contribution auteur | Christine Eschenbrenner

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C.E qui écrit depuis bien longtemps , après avoir clos le mieux possible le cycle de fortes aventures pédagogiques, se dit qu’il est temps non pas de revenir aux sources mais d’accepter ce qui en découle.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

apocryphe
Emma ne peut plus faire marche arrière. Née introvertie avant le désastre, s’est toujours débrouillée pour contourner les questions en rentrant dans l’ordre après avoir perdu tout espoir de retrouver ce qui l’avait foudroyée — illusion, erreur de jeunesse, toutes les étiquettes qu’on colle sur la grande brèche. A partir de là, s’est laissée tomber de tout son poids dans la marmite glorieuse de l’épanouissement, considérant qu’au fond elle avait de la chance, des repères, une famille nombreuse. A élevé ses enfants, avant de plonger dans la téléréalité. Grisonnante, s’est teint les cheveux pour participer à l’émission qui vend grosse comme une maison morte la surprise des retrouvailles. Il s’est défilé, elle aurait dû s’en douter. Tous les mêmes. Les temps changent, aucune importance. Elle retrouve le train-train. A la télévision, le lendemain, a été fait brièvement mention d’un nouvel accident de personne. Il faudrait lutter contre ce fléau mais les problèmes sociétaux sont trop nombreux aujourd’hui.

apocryphe
Un journal de bord. Ecrit en 2003 par Esther, travail demandé par le professeur de Lettres-Histoire aux élèves de seize ans qui font leur stage de BEP en maison de retraite. Esther est une bonne élève. Née vraisemblablement en 1987. Une enfant de la crise, disent les journalistes. Ses parents ont quitté les territoires d’outre-mer pour donner une vie meilleure à leurs enfants. Esther leur est reconnaissante. Elle parle peu, veut bien faire. Relit les pages du cahier à grands carreaux pour qu’il n’y ait pas trop de fautes même si ce n’est pas la priorité, dans le contexte. Travail rendu dans les temps. Evaluation du stage très positive. A fait tout ce qu’on lui demandait : aide aux repas, cuillérées et prothèses, toilette des corps fanés c’est un métier mais le manque de personnels est criant, elle a remplacé l’aide-soignante au pied levé. Heureusement les stagiaires. Dans son cahier bien tenu, elle a écrit que pour la première fois elle avait vu mourir quelqu’un. Une vieille dame seule. C’est la vie lui a-t-on dit et ça fait partie de la formation. Soigneusement, en quelques mots, Esther a relaté les faits. A tourné la page. A eu son examen. Après, on ne sait pas.

apocryphe
On dira qu’elle s’appelle Odessa. Odessa, c’est le nom d’une ville qui se termine par la marque du féminin comme beaucoup de prénoms féminins –SarA, CaméliA ; DouniA ; FlorA ; BarbarA, AlexandrA …- Début : O, fin A, Alpha et l’Oméga à l’envers, c’est un peu ça. Odessa vit dans un quartier dit populaire, pas loin de Paris avec parfois des odeurs de mer, de pétrole transformé et un théâtre de quartier où elle va parfois pour se changer les idées. Odessa est cultivée, ça lui vient surtout de tout ce qu’elle a dû quitter, au moment de l’exil : elle sait que la culture favorise l’intégration mais Odessa reste seule. Difficile pour ses voisins de comprendre ses accumulations, découpages d’articles, achats de livres en grande quantité au lieu des cinq fruits et cinq légumes par jour. Odessa touche une aide à la réinsertion, cherche du travail dans les bibliothèques mais n’a jamais le bon diplôme. Elle pensait qu’être autodidacte polyglotte lui ouvrirait les bonnes portes. Mais non. De plus, Odessa écrit des poèmes très courts, très beaux. Si courts qu’on se demande pourquoi elle gaspille tant de papier en laissant dans l’histoire et sur les feuilles beaucoup de blanc. Il faudrait jeter tout ça. Qui ne sert à rien. Mais elle garde des provisions de mots sur le radeau, sort de moins en moins, sauf pour acheter des rames et des livres : personne ne comprend, ça fait même un peu peur. Ce jour-là, elle a confié au marchand de livres d’occasion qu’elle allait retraduire à sa manière « La petite marchande d’allumettes ». Il a trouvé que c’était une bonne idée, le conte étant lui aussi tombé dans les oubliettes.

