. Latéralement, immeubles en saillies cloqués de paraboliques, têtes de grues. Bouffées d’iode. Repérer la gare, le parvis, les mouvements. S’étonner d’un point orange. A la soixantième marche, discerner le tracé de la partie occidentale de la ville, rues en échelles capitonnées de places, résidences en coquilles, ovale vert du stade. Le vivant s’abstrait. Même la mer. Au sommet, le vent courbe la tête. Reste à viser le bas de l’escalier fondu dans les hortensias.

proposition n° 5

Fanny se poste sur sa valise citrouille et promène ses yeux place de la gare. Un mouchoir tourneboule dans le vent et s’affaisse devant un porche. Le nom s’arque boute puis fuse. Passage du Renard. Souvenir d’une boutique, du désir d’une petite robe noire éjecté faute de crédits, d’une vendeuse compatissante. Un vent se lève, froid et humide. Un vent qu’ils appellent ici le noroît, avec un circonflexe. Comment peut-elle se souvenir de choses pareilles ? Le reflet du café l’Escale virevolte sur les portes à tambours de la gare. L’horloge de la gare s’inverse dans la vitrine de l’Escale. Un vieillard soliloque à l’arrêt du bus numéro 3, direction Les Plantes.

proposition n° 7

8h12 à l’horloge de la gare. Fanny doit rencontrer le propriétaire de l’Hôtel de la Plage à 15h. Elle se déleste de son bagage à la consigne automatique, note soigneusement le numéro du casier sur le dos de sa main. S’engouffre allégée dans la rue des Postiers. Se souvient d’une petite place où elle … Une inquiétude s’insinue, gonfle. Quelque chose cloche. S’avise trop tard qu’elle a laissé son plan de la ville dans sa valise. Décide de s’en passer. L’hôtel est à environ 1 km vers l’Ouest, face à la mer, il lui suffira de longer la jetée. Elle a oublié le nom de la petite place. Rondeur redoublée par un parc joufflu en son centre. Des tilleuls (ils seront toujours là ?), des brassées de vert touffu, des roses. Un banc à lire et s’oublier. Une place comme une trêve. Comme un ventre. Comme un rêve dans un ventre. Son corps se souvient, elle presse l’allure, néglige la ville présente. La place l’aimante. Se laisse conduire par ses pas, tourne à gauche, sinue à droite. Ses pas savent, pense-t-elle. Se retrouve au début de la rue des Postiers. Ne comprend pas. Décide d’appliquer la méthode des labyrinthes. Longe les murs, effleure la pierre, calcule des cercles concentriques de plus en plus petits. Ses souvenirs s’aiguisent, le Resto Fino sous l’immeuble rouge, la plaque géante du numéro 22, la dalle crayeuse … Les images s’empilent, mais de place point. N’aurait pas du mettre ses escarpins. S’agace. Revient au point de départ. Evalue les diagonales, mémorise le nom des rues, rue des Carmes, passage Lambert, rue Michon, début de la rue Traversière, chemin de la Halle aux thons, cours Carradec, rue du pré-carré, …. La place aurait été détruite ? Pourtant pas de bâtiment récent. Ça fait quinze ans. Oui. Mais non, assurément, non. Echoue à se faire comprendre d’un pharmacien qui a d’autres chats à fouetter. Enfant, elle pensait que les objets perdus étaient absorbés par des trous noirs pour être recrachés dans des endroits improbables. Parfois ils restaient coincés dans les plis, inaccessibles et du même coup inoubliables. Elle se rappelle de chacun d’entre eux. Toujours 8h12 à l’horloge de la gare ! Décidément ça cloche. Il est temps de déjeuner et changer de chaussures.

proposition n° 11

D’abord tirer du liquide, se dit Fanny. Petit local triangulaire, coin arraché au bâtiment. Trois machines identiques enfoncées obliques dans les murs. Des fentes pour glisser ses courriers. Une corbeille. Jeter ses relevés, en profiter pour se débarrasser d’un ticket de bus. Sinon rien. Rien d’autre que du potentiel. S’anonymer, tenir une distance muette avec l’autre qui pianote. Saluer dans l’entre-deux-transactions la femme qui s’en va. Que du code.

proposition n° 12

Le ponton est un cul de sac qui mène le promeneur à des bateaux en latence. Le ponton où s’arrime le pied de celui qui débarque, rebondit, titube, dessoûle. Le ponton est étroit, on se décale pour se laisser passer. On apprivoise un voilier, on le convoite, on ne masque pas son envie au marin d’un jour. Alors, s’il a un peu de temps et qu’on a su glisser quelques mots initiés, il cède le récit d’un bout de traversée. En échange, on lui conseille un petit resto, ma foi bien sympathique.

proposition n° 14

La dame qui sort renifle sous ses lunettes cerclées. Son manteau beige trop grand semble appartenir à un autre. D’une main noire et rugueuse, ongles marbrés, elle serre contre sa taille un minuscule sac de cuir rouge. Les amoureux avancent vers le distributeur. Elle, la trentaine, visage noisette de rongeur étonné, chignon miel de boucles folles, trifouille dans le sac indien qui s’étale sur sa hanche rebondie, s’esclaffe. Il est grand et carré, tignasse rousse emmêlée, regard vers l’intérieur, sa large main mouchetée est posée sur l’épaule de sa compagne. Derrière, un adolescent raide se ronge l’annulaire. Les baskets à ses pieds sont parcourues de saccades intempestives, comme traversées d’une vie autonome. Beau sans le savoir, tout en pâleur sous un regard charbon. Bonjour. Pointe d’accent. La voix chaude dilate l’exigüité du lieu. Casquette anthracite plate. Ride profonde qui découpe le front et meurt à l’aplomb d’un regard vigoureux. Celui qui entre vient d’ailleurs.

