contribution auteur | Françoise Renaud

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Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans et récits publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà.

Voir son site ou son blog Terrain Fragile.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Il y avait la peur, c’est sûr, mais je ne l’ai pas vue sur le moment quand j’ai poussé la porte de la chambre, masquée qu’elle était par son maigre sourire et les replis du drap remonté jusqu’à ses joues. Je suis entré sans frapper (il était prévu que je vienne à cette heure-là précisément), toilette terminée et soins quotidiens procurés, tête posée dans les oreillers frais. Scénario bien réglé. Donc la peur, masquée par ce sourire à peine dessiné et par sa préoccupation de me recevoir le mieux possible en dépit des circonstances. Il a dit : On vous attendait (pourtant il était seul). Et puis il a dit : Installez-vous là. Il avait désigné le fauteuil d’un court mouvement du menton accompagné par la course des yeux – il avait dû prévoir à l’avance et demander à l’infirmière de l’approcher du chevet. Oui là, c’est bien.

Je ne savais pas grand-chose de Jakob en dehors du fait qu’il cherchait quelqu’un capable de rassembler ses papiers et d’inscrire ses mémoires dans le fleuve du temps (il avait passé une annonce dans le journal). Jakob Ivanovic n’était pas très aimé. Il venait on ne savait d’où, un peu plus riche que la moyenne des gens — genre de détail qui ne plaît pas aux modestes —, et puis habillé différemment – ce qui accentue encore la différence. On dira pour résumer qu’il ne s’était lié à personne depuis son installation dans cette maison au bord du lac. Un homme en marge. Et qu’il n’était pas fou.

Tout de suite je me suis assis. Tout de suite j’ai commencé à l’écouter. Sa voix encore puissante contrastait avec le corps allongé sans force et elle allait frapper le plafond lambrissé – une stratégie ancienne que de rabaisser les plafonds pour mieux chauffer – pour se répandre et occuper l’espace. Il m’expliquait ce qu’il attendait de moi. Ce que je devais graver dans le carnet. Ce que je devais saisir au cours des derniers jours de sa lente agonie, émotions et souvenirs pareils à des pépites. Sa voix bouleversait. Et puis le silence. Je ne pouvais me détacher de ses yeux immenses et sombres où couraient des pensées d’altitude, fièvres et regrets au seuil du passage, et aussi la peur. Oui Jakob, je ferai de mon mieux. Je peux vous appeler Jakob n’est-ce pas ?

Il comptait sur moi désormais et je revenais souvent dans la chambre au plafond lambrissé, m’installais dans le fauteuil à demi tourné vers le lit. Une heure suffisait. Si fatigué qu’il s’endormait. Je regardais le ciel, le lac, jusqu’à ce que le paysage se brouille et que des figures se dessinent au fond de mes yeux. Je les reconnaissais comme si elles étaient miennes. Quand l’infirmière arrivait pour la nuit, il sortait des limbes. Un soir il a dit : Vous entendez, ce murmure... c’est la respiration des eaux. Le lendemain le ciel était vide, étrangement sable et immobile.

source de l’apocryphe
Il a toujours un appareil photographique sur lui, il connaît parfaitement les réglages au point qu’ils sont devenus automatiques. Il regarde le ciel, jauge la lumière et il sait. L’appareil sait. Il cadre, le doigt appuie. Rien du monde pour autant n’est changé. C’est quoi la photographie ? Il ne saurait pas très bien dire. Des instants retenus dans la mémoire de la boîte noire qu’il peut explorer à l’envie, c’est ce qu’il explique. Une histoire de liberté de mouvement à travers les planches d’images — mais est-ce bien cela ?

Il aura beau énumérer toutes les précautions à prendre avant d’appuyer : se positionner, se rapprocher – oui encore un peu —, oser, tenter, recommencer, reculer, rien n’est garanti. Il cherche l’angle, l’instant fou, l’improbable, le juste reflet. Il cherche.

Un autre jour il parlera du voyage de l’œil, de la solitude du photographe, de la beauté fugace. Fasciné, bouleversé, un autre jour encore il aura les mains vides. La boîte noire est rivée aux os de son crâne, pas bien loin des zones primitives qui dictaient aux hommes de se relever pour marcher, de grandir, de garder la tête haute, d’observer de loin la migration des oiseaux et le mouvement des grands animaux de savane.
L’exercice quotidien de la vie se charge de fixer les choses. Il met son casque de moto, baisse la visière, fonce sur la double voie. Le vent fouette son corps à cheval sur la machine, tout défile, lignes des arbres devenues floues, vitesse, griserie, plus de réglages qui tiennent. Il vit, c’est tout.