proposition n° 8

Venue d’ailleurs, née en banlieue. C’est son lot, c’est normal. A appris à se débrouiller, ce n’est pas original. Ne pas s’enferrer dans une vague nostalgie qui ne mène à rien. La réalité en face, comme tout le monde. Aller là où tout et tous se ressemblent, qu’on aille dans un sens ou dans l’autre. Les trajets les mêmes. Des allers-retours avec barreaudages sécuritaires le long du parcours. Mais à quand le moment de s’évader, de se dire que si on sort de là, le premier pas sera le bon et forcément on ira plus loin ? Perche pédagogique tendue, venue de l’école : elle pourra dire à la famille que les sorties font partie d’apprendre. N’ira pas jusqu’à dire que ce jour-là elle va entrer dans l’atelier d’un artiste, trop compliqué à expliquer, risque d’orages, ceux qui cognent la nuit. Ira avec les autres, en classe, c’est mieux, autorisations signées mais au fond c’est toute seule, rien que pour elle qu’elle y va. Il y a un autre monde, celui qui a germé dans les rêves mais doit bien exister ailleurs. Aller voir de près. Sortir d’ici, voir ailleurs si tu y es, si ce que vivent les autres c’est pour toi aussi. Elle pourra tout regarder, les pinceaux, les feuilles imprégnées. Elle posera toutes les questions du monde, elle ira jusqu’au bout, perchée sur les cratères. Elle soulèvera facilement les lointains qui seront proches comme l’oreille des confidents. Et quand elle rentrera dans le hall du bloc, dans le rang, elle fera le compte rendu attendu, jouera l’échange de bons procédés, se débrouillera pour avoir une bonne note. Alors on la laissera tranquille, elle pourra rêver tout son soûl, se préparer à partir pour de vrai.
Née en Grande-Bretagne d’un couple dit mixte. La trentaine sonnée. Une beauté. Une envie de vivre et de se poser, de fabriquer le monde d’après, de recycler, de comprendre, de trier, d’oublier les blessures et même de les aider à se refermer définitivement. Elle l’embarque, à Londres, cette fois-là : dans le foisonnement, dans la foule, elle s’échappe avec lui, joyeuse, exubérante et inquiète. Si généreuse qu’elle mettrait sens dessus dessous toutes les rues pour rapporter de vrais cadeaux, ceux qui restent, ceux qu’on n’oublie jamais de la vie. Tu me corriges si je fais une faute parce que passer d’une langue à l’autre c’est du sport comment appelle-t-on en français cette fleur aux minuscules clochettes soyeuses mauves qui sèchent et se gardent longtemps, tu sais celle que ta mère cueille toujours dans la lande pour la fête des moissons ? Tu ne sais pas ? Pourtant les sœurs Brontë en parlent bien et pas seulement elles. Tu n’as pas lu les sœurs Brontë ? Je vais te les offrir, et dans leur langue maternelle en plus, ça t’apprendra. Ils tombent ensemble sur la boutique aux mille carnets. Une boule de verre avec fleurs incluses en vitrine. Il dit c’est de la bruyère. Ils entrent, achètent le carnet Choosing keeping on ne le trouve qu’ici. Elle saura quoi en faire, ta mère.

Sur la terre des volcans dits endormis dans les livres de géographie, il arrive en pleine catastrophe. Trop tôt : on l’enveloppe dans du coton pour qu’il survive. Puis se retrouve trop petit en pension, un froid glacial. S’appuie sur la grande ligne bleue, les reliefs arrondis qui cachent le feu dormant pour survivre, les sources chaudes pour rejaillir. Des révélations, un maître qui dessine ; un père qui l’emmène en Belgique pour étudier au plus près et la suite. Eblouissements, déplacements, au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest. Des îles Lofoten au cœur de l’archipel nippon en passant par les cèdres du Lubéron, la Bretagne, seul ou pas. Exaltation, disparitions, retrouvailles : arrimé aux mâts des pinceaux, aux voiles de papier qu’il faut hisser. Lance d’abord les nébuleuses de la fusion puis les fusées de détresse. La maladie dite longue dévastera l’embarcation. On en est à plus de mille feuilles peintes, gravées, encrées, caressées, répertoriées, rescapées du naufrage. Sans parler du reste.