proposition n° 15

Holy shit ! Si je m’attendais, dans ce placard à fric ! avant même de pousser la porte je t’avais repérée, menue, vibrante, talon tordu vrillé sur le lino, ton air de chercher sans cesse quelque chose et ne pas le trouver, ‘know what I mean ?, alors j’ai tonitrué un french bonjour français, je voulais t’embarquer dans ma voix, then souffler sur ta frange, jouer avec tes oreilles, m’injecter ton parfum, fourrer ta main fine dans ma poche, tout ça sans respirer, être ton kangaroo, te nicher dans my van, t’emmener partout, te rejoindre nulle part, sculpter ce que tu ne verras jamais, God damn it ?, te regarder me fait parler ta langue, mais comment tu fais ça ? tu as peur, je parie que tu as juré qu’on ne t’y reprendrait plus, all’right , je te laisserai libre, promis, je fabriquerai un garden for you sur le roof de la van, tu pourras t’envoler and I hope revenir, I promise, I promise, I promise

proposition n° 16

Je sculpterai l’informe, Babe, pour qu’il ne te touche pas, l’infecte puanteur des poissons défraîchis, l’ennui des jours bas, le crachin, le gasoil. Les idées arrêtées, le narrow, le mesquin. Ce qu’ils disent de Sam, de son chien et de sa mère morte. Certaines langues mauvaises corrodent jusqu’au trognon. Les drames véritables. Les traces sur les murs. Tiens, ce renfoncement, là, oui, celui qui smells like piss. Il aurait été le théâtre d’un meurtre, d’après madame Germain, I quite like this lady. She’s an amazing cook, you know ?. C’est la dame qui est sortie de la guérite à cash. Tu peux lui faire confiance, elle n’est pas comme d’autres imbéciles, qui disent n’importe quoi et se mêlent de tout. Though it’s true enough that everyone can turn to an idiotic bastard some days Well, I shut up now. Je ne veux pas que tu me penses un connard aigri.

proposition n° 17

Dans la rue des Postiers, un chien se précipite sur Fanny. Elle entend quelqu’un hurler non, Jimmy, non.

Une jeune personne dressée sur des patins à roulettes distribue à Fanny un prospectus, invitation à une soirée paint-dance au Bretzel électrique, une boîte de nuit à la sortie de la ville, direction Paris.

Fanny sonne à la porte de l’Hôtel de la Plage. Attend. Sonne à nouveau. Attend encore. La sonnette est cassée, sûrement. Frappe lourdement. Pousse la porte – après tout, c’est un hôtel. La porte est close. Se rend à l’évidence : il n’y a personne. Se tourne vers la mer. Ne sait pas quoi faire.

proposition n° 18

Il s’agissait, dans un monde virtuel partagé, image de la ville, de pouvoir installer la tombe de son défunt n’importe où, dans un parc, une rue ou même au sommet d’un immeuble. Il s’agissait dans un virtuel partagé, image de la ville, d’installer la tombe n’importe où, parc, rue, sommet d’un immeuble. Dans une image partagée de la ville, installer la tombe n’importe où, parc, rue, sommet d’un immeuble. Dans une partimage de la ville, inhumer n’importe qui n’importe où, sommet d’un parc ou rue d’un immeuble. N’importe qui n’Inhumains dans la ville.

proposition n° 21

Le carré blanc égare, lumière aveugle, on se rattrape aux pieds de quatre lettres – times new roman 12 gras souligné : « ique ». Une plinthe blanche disjointe décalée de l’angle cisaille le mur blanc. Losange rouge tissé, duveteux. Deux troncs verticaux coupés d’une barre blanche. Tube de métal, une ligne plus mate à l’horizontale, sur bois frotté, abimé, tâches superposées, décapées, mal masquées. Des tâches sombres, des tâches claires, un nœud fissuré. Mine de plomb. Etiquette de Yogi Tea claque sur céramique blanche – votre force est votre propre connaissance - ??? - Poignée solitaire, la gerçure nette d’une vis. Le bout d’un ciel. Une tige courbée verte-verticale et une tige basse droite flèchent la bouche éternelle d’un masque martelé. Voile de tissu blanc valse sur carton bleu. Beaucoup de blanc. Cheminée électronique, fume-parfum. Capuchon de plastique bleu bombé. Quatre petites lumières sous les lettres Y, U, I, O, H, J, K. Un point rouge à droite d’un symbole alambiqué.

proposition n° 22

Un bloc aluminium ondulé. Petite ombre grattée. Nutella coulé sur le couvercle et miettes sur planche en bois. Traces mal essuyées, miettes encore, ventousées à l’évier. Stries concentriques d’une plaque usée. Une assiette, un verre. Les trous du gruyère. Papier soie de boulangerie chiffonné, gras de croissant. Sur un coin de bureau repose l’angle d’un livre, page 27, « Mais quelquefois le soir j’avais tout à coup envie de sortir, d’accepter une invitation de camarades d’Univer-sité, pas des filles et des garçons de mon milieu, des étrangers en général. » Fragment de liste : beurre, lait, farine. Brins de persil dans un verre de cantine. La bonde de l’évier, cercle mou de caoutchouc perlé, enchainée. Grille trouée, petits ronds comme un cadran de téléphone. Vitre de la fenêtre tout près, c’est petit. A mi-jambes, un toit de Paris. Frigidaire ouvert, la ventouse gondole, la lumière s’échappe. Bouteilles à droite, C. bouclé du Coca, sirop, plaques de chocolat, café, reste d’un sandwich (on sait jamais). Tiens ! Le sel, qu’est-ce qu’il fait là ?

proposition n° 23

Dans la profondeur de la boite jaune collée au mur, un espace vierge de la taille de deux feuilles mises bout à bout dans le sens de la largeur, est griffonnée un tortillon. A genoux, la rambarde forgée du balconnet du troisième, pile au dessus de la boîte aux lettres, zèbre la rue fade. Fente « Ville » et fente « autres destinations » émettent un claquement définitif, horaire de la levée 16h. Quand la lourde porte cochère s’ouvre vers l’extérieur, on ne voit pas la boîte aux lettres, mais le magasin d’antiquités de l’autre côté de la rue. Un colley urine sur un pilier d’aluminium qui supporte un réceptacle bouton d’or.

proposition n° 24

La veille, vers 16h, l’employé de la Poste parquait laborieusement son véhicule sur le bateau du numéro 26 rue des Carmes lorsqu’un homme en colère a ouvert brutalement la lourde porte cochère. Phare avant-droite brisé. Depuis dix ans, Sam chaparde le courrier toutes les nuits à 22h à l’aide d’un ingénieux dispositif cintré, prélève ce qui lui plait, resitue le reste, un paquet d’égale épaisseur dans chaque fente. Fanny postera demain un contrat de réservation pour deux mois à M. Paul Devers, 18 rue Bobillot Paris 13eme. Son premier client. Au téléphone, voix basse, un peu tendue. Préparer la chambre 9. La rue des Carmes a été la première à accueillir une boîte aux lettres, en 1856. Auparavant, la levée du bureau de poste était simplement complétée par une boîte secondaire placée chez M. Ménec, quincaillier, porte de la Vierge vis-à-vis de la fontaine. L’Hôtel des Postes ne s’occupait alors que des correspondances entre localités différentes. Les almanachs de l’époque le précisent : « Les lettres qui seront jetées dans la poste de X pour la ville de X ne seront point portées à leurs adresses, elles seront mises au rebut » . Les jours de brume, la rue des Carmes à un charme singulier. Sa banalité se pare d’invisible.