source de l’apocryphe

Le moment viendrait où les images suffiraient à remplacer les mots, où le cerveau pourrait se reposer la nuit plutôt que de se préoccuper, mâcher et remâcher tout ce qui pourrait s’écrire et qui s’enfuit à chaque seconde. Le moment viendrait où le corps pourrait oublier cette urgence, échapper au carcan des pages et à la tyrannie des phrases. Le moment viendrait où le lit serait juste chaud pour traîner le matin tout en écoutant l’autre remuer dans la cuisine, faire le thé ou le café, où le coin de canapé serait juste là avec coussins et livres déjà écrits juste offerts au temps, où l’après-midi ne serait plus ouragan tsunami déferlante qui oblige à remanier sans cesse la matière de l’existence et le poids des mille émotions épuisantes qui hantent le roman en train de s’écrire – il vibre en soi, tourbillonne déborde possède. Le moment viendrait où on stopperait la voiture sur le pont à trois arches et on regarderait l’eau née sous le causse qui dévale de six ou sept mètres en cascade fumante certains matins de gel et anime la vallée de ses brumes silencieuses. Le moment viendrait où le carnet en moleskine rouge ne serait plus nécessaire oh non ni le dictaphone ni l’appareil photo. La solitude oui elle, toujours. Et il ne surgirait plus que du néant le désir de respirer, de se relâcher, de vivre l’instant même qu’il soit d’hiver ou d’été, de terre ou de mer, de noir ou de blanc, avec ou sans chat, avec ou sans livre à écrire, avec la peau souple et gonflée d’amour pour tout ce qui arrive autour de soi. Rien d’autre. Le rire dans la rue, la cloche de l’église toute proche, le renard à l’orée des bois et le paysage remué d’eau déchiqueté par l’hiver.

proposition n° 8

Parole d’Emilien Gras. Emilien Gras avait bien dit qu’il connaissait la famille. Il avait travaillé sur la propriété quand il était jeune, il avait dit qu’il avait fait plus d’une fois les moissons et aussi les vendanges. Il avait eu l’occasion de parler au grand patron comme il l’appelait — celui qui supervisait les travaux et le personnel sans jamais se salir le costume ni les mains – et il avait eu l’occasion de croiser Clothilde. Il ne dira pas oh non qu’il ne l’avait pas regardée passer, parce que non d’un chien elle était drôlement belle au point que ça faisait oublier tout le reste. La bouche surtout. Et les cheveux. Longs dans le dos et bouclés qu’elle les portait. Et parfois un chapeau à cause du soleil. Elle passait dans le chemin avec un panier de fleurs ou un livre. Elle était fille cadette (bien plus belle que l’aînée qui ressemblait à une maîtresse d’école et plus souriante que la benjamine renfrognée) et beaucoup lui tournaient autour certainement. Nul pourtant ne se risquait à parler d’elle, chacun la gardant pour soi, dans son silence. Emilien Gras avait dit qu’après plusieurs saisons là-bas, il avait quitté la région pour aller travailler dans un atelier de réparation de vélos, d’ailleurs ça lui plaisait beaucoup. Plus près de la ville, il sortait le soir dans les cafés, allait au bal du dimanche. Il avait dit qu’après c’était plus facile d’oublier la fille.

Viktor B. Naissance en 1945 à Novossibirsk d’une mère mongole et d’un père russe, alors jeune militaire (probablement une idylle secrète, mal acceptée par les proches). On ne sait rien de sa période d’enfance. Pas de photos, rien. On ne peut que se référer à ce cliché noir et blanc où il a environ 15 ans. Grand, blond, beau port de tête. On sent qu’il a envie de grandir pour enserrer le monde dans ses bras — déjà très séducteur. On le retrouve en 1966 où il est étudiant dans une haute école d’administration à Moscou.
1978 : en poste à Vienne comme diplomate après avoir vécu deux ans à Istanbul (cette année-là, il avait voyagé jusqu’en Altaï, pays d’origine de l’un de ses grands-pères). 1981 : retour à Moscou pour se marier (une fille d’un monde très différent du sien). En 1982 — année charnière — tout bascule (il l’écrira beaucoup plus tard dans son journal).

Grégory, fils d’Ana Daniel. Le gosse pense qu’il a une mère un peu folle, en tout cas c’est ce que ses copains disent. Peut-être qu’ils sont jaloux qu’elle soit bien mise tout le temps et qu’elle ait l’air si jeune. Eux, ils ont des mères qui les harcèlent pour qu’ils étudient, qu’ils soient sérieux et mettent des vêtements moins déchirés. Lui il est tranquille de ce côté-là, sa mère s’en fiche pas mal du moment qu’il ne découche pas sans prévenir, elle ne voudrait pas avoir à joindre son père ou appeler les flics à une heure impossible. Elle a d’autres préoccupations. Ce n’est pas pour autant qu’elle n’aime pas son fils.

Le paysage toujours. Village à l’orée des bois sombres. Une seule route pour y parvenir. Tout en grimpant cette route longe les bosquets, s’engage sur le plateau sauvage — il y neige souvent — jusqu’à rejoindre le village, puis redescend graduellement à travers un réseau de petites vallées profondes et luxuriantes. Elle rêve du torrent au fond de la vallée, fraîcheur et pureté. Elle rêve de Japon, de macaques des neiges et de cascades brumeuses.