proposition n° 7

Au matin, le plus tôt possible, dans la chambre, être entourée de solitude avant de passer à l’acte. A ce moment-là, il fait toujours froid, on se couvre. Vous êtes cernée, rendez-vous. Face à la réalité, assise sur un siège trop large, façon 17ème : là encore, il savait que tu serais bien obligée de rester droite sur ce cadeau rigoureux, pour contrer l’effondrement. La chambre : un piège en forme de refuge pour délivrer des pages et des pages qui ressemblent à des messages. Assise, avec corps serti de livres et d’images pour aborder le rectangle blanc qui apparait comme maintenant à l’écran, en pleine face. Une lampe de chevet à gauche pour contrebalancer la luminosité centrale et créer tout près une zone de confiance, un équilibre. Sur les côtés, quelques empilements à contenir, mélange de carnets jouant chacun son rôle avec à la clé le risque de dispersion qui fait partie d’écrire. On regarde comme on pense alentour avant de plonger là quand il faut y aller. Vers la gauche, la fenêtre qui donne sur la vie : pour l’instant, dehors est silence, c’est le temps de l’école et l’aire de jeux refaite à neuf attend dans la cité les petits passagers de la récréation. A l’étage, le bureau en bois d’orme tourné a été récupéré dans la maison dévastée par la succession. Il avait deviné qu’il faudrait me protéger au moment de la grande absence et moi j’écrivais alors à la sauvette, sur les coins de table, entre deux préparatifs avant de filer vers tout ce qu’il fallait faire. Les étagères au-dessus de la table viennent de là. Il les a fixées dans le béton armé avec la perceuse à percussion pour contrer le poids de l’exil, celui de la fuite en avant. Arrimage. C’est là-dessus que reposent recueils, encre, poèmes, correspondance, thèse sur la place des peintres dans les contes merveilleux, sans parler des photos avec visages des disparus qui sourient. Une photo de lui à quatorze ans, une moitié de visage dans le noir, le regard brûlé par l’intense désir, une chemise blanche comme les adolescents d’autrefois, ceux qui disaient que rien ne les arrêterait, et la beauté les tue au moment où ils s’échappent. Déjà tout ce temps, au moment où les nuits sont hantées par l’inventaire des œuvres sur papier Japon. Ses pinceaux m’entraînent dans le flux du recensement et je me retourne pour voir ce qui existe.Au-dessus du radiateur, le triptyque catalan : une vierge nostalgique. Elle protège contre elle un enfant qui regarde vers la cité, comme font les orants jumeaux logés de part et d’autre dans les volets de l’ouvrage. Au-dessus, une étoile de mer, pleine de piquants. Au-dessous, l’arbre peint par l’aîné battant rescapé de la psychiatrie, le chapelet de laine avec grains de laine noire noués par un moine orthodoxe et perles de verre rouge par endroits. Sans parler de la constellation de ses dessins à l’encre, au crayon, tous les signes déposés sur les rives de ce qui a été vécu dans la chambre. Impossible désormais d’être dans l’autre pièce pourtant détachée de l’intime où j’avais d’abord décidé de m’extraire pour écrire. Ici, au-dessus du lit, le long rectangle gris de Payne du courant qui se concentre à chaque seconde dans l’éclat des dernières heures. En regard, tous les livres de poèmes derrière le flacon vert de gris tourné par le verrier de Crèvecoeur. La boule aux inclusions de bruyère venue d’Angleterre et plus près, quand je lève la tête, la pierre de fond de pot, trouvée sur les ruines de la verrerie du Harreberg, où travaillaient dans la fièvre de la cristallisation mes ancêtres. Tous les matins, je prends au creux de la main ce reste de fusion solidifiée pour y retrouver la dernière coulée bleu-vert. Puis je la repose à sa place. Elle côtoie la coquille de nacre violette prise dans le sable , deux galets du Finistère, la petite lampe à huile des catacombes, la sirène guerrière de Varsovie qui brandit le glaive , juchée sur la cloche de l’alerte, à côté des corps, des fossiles Quand je quitte le refuge, c’est le mobile qui prend le relais, son rectangle rassurant s’éclaire à l’instant du déverrouillage : dans le transilien, quand les plafonniers changent graduellement de couleur, quand les petites lumières qui étoilent parfois les bombardiers s’allument, je regarde comme tout le monde mon portable. C’est là qu’à la sauvette comme avant j’enregistre les notes. Assis près de moi, en partance vers le travail ou dans le sens du retour, mes voisins provisoires regardent la série qui fait oublier le reste ou jouent au solitaire. Moi, je clique sur l’icône notes, j’en ajoute une et poursuis le voyage à travers la liste des titres. Les coteaux. Ressenti Oiseau de feu. Sarcelles. Je suis trop pomme de terre pour faire un marin. Ruban. Elektra.Trois guitares : Ralph Towner. Aubervilliers. Fernando : respirer, c’est chanter. Tout est en avance. Droit d’eau. Je promène mon chagrin comme je peux. Lien plateau planète ombre soleil. Je descends. Moi aussi je joue les solitaires. Le temps qu’il faut pour retrouver le silence, et le pied du lit où m’attend, posé sur la derbouka, le carnet plein d’autres notes, les fugitives nées dans la nuit, sous l’attrape-rêves offert par la tendre jeune femme qui recycle tout : fils et perles des chiffonniers de la joie, plumes fines offertes par les oiseaux de mer aux cheyennes de la dernière heure. Au petit jour, tout recommence.