proposition n° 25

Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire où ça va si ça va quelque part. Qu’est-ce qu’elle a vécu vraiment dans cette ville dans le passé. Seule pendant trois jours elle n’a parlé à personne rien que des échanges pratiques du blabla quotidien comme ça. Enfin peut être que. N’a fait que téter le biberon d’oxygène frotté à l’iode passer dans les vides de la ville à quoi ça rime. Le cauchemar. Pourquoi la bordure des trottoirs est-elle si tentante. Pourquoi aller funambuler sur une poutre. Parce que le béton est d’une teinte différente. Et puis pourquoi les trottoirs ont-ils des bordures. Et ce cap qui aurait surgi pour elle c’est pas un peu mélodramatique de voir ça comme ça. Elle ne s’installerait plus. Quatre ans dans chaque ville. S’attacher découvrir. Aveugle est-ce la passion de la surface. Se détacher recouvrir zapper. Tout ça pour revenir dans cette ville là. Qu’est-ce qui a raté. Qu’est-ce qu’elle peut se raconter comme histoires. Et l’américain du distributeur le genre qui dort dans sa voiture. Ça doit être ça. Assez magnétique au demeurant. Envisageable mais. Elle doit n’est-ce pas se concentrer sur son travail ce Paul Revers qui arrive dans deux jours. Par le train. Pendant deux mois. Pour quelle raison si longtemps. Est-ce que ça tient à la ville d’y trouver quelque chose qu’on ne voit pas.

proposition n° 26

Fanny se souvient. Elle a trois ans, il en a quatre. Ils se sont glissés hors de l’école maternelle dans leurs petits cirés, elle rouge, lui bleu. Faire une surprise aux mamans. Après tout ils connaissent le chemin. Ils trottinent sur le grand boulevard et parlent de leurs jouets. Au passage piéton, ils s’arrêtent comme on leur a dit et regardent autour. S’aperçoivent qu’ils sont dehors. C’est grand et ça n’a pas de bord, un peu comme le ciel. Auparavant ils étaient toujours dans quelque chose, les mains dans les mains des mamans ou la main dans la main du camarade, en rang par deux derrière la maîtresse. Ils reconnaissent l’immeuble à damier, la tête de cheval rouge dessinée sur le sac en plastique d’une dame qui passe, les lignes blanches et les creux anthracites du passage piéton. Mais avec comme un goût qui traverse leur corps, le dilate. Ils rient. Personne ne les reconnait, personne ne les arrête. La ville, ils ne l’ont jamais vue comme ça. Si vaste et sans regards. Si potentielle. Avant n’existe déjà plus.

proposition n° 31

Le quatrième jour de la construction de la nouvelle gare, dont l’architecture futuriste avait provoqué bien des débats au sein de l’équipe municipale, les machines ont heurté des rectangles de pierre. Le chef de chantier a ordonné l’arrêt immédiat des engins, les ouvriers sont descendus des cabines et c’est dans la perplexité générale que sont apparus les tombeaux. Une nécropole antique. Ironiquement, les morts avait rattrapé la ville au point exact où elle vibrait de se moderniser.

Le sixième jour, touchante procession de géants inopportuns, les bulldozers et tractopelles quittaient le chantier avec force raclements et avertisseurs. Provisoirement. Les morts, eux, ne sont pas provisoires, on doit leur reconnaître ça.

Les habitants du centre, puis ceux des quartiers, sont venus. Et revenus, jour après jour, suivre la progression des fouilles, conjecturer – parfois vivement. Ces morts-là faisaient jaser.

De fait, tous ces squelettes surgissant dans le fracas, ça changeait du cimetière municipal. Lequel est impeccable, allées nettes renseignées par des panneaux d’une désolante limpidité, buissons ratiboisés, classes sociales bien séparées. Rien ne dépasse. C’est encore plus raide au Jardin du Souvenir, qui ressemble à tout sauf à un jardin et dont la platitude glacée décourage le souvenir le plus anodin. La ville prend à cœur de ranger ses morts soigneusement.

Un membre de l’équipe municipale, inspiré par un entrepreneur chinois, a voulu introduire un projet de cimetière virtuel. Il s’agissait, dans un monde virtuel partagé, image de la ville, de pouvoir installer la tombe de son défunt n’importe où, dans un parc, une rue ou même au sommet d’un immeuble. A l’idée d’images de tombes flottantes et vagabondes dans une ville immatérielle, la panique a rapidement gagné les citoyens. Comment, en effet, ignorer, à défaut de percevoir, des morts vautrés en tous points de la ville ? Comment oublier ? Et si deux défunts se trouvent au même endroit, l’un efface l’autre ? En un mot, le conseiller a été contraint de démissionner. On raconte qu’il s’est suicidé.

Et les habitants se sont mis à fréquenter le cimetière. A l’animer. Le parer du désordre qui relie les vivants.

Les tristesses, elles, sont toujours terrées au plus profond de chacun.

proposition n° 32

Le touriste se réveille quelques minutes avant l’arrivée. Le train longe un mur de pierres d’où émergent les conversations diffuses d’une foule invisible. La fin d’une cérémonie ? Il tend l’oreille, mais le crissement des roues se réverbère et l’assourdit. Se contorsionne. A la verticale, il aperçoit tout juste un lambeau de ciel blanchâtre. Lutte contre l’envie de se rendormir, se cramponne à un reflet trapézoïdal qui tremblote sur sa valise. Il n’a pas choisi la ville pour son climat ou ses monuments : quoique balnéaire, elle a la réputation d’être quelconque. Protégée de l’émerveillement qui oblige les regards. Voire moche. Non : ce qu’il veut, c’est arpenter une ville vierge de discours et de figures imposées. (C’est en tous cas ainsi qu’il a justifié son choix devant ses amis consternés… et il a fini par y croire lui-même).

Il s’extirpe de la place 26 de la voiture 12, côté fenêtre. Dès le marchepied, étourdi par les cris survoltés des mouettes, il aspire une goulée d’air salé et poisseux. Le soleil encagé palpite faiblement. Aux alentours de la gare règne un curieux désordre autour de ce qui semble être un chantier. Il ne s’attarde pas. Plus tard.

Le touriste dédaigne la foule pour se tourner vers la mer qui prolonge l’avenue principale. Les rues larges, les immeubles bas et épars laissent le ciel s’introduire partout. Les constructions sont des îlots que contournent les vents. C’est une ville fluide.