Journal local, juin 1949. Un beau mariage que celui de l’aînée des filles Franchot du Noyer. Le cortège s’est ébranlé à l’heure prévue depuis le hameau pour rejoindre l’église avec à leur tête le violoneux. Trois kilomètres jusqu’au bourg. On portait les enfants au bras, du moins les plus jeunes, et on avait hissé la grand-mère dans une charrette à cheval. L’ambiance était joyeuse. Tout ce petit monde a franchi la porte de l’église pour se distribuer dans la nef comme il convient pour un mariage, accueilli par l’abbé Mégnart qui a assuré la célébration. Au moment de dire oui, la mariée a eu une hésitation — tout le monde s’en est rendu compte —, on pourrait même dire un malaise. L’époux, impatient que l’affaire soit réglée, s’est beaucoup inquiété sur la fragilité de la fiancée et les familles se sont émues de ce moment d’incertitude entre oui et non. Enfin tout est rentré dans l’ordre et le prêtre a pu conduire la cérémonie à son terme. Applaudissements à la sortie de l’église. Beaucoup du village s’étaient assemblés sur le parvis pour voir la robe. Juste après, les convives se sont rendus à la grange des Merlets pour le banquet ponctué par des chansons et réjouissances jusqu’à tard le soir.

proposition n° 7

Mercredi 6 février

Quand est ce que ça vient et où est-ce que ça va ? trop chaud trop froid, trop vite trop tard. Peut-être dans ce moment au sortir du sommeil : cerveau en mode oubli, respiration inaudible et bruits feutrés comme s’il avait neigé. Rester dans l’abandon de la nuit une heure encore dans la chambre douce en lumière, là où les choses se disent à voix basse et où les douleurs – tous les genres de douleur – sont plus vives, les perceptions plus profondes qu’à vivre en plein soleil. Il y a cette quantité folle de mots passés en revue dans le noir avant le sommeil et dans ces interstices où l’on croit ne pas dormir. Je me souviens, alors le livre s’écrivait tout seul dans une extrême lucidité, rien de flou, chaque élément parfaitement en place, et puis cette multitude d’images traînant à la queue leu leu avant de filer loin.

Jeudi 7 février

Aujourd’hui je ne sais plus où j’en suis avec ce roman, si je suis sur la bonne voie. Je crois avancer, par petits bonds, un peu comme les oiseaux qui volètent dans les bras de l’arbre ou les écureuils. En fait non, ça n’avance pas. Il me faut tout recommencer, changer de point de vue, changer de temps pour raconter. Je m’effraie de la suite et je reste au tiède du lit pour ne pas sentir le découragement. Du thé à volonté, boisson précieuse et parfumée dans son pot anglais : Earl Grey à fleurs bleues, goût connu comme un repère nécessaire. Rester au tiède du lit – le feu n’est pas encore allumé dans le Gaudin —, couvertures sur les pieds, ordi posé sur les cuisses. Continuer. Juste un groupe de mots, une phrase. Regarder le bloc où sont posées des notes, des phrases que j’aime qui pourraient me servir. Le lit, le chaud, le thé, le calme de la maison, le silence de la vallée, l’immensité du ciel et la petite fenêtre qui rappelle que dehors le monde existe. Une heure, deux heures. Je reste avec moi-même, peut-être que j’ai tort.

Vendredi 8 février

La page s’est enrichie et il reste encore un peu de thé. Je poursuis, je persévère, j’hésite, je fatigue, je médite, enfin je relis tout haut ce que je viens d’écrire. Trop tard trop vite. Près de la lampe il y a des livres pareils à des morceaux de mon âme, ils peuvent me happer ou me redonner confiance pour peu que je les prenne en main. Les pistes ouvertes se sont refermées et les images de la nuit ne sont plus que des fantômes, pourtant le roman est là, en moi. Il flotte à la fois présent et irréel. Je connais la couleur de ses veines, la fragilité de ses articulations. Il y a du bruit dans la ruelle, un chien qui aboie, quelqu’un qui frappe à la porte, je m’en moque. Où est-ce que ça va, les mots ? Je m’en moque, je travaille, je caresse les livres et la chatte venue me rejoindre, je lui parle — elle aussi aime la tiédeur du lit le matin avec le soleil parfois dans la petite fenêtre. Les événements minuscules viennent se tatouer dans la phrase en train de se construire et dans la trame du livre, par exemple l’aboiement du chien, le facteur qui dépose un paquet, le mauvais temps, un coup de fil inattendu, Bernard qui vient livrer du bois. De toute façon je ne sais pas ce que je vais écrire – quel écrivain pourrait le savoir ? —, il y a seulement que je travaille et il arrive des moments où le roman coule dans le moule comme une pâte à gâteaux. Tout ou rien. Le livre en train de s’écrire est libre. Il a déjà un visage vers lequel je m’avance. 