proposition n° 6

C’est autour de la fenêtre, encore une qui ferme mal. Une d’avant le double vitrage qui va l’arracher au mur porteur quand sera validé le projet global de rénovation. Ses bords prennent un peu l’eau mais quand on la connaît, on arrive à bloquer l’espagnolette comme il faut, faire barrage aux courants d’air intrusifs. Et s’appuyer sur l’intérieur pour voir l’extérieur : elle est aussi faite pour ça. Ce qu’il faisait tous les jours avant de rejoindre la table de travail. A bien y regarder, on pourrait s’appuyer sur la place qu’elle occupe à l’étage pour bondir loin, par-dessus les toits, ceux d’avant, en forme de mitres, de réservoirs, avec leurs terrasses secrètes à l’abri des regards, le gris doux du zinc jusqu’au-delà, pointe de la tour dont le phare balaye la nuit, un mirador parfois inquiétant comme ceux qui traquent les fugitifs. On pourrait passer par là pour s’envoler, un film pour enfants et peut-être que les enfants ne reviendront plus jamais, ils auront réussi leur départ pour toujours. Mais ce n’est pas ça. De la table en demi-lune où on revient s’asseoir en silence, on voit bien les contours proches, le cadre, le châssis. Celui qui se révèle à l’automne quand l’abondante vigne-vierge aux mille crampons, celle qui s’est déjà emparée de la verrière, entoure la fenêtre sans toutefois monter à l’assaut de la transparence. Elle préfère se manifester dans le rougeoiement qui gagne toutes les nervures, réserve le vert en voie d’extinction et le jaune pâle rappelant le papier des grands essais. Toute la haute fenêtre est saisie dans l’écrin pourpre de l’arrière-saison, pleine d’une éternité trompeuse. Elle rappelle le temps où les bouchers débarquaient des abattoirs pour offrir aux artistes des carcasses sanguinolentes, et les grandes taches rouges sur les tabliers blancs : c’était le même rouge, vif et profond. On s’appelait par la fenêtre, ouverture. Sous les voûtes aux structures métalliques, les abattoirs ont été remplacés par des écoles, un marché aux livres et seule une statue, animal mort sur le dos, rappelle la présence sacrificielle, le massacre. Il faut bien se nourrir : on lit d’occasion et on repart. Autour de la fenêtre s’est formée une couronne de baies bleu-nuit : toxiques pour les humains. Lui, il suivait le passage du merle craintif et affamé, qui venait se servir sur place. Même chose pour les nuées d’étourneaux en suspension prélevant aux parages des vieilles fenêtres l’ivresse de la nourriture. L’hiver a pris le relais, et dans le squelette de la vigne-vierge se forment les bourgeons du nouveau sertissage vert tendre, déjà condamné. Quand les travaux commenceront, il faudra se défaire des parasites, surtout de la vigne-vierge qui s’agrippe partout aux souvenirs, en mangeant les murs. Merles et étourneaux iront voir ailleurs, les ramiers qui raffolent des fleurs d’acacias dans le jardin des artistes seront chassés par les corneilles des villes qui criaillent et cisaillent le silence, les loyers augmenteront forcément, pour payer les travaux indispensables. Les artistes riront moins en bas, dans le jardin. Apparait alors sur la page d’accueil de l’ordinateur, dans la circulation des images aléatoires encadrées par les bords de l’écran, un rouge-gorge peut-être mais pas sûr, perché sur une brindille enneigée. Il fixe fièrement l’objectif. Auréolé de baies, sans doute des baies d’églantier. Sur l’aile : une note jaune vif, des traits d’encre noire traçant l’extrémité des ailes ou le bord des plumes. Et dans le beige de son corps, l’image d’un recueil virtuel avec son titre « Textes en chantier » : l’oiseau apparait, lié au bureau n’indiquant pas le meuble mais la visibilité dont il désigne, en tant que réfugié virtuel, l’appartenance, quelque chose qui console des disparitions programmées. Dominante rouge. Fenêtre.