L’Hôtel de la Plage est un édifice biscornu en surplomb de la jetée. Il a réservé au dernier étage, face à la mer.

La lumière se retire, le ciel résiste et se rétracte. Ça sent la pluie. Il faudra attendre le vent pour que ça s’ouvre.

Ce sera parfait, se dit le touriste, qui s’appelle Paul.

proposition n° 33

De sa fenêtre, Paul le touriste avale le large. Il laisse flotter son regard sur l’horizon, sur les crêtes mousseuses, il hume, gratouille, goûte la croute d’eau salée sur la rambarde du balcon de la chambre N° 9. Côté impair, la mer.

Puis quatre marins-pêcheurs reviennent dans un tapage de mouettes grossi de la langue rude de l’accostage. Ils dégoulinent d’une eau verdâtre, pataugent parmi les chairs gluantes jetées dans les bassines. Chargent et s’évertuent à démarrer une camionnette blanche qui a vécu des jours meilleurs. C’est le matin.

Coup à la porte, la timide gérante de l’Hôtel de la Plage : du courrier, monsieur – Silhouette frémissante. Laisse une odeur délicate après son départ. L’enveloppe en papier chic évoque une invitation ou un faire-part. Etrange. Paul remet à plus tard. On remarquera au passage que Paul diffère souvent les questions sans réponses, sans préjuger de la pertinence de la démarche. Pour l’heure, il a faim. Il sort.

Côté pair, l’avenue de la Mer. Une femme traîne un caddie qui couine et un petit garçon qui se tortille. Il pointe le salon de coiffure où une vieille dame s’abîme devant son reflet. Loulou – c’est le nom de la coiffeuse – caresse la tête, parle. La dame se ravigote. Qu’est-ce qu’elle a dit ? demande le garçon. Sa mère le houspille comme il tambourine à la devanture - mais euh -qu’est-ce qu’elle a dit ? Loulou, t’as dit quoi ? — Chai pas, dit la mère, et pis regarde pas derrière les vitres, c’est malpoli. Allez, viens maintenant.

Plus haut, des caddies en pagaille mettent le cap sur une place carrée. Le marché. On papote tandis que les étals se vident et les paniers s’emplissent. Paul achète des nems au traiteur chinois, la queue est courte et il n’a pas envie d’attendre. Devant lui, un américain d’une trentaine d’années s’empêtre dans sa commande. Paul aide. L’américain remercie, sourit et l’entraîne vers la gare — let me show you something.

proposition n° 34
NORD

Il faut marcher une centaine de mètres derrière la gare et contourner le chantier. Laisser ses mains courir sur les barrières métalliques n’est pas utile pour se repérer, mais c’est plaisant pour qui aime faire des petits bruits. Et toujours mieux que de regarder le sol d’un orange louche où volètent des papiers gras qui s’accrochent aux chaussures. Suivre la rue. Dans la résidence HLM, passer entre les deux immeubles aux rayures verticales rouges – précision essentielle, sinon on se trompe. Là, quand on se retourne, on ne sent plus la mer. On l’oublierait presque. Poursuivre, donc, jusqu’à la départementale. Traverser, toujours vers le nord. Il n’y a pas grand risque, personne ne passe jamais par là. Au milieu du champ, dans une baraque à demie écroulée vit Sam le simple avec son chien Jimmy. Mine de rien, Sam sait plein de choses sur la ville. Disons qu’il se souvient, même si ses souvenirs sont en morceaux. Au bout du champ de Sam une barrière de ronces protège une forêt où la poussière s’accroche.

SUD

Ce matin, on ne voit que deux étendues bleues séparées par la ligne d’horizon. Au-dessus le ciel, au-dessous la mer. Vides. Pure géométrie.

Si on regarde trop droit, l’éblouissement affole. Il faut résister à la fixité, plisser les yeux, sortir des lignes pour apercevoir une île … ou une autre. Il y a toujours une île. Et derrière la ligne, il y a toujours une terre.

EST

La place du marché a été rincée et frottée. Quelques filets d’eau savonneuse s’écoulent dans les caniveaux et filent dans les égouts. C’est impeccable. Il n’y a plus personne dehors. Même les chats errants qui tout à l’heure guignaient les poissonneries se sont découragés. Sans le marché, la place est cossue. Les immeubles bourgeois et les commerces inorganiques, banques, laboratoires pharmaceutiques, se côtoient sans passion. Vers l’est, une avenue à l’avenant. S’élargit au bout de 300 mètres en boulevard, où les maisons perdent chiens assis et grilles châtelaines. Croise des rues à angles droits qu’à première vue rien ne distingue. Quelques passants pressés, des cyclistes, et de temps à autre une mobylette au vrombissement aigrelet. La devanture d’une ancienne droguerie (du moins on le suppose, le D est tombé et on lit « roguerie »). Des gens dans des automobiles. Le rond- point à la sortie de la ville indique l’autoroute vers Paris.

OUEST

Celui qui longe la mer côtoie des villas éparses et singulières, des folies modestes, qui titillent la curiosité. Envie de se glisser dans chacun de ces univers miniatures, d’en éprouver les formes, les textures, les couleurs, de rencontrer les indigènes, de se faire inviter pour le thé (il y aurait encore des anglais). Dans les rues arrière, des pavillons jumeaux aux jardins plantés de jouets en plastique d’usages et dimensions divers. Un jeu folâtre à base de trottinettes et pistolets à eau s’est organisé dans une impasse.
Vers la mer, un sentier côtier escarpé comme il se doit. On aperçoit un banc en surplomb. Sur le banc, des amoureux. Pour ne pas les troubler - ils se croient cachés, et peut-être le sont-ils d’une certaine manière, mais ce n’est pas certain – on bifurque vers l’autre chemin, qui est roux et touffu. Deux traits baveux sur un rocher, rouge et blanc : c’est un GR.

proposition n° 35
NORD

Il faut marcher une centaine de mètres derrière la gare. A la fin du mois, après un an de fouilles, les archéologues rendront le site aux roues crantées, aux hommes casqués. Il est possible qu’une plaque, voire une vitrine, trouvent dans la nouvelle gare à rappeler sur quoi elle se dresse. Contourner, donc. Laisser ses mains courir sur les barrières métalliques n’est pas utile pour se repérer, mais c’est plaisant pour qui aime faire des petits bruits. Et toujours mieux que de regarder le sol d’un ocre compact où volètent toujours des papiers gras qui s’accrochent aux chaussures. Poursuivre. Dans la résidence HLM, passer entre les deux immeubles décrépis aux rayures verticales rouges – précision essentielle, sinon on se trompe. Là, quand on se retourne, on ne sent plus la mer. On l’oublierait presque. Poursuivre, donc, jusqu’à la départementale. Traverser prudemment : les ados en mobylette rodent leur style sur la route en réfection. Au milieu du champ, dans une baraque à demie écroulée vit Sam le simple, avec son chien Jimmy le boiteux. Mine de rien, Sam sait plein de choses sur la ville. Disons qu’il se souvient, même si ses souvenirs sont en morceaux. Au bout du champ de Sam une barrière de ronces protège la forêt du Pagus.