proposition n° 6

Il y a grande soirée à l’ambassade. Pas la peine de rêver, il ne viendra pas. Toute la semaine sans le voir – la troisième au total. Elle n’arrivera pas à travailler, encore moins à dormir : les ombres dehors, le vent, le cri déchirant des chats qui se défient. Elle va avoir la fièvre de lui. Alors se fixer sur rien ou pas grand-chose, par exemple une tache d’humidité au plafond, une rayure, un bout de carte postale qui dépasse d’un livre. Fouiller désespérément le noir pour se raccrocher à ce rien qui pourrait la sauver. Elle ne boit jamais seule d’habitude, mais là c’est différent — juste une rasade parce qu’elle ne supporte pas d’attendre. Elle cherche un clou entre deux lés de tapisserie, un élytre d’insecte dans le rideau, une carapace de coccinelle, ou alors des indices de dégradation du miroir. Vodka. Elle est perdue, elle s’obstine à chercher une petite chose inouïe qui pourrait retenir son attention, la ramener à elle-même. Peut-être que l’amant russe est un homme à femmes, qu’il a d’autres maîtresses. Tout à fait possible, elle sait comment il fait pour devenir irrésistible, elle l’a déjà vu faire… Se fixer, ne pas déraper, rester digne... Et bien sûr qu’un clou, même minuscule, ça n’est pas rien : une possibilité de suspendre un tableau, un portrait de famille, un trousseau de clés. Et une carapace de coccinelle ça n’est pas rien non plus, quelques milligrammes et sept points noirs sur le dos. Mais ni clou ni insecte dans les parages, seulement la bouteille qu’elle a achetée pour leur soirée et la page de son cahier – elle trouve pratique d’écrire dans des cahiers, au moins tout est ensemble. Quelques mots comme : L’attendre fait mal ou Je l’imagine souriant à côté de sa femme dans une robe affreuse. Trop nul. Vodka encore. Elle déambule dans le studio, regarde les moutons de poussière réfugiés au ras du plancher, en ordre de marche tel un bataillon velu, personne ne sait d’où ils viennent, comment ils se forment. Et puis là-bas une chose roulée en boule, pièce de linge oubliée, culotte en coton gris. Un de ces slips larges, propriété de l’amant, dont elle s’est souvent moquée, assez inélégant mais confortable — de fabrication moscovite elle suppose —, donc un objet qui a touché le corps adoré et même ses parties intimes. Cette façon qu’il a toujours de l’ôter, grand corps pas vraiment athlétique mais étonnamment souple à se jeter sur le lit l’attirer l’étreindre. Doux le tissu qu’elle caresse – il a été beaucoup porté, lavé —, s’en sert comme d’un mouchoir ou carré de velours. Et voilà qu’elle pleure toutes les larmes de son corps, inconsolable de solitude et d’amour. Pitoyable de pleurer comme ça à son âge pour un slip, pour un homme, rien qu’une histoire passagère – tout était clair dès le départ —, non mais à quels états cette passion la réduit. Désolée, engloutie, elle s’en fiche, étreint ce rien du tout, ce bout de chiffon, étrange témoin de ses plaisirs.

proposition n° 5

Approche voyons, n’aie pas peur, toutes les filles passent par là un jour ou l’autre, ça ne sert à rien de te faire du mouron… La voix est déformée à cause des épingles retenues entre les dents, pourtant douce, rassurante… Voilà, rentrer un peu plus le galon, ah c’est beaucoup mieux comme ça, plus élégant ; en général elles attendent toutes ce moment-là, elles piaffent, c’est comme inscrit dans leur sang… Les gens parlent à tort et à travers, qu’est-ce qu’ils savent les gens de nos vrais sentiments ?… Quand même tu devrais être contente, et puis ça vaut mieux que de ne plaire à personne et de rester en rade, après on devient vite trop vieille, combien de fois je te l’ai dit… Un battement d’aile peut dévier la courbe, un simple geste orienter le destin, on sait bien : un regard appuyé ou détourné, une main qui s’approche ou refuse, mais un mari pour la vie, elle n’est pas sûre d’avoir vraiment choisi… De toute façon ça ne pouvait pas durer cette affaire-là, lui venait du bord de la mer en vélo — ça faisait une sacrée trotte —, tous ces kilomètres juste pour me parler une heure ou deux, à la rigueur me tenir la main quand on se promenait dans les champs, alors il a fallu que je me décide, que je réponde à ses avances ; lui ou un autre, je me demande… La femme aux épingles entre les dents tourne autour de la robe, se baisse, défripe les volants… Il est plutôt beau garçon dis donc, par contre ce qu’il a vraiment dans le crâne, tu ne le sauras qu’à l’usage… Elles se taisent. Bruit de tissu qu’on froisse, pieds frottant le sol, ciseaux à couture qui tombent et vont rebondir contre l’armoire… Ah si on savait à l’avance, tout serait différent... La fille dans la robe attrape un mouchoir dans sa manche, renifle plusieurs fois… On ne peut pas dire que de mon côté ça a été une réussite ; un fainéant pour ne pas dire autrement, par chance il est parti jeune – un pauvre gars en fin de compte —, mais on a beau faire, ces choses-là on ne peut pas les savoir à l’avance… Le visage de fille se contracte, rictus, elle répète : on ne peut pas savoir à l’avance. Comme une bouffée d’appréhension qui plisse son front soulève sa poitrine…. Approche un peu, oui comme çà, encore un petit point sous l’aisselle, ne pas oublier d’ajuster la couronne, on ne sera jamais prêtes… Bruits à l’extérieur de la chambre, mouvement, cris. Les gens commencent à se rassembler devant la maison… Allez souris un peu, c’est ton jour, un très beau jour, tu ne vas quand même pas te mettre à pleurer, c’est idiot de pleurer le plus jour de sa vie… En fait elle a peur qu’il lui fasse des choses qu’elle ne veut pas, qu’il soit violent avec elle, et ça elle ne peut pas le dire, c’est de la lave dans sa bouche, ça l’empêche de respirer (la blessure entre le blanc des cuisses, le sang, la peau, le ventre doux), tout ça parce que sa mère ne lui a rien dit, parce que les femmes ne disent jamais, elles acceptent… On toque à la porte : Est-ce qu’on peut entrer ? on voudrait bien la voir... Ah non impossible, ça porte malheur !... Qui a dit ça ? rien que des bêtises, parce que nous on en a marre d’attendre, on aimerait bien… Rires d’enfant derrière la cloison, pas précipités, les petites filles sont reparties vers le jardin. Le père grogne sans doute… Ils attendent tous… Il y a quelque chose dans son cœur de fille qui retient, elle ne peut pas l’expliquer et ça commence à couler sur ses joues… Allons, reste tranquille sinon je ne vais pas y arriver, dis donc c’est que tu es drôlement jolie ! on a bien fait de reprendre la robe de ta sœur, au fond rien que de petits ajustements, et c’est une drôle d’économie pour ton fiancé… Chuchotements encore, il faut se dépêcher… Enfin dis-moi, est-ce que tu as été un peu heureuse avec ton gars ?… Ah ça j’en sais trop rien, quoiqu’au début… Tu l’aimais non ? et tu avais envie qu’il s’allonge avec toi dans le lit, s’il-te-plaît dis-le moi… Oui oui bien sûr… Elle ôte les dernières épingles, les plante dans le coussin à couture, s’affaire autour de la couronne… Enfin ce n’est pas toujours ce qu’on croit la première fois, tu verras bien, tu finiras par t’habituer… Des mots qui rongent, inquiètent… Maintenant il est temps, le père t’attend, c’est lui qui va te conduire jusqu’à l’autel… Et lui, il a déjà mis son costume, tu crois ?... Ah ça sûrement qu’il est fin prêt, coiffé avec sa raie sur le côté, gominé… J’ai peur de ne pas y arriver… Du calme, la belle, souviens-toi, le mieux à faire est de fermer les yeux… Il pourra toujours raconter que je ne voulais pas enlever ma robe, qu’au dernier moment je m’étais refusée comme un animal ; il faut comprendre aussi, foncer vers l’inconnu ou tomber dans le vide c’est pareil, raide sur ma chaise d’église, le goût salé des larmes, accrochée à mes jupons… Eh bien c’est là qu’il faut plier l’échine, se forcer, ça ne dure pas bien longtemps. Ouf ça y est, tu es vraiment jolie tu sais... Pousser la porte de la chambre, traverser la cuisine — trop tard pour reculer —, applaudissements… Regarde, ils sont tous là… grand temps de partir… mais… arrêter de penser, se forcer…

Se fixer sur rien ou pas grand-chose, quelque chose qui a l’air mort, par exemple une tache d’humidité, un angle d’armoire écorné, une portion de sol inégal qui peut faire trébucher. Regarder autour désespérément pour se raccrocher à un rien qui pourrait la sauver – bientôt la cérémonie, la rumeur, l’agitation des petites filles —, elle cherche un tout petit clou sous la couche d’enduit, un élytre d’insecte, une carapace de coccinelle dans la rainure de la fenêtre, ou alors des indices de dégradation du miroir, une tête d’épingle différente des autres dans le coussin à couture. Elle s’affole, elle est perdue, s’obstine à chercher ce rien, cette petite chose inouïe qui pourrait la distraire et la rassurer au bord du grand chambardement – le mariage est une migration hors de l’enfance. Se fixer, ne pas trop penser, surtout être une bonne fille. Et bien sûr qu’un clou, même tout petit, ça n’est pas rien : une possibilité de suspendre un paysage, le portrait des aïeux (dont personne sans ça n’aurait le souvenir), un rameau béni ou un trousseau de clés. Et une carapace de coccinelle ça n’est pas rien non plus, quelques milligrammes, sept points noirs sur le dos et des centaines de pucerons mis hors d’état de nuire dans les rangées de fèves. Mais pas de clou ni de coccinelle, toutes les épingles identiques, pas une seule hors du rang. Soudain elle les voit planqués au ras du sol sous la table de nuit, en ordre de marche tel un bataillon velu, personne ne sait d’où ils viennent, comment ils se forment au ras du plancher, on a beau les chasser, ils reviennent plus nombreux, ils sont si sensibles qu’ils oscillent au moindre passage de l’air et se rapprochent les uns des autres jusqu’à constituer des mèches laineuses. Ils sont inoffensifs, ces moutons de poussière prêts à être cueillis, ça lui rappelle la douceur de l’été, légers légers comme des têtes de graminée ou des aigrettes d’oiseau, et puis quelque chose à voir aussi avec les nuages qui vont leur chemin. Et ça n’est pas rien, un bataillon de moutons, même si la plupart du temps on les voit pas, animaux de trois fois rien doux à son âme, oubliés, abandonnés sans espérance au pied du mur dans la chambre avec le lit de cent quarante et ses chevets en fruitier. Ils sont là pourtant presque vivants avec l’air qui passe sous la porte, elle a repéré leur cachette. Se fixer sur rien, une miette de pain, un mouvement de rideau, l’odeur qui vient jardin entre feuilles nouvelles et herbe coupée pour les lapins.