SUD

Ce matin encore, on ne voit que deux étendues bleues séparées par la ligne d’horizon. Au-dessus le ciel, au-dessous la mer. Vides. Pure géométrie.

Si on regarde trop droit, l’éblouissement affole. Il faut résister à la fixité, plisser les yeux, sortir des lignes pour apercevoir une île … ou une autre. Il y a toujours une île. Et derrière la ligne, il y a toujours une terre.

EST

La place du marché a été rincée et frottée. Quelques filets d’eau savonneuse s’écoulent dans les caniveaux et filent dans les égouts. C’est impeccable. Il n’y a plus personne dehors. Même les chats errants qui tout à l’heure guignaient les poissonneries se sont découragés. Sans le marché, la place est cossue. Les immeubles bourgeois et les commerces inorganiques, banques, laboratoires pharmaceutiques, se côtoient sans passion. Le marchand de journaux a muté vers la gare, remplacé par un magasin – dit-on encore un magasin ? - de prothèses auditives. Vers l’est, une avenue à l’avenant. S’élargit au bout de 300 mètres en boulevard, où les maisons perdent chiens assis et grilles châtelaines. Croise des rues à angles droits qu’à première vue rien ne distingue. Quelques passants pressés, des cyclistes, et de temps à autre une mobylette au vrombissement aigrelet. La devanture d’une ancienne droguerie (du moins on le suppose, le D et le R sont tombés, et le O pendouille : on lit « guerie »). Des gens dans des automobiles. Le rond point à la sortie de la ville indique l’autoroute vers Paris.

OUEST

Celui qui longe la mer côtoie des villas éparses et singulières, des folies modestes, qui titillent la curiosité. Envie de se glisser dans chacun de ces univers miniatures, d’en éprouver les formes, les textures, les couleurs, de rencontrer les indigènes, de se faire inviter pour le thé (il y aurait encore quelques anglais). Dans les rues arrière, des pavillons jumeaux aux jardins hérissés de jouets en plastique délavé. Des enfants s’ébattent dans l’impasse.
Vers la mer, un sentier côtier escarpé comme il se doit. On aperçoit un banc en surplomb. Sur le banc, des amoureux se disputent comme si, écartés du monde, on ne pouvait pas les entendre. On veut protéger cette illusion alors on bifurque vers l’autre chemin, qui est roux et touffu. Deux traits fraîchement peints sur un rocher, rouge et blanc : c’est un GR.

proposition n° 36
NORD

Il faut longer la gare et contourner le chantier sur environ … trois mètres. Certains jours, on ne sait pas bien pourquoi, la ville se rétracte ou s’étire. On la dirait prise dans les anneaux d’un serpent colossal. Quand l’espace se resserre, les lieux clos, devenus dangereux, se vident. Les habitants déambulent et font des choses un peu folles, comme étreindre les HLM ou se coucher dans les rues. Certains prétendent que le massage urbain allonge l’espérance de vie. Quoi qu’il en soit, dans la ville devenue mouvante, les repères corporels éclatent ce qui naturellement complique l’orientation. Le sol orange louche se marbre et enserre dans ses plis des papiers gras qui crissent sous les chaussures. Et surtout, il bouge, doucement certes, mais de façon très perceptible. Laisser ses mains courir sur les barrières métalliques est parfois crucial pour ne pas chuter. Suivre la rue, donc, sans compter ses pas. La résidence HLM s’aplatit et se fait boîte de crayons de couleurs (un peu usée). Le vent iodé submerge les sens. Poursuivre, donc, jusqu’à la départementale. Traverser. Il n’y a aucun risque, la route ne fait que quelques centimètres. Après, en revanche, le champ s’étale, les herbes folles gonflent et s’écartent. Isolent la baraque à demie écroulée où vit Sam le simple avec son chien Jimmy. Ses fissures béantes laissent entrevoir des tranches d’intimité. Penser à demander à Sam comment il explique le phénomène. Mine de rien, Sam sait plein de choses sur la ville. Disons qu’il se souvient, même si ses souvenirs sont en morceaux. Au bout du champ de Sam, du vert frisé comme une forêt.

SUD

Ce matin, on ne voit que deux étendues bleues séparées par la ligne d’horizon. Au-dessus le ciel, au-dessous la mer. Vides. Pure géométrie.

Si on regarde trop droit, l’éblouissement affole. Il faut résister à la fixité, plisser les yeux, sortir des lignes pour apercevoir une île… ou une autre. Il y a toujours une île. Et derrière la ligne, il y a toujours une terre.

Certains jours, les îles ne sont plus d’aucun secours. Celui qui regarde les terres mobiles se chamboule à se retourner l’estomac. Alors ces jours-là, ne pas résister à la fusion des bleus. S’ y loger.

D’autant que la mer, elle, ne déborde pas.

Penser à demander aux marins des pistes pour comprendre le phénomène (des flux et reflux de la terre ?).

EST

La place du marché. L’eau savonneuse stagne sur un mètre, les caniveaux débordent et les grilles des égouts ne laissent plus rien passer. Les gens ôtent leurs vêtements, pataugent et s’égayent dans les épluchures rares et propres. Le marché de ce matin fut minimaliste du fait de la frilosité bien compréhensible des commerçants à risquer leur camionnette dans les contractions. Lacustre, la place du marché sans le marché est the place to be pour les bons-vivants. Seuls les chats errants qui la semaine dernière guignaient les poissonneries ont fui. Les immeubles bourgeois et les commerces inorganiques, banques, laboratoires pharmaceutiques, sortent humanisés de la réduction. Vers l’est, une avenue élargie en 30 kilomètres de boulevard au relief et au sol élastiques croise des rues à angles droits que rien ne distingue. Quelques passants résignés, des cyclistes, et des mobylettes au souffle lointain. L’enseigne d’un ancien commerce. Le D est tombé. Au fil des pas, on lit un R, à 30 mètres un O, puis à encore 40 mètres un G, et à la limite un U. Après, on ne voit plus rien. Les courageux qui enfileront les kilomètres ânonneront roguerie, déduiront une droguerie.
Plus loin, des multitudes d’automobilistes affolés avalent l’espace. Le rond-point à la sortie de la ville indique l’autoroute vers Paris.
Entre ceux qui s’amusent et ceux qui fuient, on doute que quelqu’un soit disposé à réfléchir au phénomène. Peut-être plus tard.