proposition n° 4

Je n’existais pas encore au moment où ça s’est passé, mais je peux le concevoir, ce moment, redessiner le lieu à l’aune de nos brefs séjours après le long voyage dans la voiture de mon père jusqu’à ce pays éloigné du bord de la mer. Un lieu pauvre et perdu, soumis à l’empire de l’ombre, peuplé de gens affairés à la terre : laboureurs, semeurs, jardiniers, éleveurs de bêtes. Un lieu-dit portant un nom d’arbre. Le Noyer. Situé dans le département de la Loire Inférieure – notion désolante, voire dégradante résonnant avec l’odeur de fumier, forte autour des fermes basses et des prés descendant jusqu’à l’eau (souvenir aussi d’un enfant retrouvé noyé, mais c’est une autre histoire). Un hameau difficile à distinguer des autres du même genre éparpillés dans cette campagne, pourtant différent ce jour-là à cause d’un mariage en train de se préparer. Une certaine effervescence, le pavé lavé de frais, des chaises disposées en rang d’oignon devant la maison pour le monde qui commence à venir, des petits gâteaux et des verres sur une table pour les hommes qui voudraient un blanc sec.

Mais où est la mariée ? En train de passer sa robe, mais où et avec l’aide de qui ? Parce qu’à la détailler sur les photographies, elle n’a pas bien l’air facile à enfiler, cette robe réalisée par une couturière, empiècement satiné marquant la taille, ajustée au galbe des seins et boutonnée dans le dos — vous savez, ces petits boutons faits du même tissu que la robe difficile à passer entre les festons des trous —, mais personne ne se souvient vraiment. S’en référer aux sœurs ? Une autre fois peut-être. Enfin, il n’y a pas trente-six solutions, elle s’est forcément habillée à la ferme puisque le cortège est parti du hameau pour gagner l’église au bout de la ligne droite (il y a des photos du cortège qui le prouvent), donc dans l’une des chambres à l’arrière qui ne voient guère le soleil. La couturière étant marraine de la mariée, c’est elle qui a dû l’assister, épingles retenues entre les dents et aiguillée de coton toute prête pour un dernier ajustement. Morte il y a déjà des années, cette femme ne peut rien confirmer. Rien confirmer non plus du cri que la jeune fille a poussé au moment de glisser la tête dans l’encolure en mousseline blanche.

Étrange comme je l’entends crier moi aussi au seuil d’épouser l’homme qu’elle ne connaît pas ou si peu. Elle a vu quelque chose, quelque chose logé dans les plis qui l’a épouvantée : bête noire, mouton de poussière, pétale séché, papillon, quelque chose de non identifié qui s’est mué en mauvais présage. Tout de suite la peur. La peur de partir. De quitter sa terre et les siens. De commencer une autre vie. Peur de ce qui va arriver. Si elle le savait, elle prendrait ses jambes à son cou ou alors se cacherait dans un coffre ou dans une armoire.

Aller y voir de plus près, y aller à pleines mains, ne pas se gêner, fouiller le tissu à plusieurs décennies de distance, soulever les plis, fourrager dans le jupon, défroisser les volants, identifier la chose qu’elle a vue (après, elle n’a plus voulu bouger), la robe lâchée par terre, le temps passant, le monde dehors s’impatientant – aujourd’hui revenir sur la scène, même si ça ne sert à rien, dérouler le fil des secondes pour décortiquer l’affreux pressentiment – le dire — l’écrire, lui et tout ce qui en a découlé – ce serait comme un morceau de film, une scène au ralenti avec la robe posée successivement sur le lit, puis le fauteuil, puis tombée au sol, puis habillant le corps jeune et svelte à vingt ans — écrire la peur ancrée dans la chair de ma mère, transmise à chacun de ses enfants — je la questionne au téléphone, c’est si loin, elle confond les dates, finalement elle se souvient de la chambre à l’arrière, elle dit « la chambre de maman », elle dit aussi que c’était la robe de sa sœur mariée six mois plus tôt — le film proposerait des visages, ceux des parents présents à la cérémonie, silencieux, aujourd’hui presque tous disparus – imaginer le film ou se pencher sur la page – écrire le contraste entre le noir et le blanc, entre la mousseline et le corps luisant de l’insecte, entre l’espoir et la terreur — griffer les mots pour elle – griffer comme si je brodais son intraduisible émoi — se pencher – évoquer le cri de ma mère – fouiller la robe, griffer les mots – dire – coudre et découdre les plis – dire — écrire

proposition n° 3

Qui s’inquiète aujourd’hui de l’enfant de Marie-Jeanne Louërat, fille de notables durement mise à l’écart et même reniée pour s’être laissée tentée par le diable ? Différentes versions ont traversé des années de guerre où l’ordre des familles était bouleversé par l’absence des hommes, les esprits affectés par le manque et les annonces de décès.

La première nous est proposée dans un mot griffonné par le frère aîné combattant sur le front de l’Est en réponse à une lettre d’Yvonne, la troisième des sœurs. Il semblait répéter la nouvelle : l’enfant n’avait même pas crié, bleu au sortir du ventre, ainsi l’affaire était réglée (et il avait souligné ces trois mots). Il semblait satisfait. On comprend là que cette grossesse était une honte pour la famille.

Selon la deuxième, paroles d’une des femmes qui auraient assisté à l’accouchement, la naissance aurait été plus difficile que prévu. L’enfant se présentant par le siège, il aurait fallu anesthésier la mère, la déchirer pour sortir le bébé, et il y aurait eu des complications. Le petit aurait cruellement manqué d’oxygène, ce qui était pire que la mort puisqu’il n’aurait pas pu connaître un développement normal, alors on l’aurait écarté tout comme sa mère ou abandonné à un fermier en bordure du pays. Il serait devenu ce garçon fêlé qu’on surnommait Folop, qui gardait les bêtes aux champs, posait des pièges, torturait les oiseaux et effrayait les gens.

Une troisième version nous est suggérée à travers une mèche de cheveux retrouvée dans une boîte en fer avec des photos et des cartes postales, mèche courte et soyeuse du même blanc-blond qu’un ventre de chardonneret. Couleur parlant d’elle-même, laissant penser que le géniteur était étranger puisque les hommes du coin étaient tous noirauds de poil et de peau – un homme donc du camp ennemi —, laissant imaginer aussi le sentiment coupable de celle qui avait coupé la mèche et l’avait conservée telle une relique – une femme forcément : Marie-Jeanne elle-même ou alors Yvonne ou leur mère. Enfant mort avant de naître ou juste après, là rien n’est clair.

Mais n’avait-il jamais profité du jour, cet enfant-là, fruit d’amours coupables, n’avait-il jamais ressenti la lumière qui rentrait par la lucarne et venait jouer sur sa figure, tout petit d’homme ballotté par les circonstances et les vents mauvais ? Bien sûr que si. Et peu importait la durée de sa vie à lui et de sa vie à elle. Ainsi la quatrième version proposerait de s’en tenir au lien de chair inaltérable entre mère et enfant, à cette joie qu’elle avait éprouvée à le serrer à peine sorti des limbes envers et contre toutes les lois de la famille et les rigidités de la société, et quand bien même pour quelques poignées de secondes dans une chambre sombre et froide.

proposition n° 2

Octobre 1988. C’est un dimanche. Ana Daniel (nom d’emprunt, je n’ose pas écrire son vrai nom) est dans un studio quelque part en banlieue et elle attend. Elle attend un coup de téléphone qui confirmera leur rendez-vous, demain ou un autre jour. Tout de sa vie s’arrêtera dans l’instant où il entrera, où le désir remplacera le vide et la désespérance. Sa main tambourinera contre la porte et quand elle ouvrira il sera là sur le seuil, un peu ivre — ou complétement ivre. Ana voudra mourir. Lui aussi, du moins elle le suppose, elle sait ce désir puissant qu’il a d’elle, tout de suite leurs corps projetés l’un vers l’autre — elle a déjà décrit les étapes de ce genre de noyade dans un livre qui racontait une passion ancienne, déchirante —, entre eux rien que des gestes, pas de mots ou alors si rares, les bras affolés, des envies de douceur et de violence, de volupté et de mort impossibles à combler. Le lit est large et blanc, draps bien tirés, oreillers retapés, elle attend, ne parvient pas à travailler. Pour tromper l’attente, elle décrit leur liaison dans son journal (il sera publié plus tard, sorti de l’ombre, parce que les mots sont le temps lui-même, elle l’a écrit comme ça, en tout cas quelque chose de proche, mais en ce moment où elle écrit, elle ne peut pas imaginer qu’un jour ces cahiers-là seront offerts au monde). Donc elle s’avancera vers la porte comme elle irait vers sa fin : stopper cette tension atroce, se jeter contre son grand corps de russe blond aux ongles mal soignés et aux vêtements de marque, compter pour lui plus que tout, même si elle le sait qu’il retournera un jour dans son pays. Elle rêve qu’il est là, elle le découvre appuyé contre le chambranle, déchiffre son sourire, sa soif immense, elle a envie de pleurer et de rire. Dans le rêve il avance au milieu de la pièce alors qu’elle recule, il tend la main, l’attire jusqu’à ce que leurs souffles se mêlent. Ils tombent sur le lit, boivent de la vodka, se mettent dans d’étranges positions pour se prouver leur folie. Ça dure longtemps, deux ou trois heures, ils ont tiré les rideaux ou alors il fait nuit. Pourtant quelque chose se défait en même temps qu’ils le font car la passion s’amenuise à s’éloigner de son commencement, Ana Daniel (dire son vrai nom n’apporterait rien de plus) en est persuadée au point qu’elle y pense tout le temps et que ça la déchire. Elle pense aussi qu’elle est trop vieille pour vivre ce genre de passion, que c’est sûrement la toute dernière fois. La sensation d’érosion, d’amenuisement s’accélère. Il se détache d’elle, la repousse, se met à rire bruyamment comme s’il se moquait d’elle : « Tu es une salope, Ana, rien qu’une salope ! » (soit il trouve ses gestes trop crus, soit il soupçonne qu’elle utilisera un jour leur histoire pour en faire un livre). Il est ivre. Elle se débat. « Non ce n’est pas vrai, je suis vivante, je te désire comme une vivante. » Le rire se poursuit tandis qu’il se rhabille. Le lit est devenu un chantier, draps souillés froissés. La nuit derrière la fenêtre. L’amant a pris les traits d’un clochard qui s’imbibe d’alcool à brûler et qui l’insulte. Putain de salope. L’image se brouille. Elle voudrait ne plus jamais rêver. À nouveau dans l’attente. Elle écrit dans le cahier les pensées que lui suscitent cet amour pour l’homme russe marié trois enfants, elle fouille fouille son corps au plus loin mais impossible de se protéger de la désillusion. Écrire la perdition et puis la destruction.