OUEST

Celui qui longe la mer côtoie des villas singulières et des folies modestes qui se compactent en un fatras baroque. Ça titille la curiosité. Et on rêve de regonfler ces univers miniatures, piochant là une forme, ailleurs une texture, un détail, une couleur. Se lover dans une de ces bulles reconstituées et en faire sa tanière. Inviter des anglais pour le thé. Penser à leur demander (What do you think of the phenomenon ?). Dans les rues arrière, on bénéficie de trois éléphants prêtés par un cirque voisin. Perchés et portés, on chemine près des pavillons distendus aux jardins plantés de jouets en plastique, gigantesques, aux usages infinis. Vers la mer, très loin, un sentier côtier. Un banc en surplomb. Sur le banc, on imagine des amoureux qui se croient cachés et qui le sont. On bifurque vers l’autre chemin, roux et infini. Deux traces rouges et blanches sur une colline : c’est un GR ?

proposition n° 37

De l’escalier marbré une porte s’entrouvre sur la chambre numéro 6 de l’Hôtel de la Plage. Au sol une valise boursoufflée, ouverte trop vite, vêtements en vrac, livres, nécessaire de toilette éparpillé. Etiquetée Ryanair, nom gribouillé illisible, Enoch quelque chose. Contaminé par la hâte, on ne prend pas le temps de décrypter. Un flacon de « Frénésie d’orient » jeté sur la courtepointe cramoisie du grand lit. Embaume encore la pièce. C’est la chambre brouillonne d’un être courant d’air. Curieusement, « The golden notebook » de Doris Lessing posé droit sur le chevet. Puis, billet d’avion jeté en boule rageuse dans la poubelle. Ne plus repartir ? Sur le lit encore, l’ordinateur portable encore allumé.

L’appartement de la gérante est au fond du couloir. Un tapis comme un jardin mène à une verrière où git un fauteuil crapaud rose éreinté. Sur le guéridon une lampe juponnée capte une trace de tasse à café. « Les cavaliers » de Joseph K. sous un philodendron. Puis, sur un secrétaire, la bouche avide d’un poisson rouge en céramique. Un cahier de cuir fermé, un coupe-papier effilé, le brouillon d’une lettre. Une sobre robe noire taille 36 sur un mannequin de bois peint au sourire ambigu. Des escarpins. Odeur mousseuse dans la salle de bains, savon dodu, légère fêlure sur le miroir qui déformerait la bouche d’une personne qui se tiendrait à environ 1,60 m du sol. Contre un mur, des pots de peinture blanche tout neufs et des échantillons de tissus.

Porte à poignée ovale et douce. Une lumière rouge, des relents de laboratoire dans des bacs fluorescents. Sur les clichés accrochés à des pinces à linge, on distingue des formes, des bouts de corps, des bouts de ville et un tag (désolé pour le mur).

Dans la chambre 9, des cartes IGN ajourées se déploient sur le sol. Avec une paire de ciseaux, un rouleau de scotch, une loupe, une boîte de feutres. Des morceaux de plans scotchés dessinent un itinéraire dont le dessein échappe.
Tout proche, une porte non numérotée. Tour de clef. Escalier qui descend vers une cale moussue. Un Zodiac encore humide, des cirés, bottes, bouts, sacs, deux combinaisons de plongée, une radio VHF neuve. De lourdes caisses scellées. Un colimaçon qui remonte sur un large palier où des statuettes sont agencées en une scène équivoque. Un carton éventré, boule à neige et crucifix, peau de léopard roulée, éventail.

Long long long couloir, on arrive chez Sam le Simple. Assis sur un coffre clouté, il scrute une guitare ventre à l’air tandis que Jimmy geint. L’almanach de 1961, un vieux tourne-disques, des 33 tours hétéroclites. Des lettres, des paquets de lettres qui ne sont pas à l’adresse de Sam. Jamais parvenues à leurs destinataires. Une cocotte en fonte où mitonne un mélange incertain. La photo en noir et blanc d’une femme très belle.

Couloir vers l’est, vestibule dallé, escalier ciré, joli vase à même le sol, bananier nain où se niche un singe en peluche qui se joue des portraits figés sur le papier peint. Et nous entraîne plus haut, vers un grenier, son bric-à-brac et ses araignées. De la lucarne, on aperçoit la mer au sud. Un cercle net se détache au sol, une chaise d’architecte et coussin clair, une tablette, un pot à tabac. Une longue-vue braquée vers les fenêtres sur cour de l’Hôtel de la Plage.

proposition n° 38

Mémoires d’un phare (ou d’une grue ?)
Racontées du point de vue du phare, tour solide et introspective, qui va accueillir sans le comprendre un trafic d’antiquités.

Les lettres de Sam
Un simple d’esprit qui collectionne les écritures dérobe au facteur des enveloppes manuscrites. Incidences (ratages, illusions, …) pour 5 personnages (dont le facteur).

Le vent
Un trio. Un des trois empêche le lien, sature le vide nécessaire entre les êtres, le petit bougé qui fait l’inconnu de l’autre. Jusqu’au jour où le vent se met à souffler.

Café Cyclone
Une conversation entre une ancienne reine de cour d’école déchue par le temps et un garçon de café.

Terre promise
Un passeur cynique fait naufrage avec des migrants en provenance d’Asie mineure sur une île perdue de la Méditerranée. Qui lui rappelle curieusement le village de pêcheurs où il a grandi. Entre les langues et à l’écart de tout, la vie et les liens s’organisent.

Journal d’une droguerie
Une jeune fille a déniché un stage dans une droguerie. Pour combattre l’ennui, elle entreprend de décrire minutieusement les clients et leurs requêtes. Mais comment ne pas extrapoler, ni interférer ? Comment ne pas se faire elle-même personnage ?

Révélation ?
Une promenade-rébus dans la ville organisée par l’office de tourisme pour les nouveaux arrivants tourne au drame. L’incompréhension se mue en violence.

Le jour des morts 2097
En 2097, les cimetières sont devenus virtuels et les images des défunts des hologrammes qui envahissent la ville. Incidences urbaines et psychiques déployées lors d’une journée de novembre.