proposition n° 1

Dans un lit, un corps d’enfant. On ne distingue pas les traits du visage, juste la forme du petit corps (on sait qu’il s’agit d’un corps d’enfant). Clarté maigre provenant du dehors – la chambre n’a qu’une seule fenêtre qui donne sur un jardin et les voilages sont tirés. Rien de spécial dans la chambre sinon le blanc du lit. Ah si, les dessins antidérapants du sol en béton, comme une résille. Dehors : fruitiers aux branches nues, choux tordus bien rangés. C’est l’hiver. Presque personne sur la route. Tous les gestes sont lents, la terre comme morte.

Je suis tout près de lui. Je tends la main vers sa cuisse dans le pantalon de travail. Sans le toucher. Je voudrais lui faire signe, lui dire quelque chose. Il ne sent pas, ne regarde pas.

Un rivage très loin (bordure Nord-Est de l’île). Juste avant la pluie les choses se distinguent beaucoup mieux : les falaises, les zones de plage, les petits bois de chênes verts et de mimosas, les maisons du port. Toujours cette vaste étendue grise ou verte entre le continent et l’île, secouée de vagues plus ou moins phosphorescentes. Des oiseaux crient en nombre. Peut-être aussi des poissons qui volent au-dessus du tumulte, pareils à des créatures fantastiques.

D’abord le blanc, rien que le blanc — champ de neige ou pétales de fleurs, on ne sait pas. À s’approcher et ajuster la mire, on distingue le grain, la trame du tissu. C’est un tissu raffiné et léger comme de la mousseline (par endroits brodé, en d’autres ajouré), tissu maintenant déployé sur le fauteuil pour révéler la robe — robe de mariée de ma mère. Une légère odeur de fleur d’oranger, une illusion plutôt liée à l’image de la robe et à la blancheur.

Rumeur sourde de plus en plus forte. Il y a des bruits de galop, d’animaux qui fuient, leurs silhouettes saisies dans une lumière orangée de fin du monde. Regarder, ne pas bouger pour ne pas modifier l’ordre.

Pépiements d’oiseaux. Fraîcheur de la terre. Plein été ou alors septembre. La petite fille rampe sous les branches, attrape un fruit juteux — une poire à peau sombre tavelée. Elle se sent parfaitement cachée sous la ramée au fond du jardin et elle suce le fruit. Délice.

La femme est souvent devant l’école à l’heure de la sortie. La femme a une fille qui s’appelle Éva – un nom original dans ce bourg de campagne. La femme a de gros seins qui pointent sous le pull moulant, mise en valeur par un soutien-gorge Playtex (ils en faisaient de la réclame à cette époque), ça en devient presque gênant. Il y a aussi que la femme a du rouge à lèvres et les cheveux bien coiffés, parfois elle pose la main sur la hanche. On sent le regard des hommes qui se pose sur elle. Éva ressent de la honte.

Réveil en sursaut. Tu es un assassin, c’est ce que tu te dis. Oui tu as tué quelqu’un mais tu ne te souviens plus des circonstances. Presque tous les détails se sont évanouis, survit le sentiment très fort que c’est vrai, que ça s’est passé, que tu as fait quelque chose de terrible et d’impossible à réparer, et cette violence t’accompagne au fond de ton cerveau à jamais.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 22 février 2019.
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