L’Hôtel de la Plage
Chassés-croisés entre trois personnages solitaires.

Ma maison et le monde en général
Resté seul dans une grande maison du fait de l’hospitalisation de sa mère victime d’un accident de voiture, une jeune garçon explore et grandit.

Le Chef de chantier
La nuit d’un chef de chantier enfermé par mégarde dans les anciens égouts de la ville.

Les vertiges d’Ulysse Le Gouzinec
Après vingt ans en mer, Ulysse a développé un insupportable vertige des grandes étendues. Revenu dans sa ville d’origine, il va éprouver que tout retour est illusoire.

proposition n° 39


— Let me show you something. I am Enoch, by the way.
— Paul.

Paul le touriste marche aux côtés d’Enoch l’américain. Ils contournent le site de fouilles archéologiques que Prosper, un sans-abri à la fibre commerçante, chronique pour les passants. Le récit, naturellement, s’enrichit en proportion de l’obole. Paul découvre, Enoch raconte, langue bigame et gestes superlatifs (la veille, Enoch a gratifié Prosper d’un billet de vingt euros). Ils parcourent ensuite une rue aux maisonnettes blanches et régulières. Comme des dents, marmonne Paul.

Ils gagnent un chemin de terre damée, sillons ocres et grossiers d’où les lombrics ont fui, poussière en suspension. Paul éternue (il est allergique). Au bout, un grillage flanqué de pictos : ne pas franchir, ne pas toucher, ne pas escalader, ne pas percer de trou dans la clôture, porter un casque, des chaussures, des gants, un gilet, etc, …

So what ? Paul allume une cigarette.

Derrière, les débris tièdes de maisons en kit. Pans de murs décavés, lambeaux de papiers peints, à fleurs, rayures ou oursons, robinetterie, éclats de céramique s’enchevêtrent à des arbustes éventrés dont les racines semblent pousser vers le ciel. Les losanges ajourés des grillages découpent des scènes distinctes. Mosaïque de matières décomposées recombinées. Paul médite sur les extractions dentaires et les conditions de relogement des habitants. Ce qui n’a bien sûr aucun rapport.

Visiblement, c’est l’heure de la pause. Dans le silence des machines flotte l’intervalle entre ce qui a été et ce qui sera.

D’un coup de coude, Enoch désigne une pancarte.

Bénéficiaire : Municipalité
Permis n° 14679P
Délivré le 11 mars 2018
Nature des travaux : démolition en vue de l’aménagement d’une zone à débattre.


— Kezako, une terre aux enchères ? (Paul)
— Kinda’ fucking agora ? (Enoch)

Enoch empoigne une poignée de terre à travers le grillage et la roule entre ses paumes. For modeling, dit-il. Sculpture.

proposition n° 40

Au bout de l’avenue de l’Est est indiquée la direction de Paris.
Paris, Nantes, Angers, Tours, Bordeaux, qu’importe. Mais plus ici. Les brins d’herbe raide qui fouettent le pied métallisé du panneau ont déjà un air d’autoroute. Gris, mariés à l’asphalte et froids comme un symbole. Un insecte se ventouse au tube d’aluminium, glisse, est rejeté vers le sol. Insiste, chancèle, dérape, retombe. Le vrombissement d’une voiture l’affole, il découvre qu’il a des ailes et s’échappe. Derrière le panneau, vers ailleurs. La ville se quitte toujours brutalement.

proposition n° 41

Le touriste se réveille quelques minutes avant l’arrivée. [1] Le train longe un mur de pierres d’où émergent les conversations diffuses d’une foule invisible. [2] La fin d’une cérémonie ? Il tend l’oreille, mais le crissement des roues se réverbère et l’assourdit. Se contorsionne. A la verticale, il aperçoit tout juste un lambeau de ciel blanchâtre [3]. Lutte contre l’envie de se rendormir, se cramponne à un reflet trapézoïdal qui tremblote sur sa valise. Il n’a pas choisi la ville pour son climat ou ses monuments : quoique balnéaire, elle a la réputation d’être quelconque. Protégée de l’émerveillement qui oblige les regards. Voire moche. Non : ce qu’il veut, c’est arpenter une ville vierge de discours et de figures imposées. C’est en tous cas ainsi qu’il a justifié son choix devant ses amis consternés… et il a fini par y croire lui-même. [4]

Il s’extirpe de la place 26 de la voiture 12, côté fenêtre. Dès le marchepied, étourdi par les cris survoltés des mouettes, il aspire une goulée d’air salé et poisseux. Le soleil encagé palpite faiblement. Aux alentours de la gare règne un désordre [5] autour de ce qui semble être un chantier. Il ne s’attarde pas. Plus tard.

Le touriste dédaigne la foule pour se tourner vers la mer qui prolonge l’avenue principale. Les rues larges, les immeubles bas et épars laissent le ciel s’introduire partout. Les constructions sont des îlots que contournent les vents. C’est une ville fluide.

L’Hôtel de la Plage est un édifice biscornu en surplomb de la jetée. Il a réservé au dernier étage, face à la mer.

La lumière se retire, le ciel résiste et se rétracte. Ça sent la pluie. Il faudra attendre le vent pour que ça s’ouvre.

Ce sera parfait, se dit le touriste, qui s’appelle Paul.

proposition n° 42

entre la 3 et la 4

La camionnette campée près de la gare depuis deux semaines est la maison d’Enoch. Enoch est étranger, peut être américain ou irlandais, mais cela n’a pas beaucoup d’importance. Enoch mute constamment. Lorsqu’il aura terminé son gobelet de café (acheté à la gare car son réchaud manifeste des signes de faiblesse et il l’épargne pour les repas du soir), voici ce qu’il fera.

entre la 18 et la 21

A la réception de l’Hôtel de la Plage. Fanny tâtonne, découvre, s’accoutume aux carnets et tiroirs, clefs, plannings, buanderie. L’Hôtel est vierge, frais, rincé. Allume l’ordinateur. Son esprit clignote devant ce texte absurde, probablement l’œuvre de l’ancien gérant, « un visionnaire malencontreux », selon le propriétaire qui n’en a pas dit davantage. Fanny n’a posé aucune question. D’un geste sec, elle supprime le fichier. Faire place neuve.

Transition de la 26 à la 31
Parfois Fanny doute. La ville est-elle une simple question de regard, un décor ? Et si tout mouvement était vain, tout changement illusoire, comme tout retour, toute arrivée ? Et pourtant quelque chose d’elle-même se loge dans les fissures et les méandres de cette ville-la. Qu’elle tient en bride, annule, à son corps défendant. Comme à chaque fois. Eclat de la soirée de la veille. Enoch et ses chroniques endiablées. L’américain a quitté sa camionnette pour la chambre 6. Changement de point de vue, a-t-il dit, « the different picture, see how it feels to actually be somewhere  ». Tous les soirs, de retour à l’hôtel, il l’abreuve de ses pérégrinations, ses trouvailles, ses rencontres. Pour lui, elle se fait amarre et coffre aux trésors. Enoch prend la ville à bras le corps, l’épouse et malaxe, franchit, discute avec tout le monde, pénètre merveilles et mesquineries avec cet enthousiasme inentamé qu’une pointe d’ironie empêche de basculer.

de la 37 à la 38

La tête courbée sur la tablette, un homme reclus écrit. Un homme que tout le monde croit disparu, décédé, suicidé. Il liste des embryons d’histoires. Le genre d’histoires auquel on ne peut pas croire. C’est plus sûr.

proposition n° 43

Journal de bord : ce qu’il me resterait à écrire

L’ensemble doit être resserré, compacté. Pas au sens du volume d’écriture, mais de sa consistance.

Le premier travail est un choix. J’ai commencé début août par la proposition 31, avancé vers la 41 avant de rebondir par sauts de puce de la première vers la 31. Parcours non linéaire, comme déposée à un arrêt en milieu de ligne et dédaigneuse du plan. Alternance d’inquiétudes et de découvertes frénétiques, raccourcis et retours. Sans vraiment me perdre mais sans pouvoir construire brique par brique une forme continue. Faut-il réduire, gommer ce nomadisme ou tenter de m’en servir ? Je serais tentée de m’en servir. Y-a-t’il un ordre pour visiter une ville ?

Deuxième point. Je suis partie sur une ville imaginaire (ce qui je pense était une erreur) et je me suis cramponnée aux propositions pour faire surgir de la matière, du tangible. Qui restera à lester, sans doute par des extensions.
De nombreuses propositions écrites dans l’urgence, oloé n’importe où. M’a interdit une écriture trop bavarde, certes, mais les fils ténus ne font pas corde. Arrimer, consolider, coudre. Il y a plusieurs manières de nouer, cf nœuds de marins (me renseigner).

Idée : la ville comme condensateur pour trois personnages, Fanny, Enoch, Paul. Les liens qui les unissent ne sont qu’esquissés. Les relations tissées entre eux peuvent à mon sens rester ténues, sans lisser les rencontres. Affiner en revanche l’articulation, au sens de différentes facettes qui les lient à cette même ville, à ce même vide. Ce qui s’ébauche dans la ville. Les débuts. Aligner les personnages comme dans une course de relais. Du coup cela a à être dramatisé. Cf phrase extraite de l’une des propositions : l’intervalle entre ce qui a été et ce qui sera. Le suspens.

D’une manière générale, il faudrait réduire des pistes secondaires et amplifier les principales. Saisir le vif, dégager les pirouettes.

Ce qui peut lier. Ce qui peut faire appui. La corde à nœuds.

Que faire de la proposition 31, la première au final que j’ai écrite, qui croise les morts, la mémoire, la bifurcation et la parlotte ? Doit-elle être une articulation majeure ? Lien entre ce chantier et quelque chose qui s’infléchit dans le « récit » ?

Le vent, l’aveuglette, le tâtonnement. La vue est un pis-aller. L’invisible n’est pas l’insensible. Débusquer.

proposition n° 44

Le lecteur suit un personnage qui sillonne la ville pour répondre à des sollicitations futiles et contraignantes. La respiration - c’est l’écriture - effleure de la pulpe du doigt embarras et délicatesses. La quête dans l’ailleurs, fut-ce un retour, vise habituellement à faire surgir quelque chose qu’on ne sait pas créer. Ici, le but se dévoie en promenade et l’alentour passe au premier plan. L’énoncé de l’intention butte d’ailleurs sur une formulation toujours à côté, mal ficelée. L’essentiel palpite dans les intervalles. Dans ce qui de la ville vibre, surprend, cligne de l’œil, se dévoile et s’obture en un mouvement si bref que l’on peut douter de l’avoir perçu. Ce qui s’attrape alors peut infléchir des destinées. Mine de rien.

La ville appartient secrètement à celui qui en a pâti. Bâtie sur les ombres qui la fixent. Il suffit de bien regarder, même si on n’y était pas, et ils défilent en rangs serrés : les souterrains, les séquestrés, les mots qui tombent et les morts qui ruent. Comment s’en écarter sans s’aveugler ? Ne pas les laisser saturer les intermittences et encombrer les marges est essentiel pour la suite. Mais par quel effort, quel surgissement ? Les musées ordonnent, circonscrivent. Les livres dans les bibliothèques gravent et dramatisent. Les monuments aux morts grisent, les cimetières fleurissent. Hétérotopies. Le reste circule libre, libre de s’attacher une humeur, un chant, une image. Gravité : phénomène d’attraction d’un corps vers le centre de la Terre.

Percée par la mer, traversée par le ciel, la ville persiste dans la matière dure de ses pierres et la banalité de sa cartographie. On s’y cogne, on s’y perd, on éprouve ses bords. Elle se nourrit de la substance enfouie qui digère les morts et recompose à chaque instant la surface sous le bitume. Les ombres qui surgissent sont récupérées pour alimenter le flux des causeries quotidiennes. Le mouvement, le baroque n’empêchent pas le retour du même. La marche est énonciation. [Michel de Certeau, L’Invention du quotidien]. Les personnages pénètrent dans la ville à tâtons. Dans ce suspens de l’intention et du sens les trajets se créent plus qu’ils ne se trouvent. Les questions se formulent avec les pieds. Les rencontres et fantaisies s’impriment dans la ville. La réalisent.



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1ère mise en ligne 8 août 2018 et dernière modification le 18 septembre 2018.
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[1Un livre dodu couvert de papier kraft le nargue sur le siège couloir de son voisin. Il répudie sa curiosité et souffle pour se distraire des petits ronds sur la vitre. Croise le reflet aplati de son profil aquilin. Il est 15h17 et nous sommes le 8 mars 2018.

[2Traversées de chants tristes et doux.

[3coincé par la fenêtre

[4La vérité, si elle existe ? Son divorce a précipité des sollicitudes intempestives et il a besoin d’air. Le touriste ambitionne de se rincer de l’amour en général, d’oublier les femmes, les mères, les amis. De s’éprouver seul.

[5bigarré, volubile,