proposition n° 5

Monsieur, on n’a pas beaucoup de place chez vous…pourtant c’est grand ce qu’on voit tout autour. Et la pluie, penser à remercier la pluie. Sinon on serait restées à l’extérieur Il ne nous aurait pas dit d’entrer pour nous sécher, il est gentil quand même, il ne nous connaît pas… Entrer vraiment, ce n’était pas prévu... Vivre et travailler au même endroit moi je ne pourrais pas… Il faut séparer les choses…On fait comment, pour séparer ?...Vingt filles trempées, blotties sur une espèce de canapé, ou par terre, dans les coins, là où il y a de la place. Un bloc de visages et de corps. Pluie violente contre les hautes fenêtres. On sait que là on n’est pas dans les questions préparées…On peut les poser quand même ?... Vous avez mis combien de temps pour faire tout ça ? Et ce que ça représente ?... A vous de me dire… On dirait la mer …Ou une sorte de matière qui sort toute seule de la terre…Ou de la bouche… comme dans un livre…quand on ne comprend pas toutes les phrases ce n’est pas grave on sait quand même…On voit des volcans, des vagues, et là on dirait des visages mais dans les rochers. Et toi tu penses quoi… Rien… Je croyais qu’un artiste était forcément mort...Mais pourquoi ? Les artistes on les trouve dans les musées et les musées c’est quand les artistes sont morts… ou quelque chose comme ça… Silence…Il n’y a pas de bruit ici, c’est bizarre parce qu’on est dans la ville quand même…Si, la pluie fait du bruit un peu… et quelqu’un s’éloigne dans un couloir… La lumière du jour d’hiver tombe sur la table de travail, indirectement… C’est l’atelier…Il y en a d’autres à côté... L’endroit où on travaille en vivant…Ou l’inverse...Vous êtes nombreux à vivre comme ça ?...Elles regardent avec appétit les photos, les petits objets venus d’Orient…Vous aimez ce qui va loin, ça se voit… Vous aimez bien les cailloux aussi… Au fait, est-ce qu’on peut faire ce qu’on aime et gagner sa vie en même temps ?…Parce que nous on nous apprend à ne pas tout confondre…Ce n’est pas la même chose, on ne peut pas… On nous a prévenues…C’est comme si on n’avait pas le droit de se poser la question…Comme si la question n’existait pas au départ… La fenêtre mal fermée cogne, il la referme doucement. Pluie glaciale de décembre…. Vous n’avez pas froid ? J’ai quelques serviettes pour sécher les cheveux. Joyeux désordre. Elles exagèrent, les professeurs essaient de canaliser la grappe des filles qui s’affichent dans le nid du peintre. Vous savez qu’ici-même a vécu et travaillé un artiste dont votre lycée porte le nom ?... On nous en a parlé mais ça fait bizarre qu’un artiste vivant parle d’un artiste mort dans un endroit qu’on ne connaît pas et qui existe vraiment… Il pleut, on ne peut pas faire le tour du bâtiment mais on est bien mieux dedans…On voudrait bien rester encore un peu… Monsieur, votre fenêtre ferme mal, la pluie est entrée…Elle aussi… L’eau… qui pénètre le papier sans colle, et m’emmène là où je ne pensais pas aller en se mêlant à l’encre, aux pigments…Ça veut dire que vous vous laissez faire ? Rires…La matière est là pour ça… Elles se taisent provisoirement…il leur est demandé de revenir aux questions préparées…Recentrer…avant le trajet retour banlieue...On peut toucher le papier, les pinceaux ? C’est quoi la différence ?… Il fait passer… donne à chacune un morceau de papier fin venu de loin … Elles caressent, comparent… Après, on fait comment ? Il y a des mélanges ? Et nous, on peut acheter des pinceaux comme les vôtres, des pierres à encre ?… Dehors, fin de la pluie, déclenchement de l’éclairage public. Il se fait tard. Il faut y aller maintenant. Elles se lèvent dans le désordre, remercient, parlent fort…Monsieur on doit faire un compte rendu pour l’examen mais est-ce qu’on pourra vous écrire ? … Sourires. Lettres merveilles conservées relues dix-neuf ans après.

proposition n° 4

Le lieu-même : un petit carnet en longueur, reliure bleue, quatre angles du même bleu, la tranche aussi mais avec des espacements blancs. Couverture noire rigide marquée d’une grande étiquette apparemment scolaire mais dont les contours en rectangles concentriques comme autant de cadres s’éloignant déterminent l’espace d’un titre absent qui retient le regard. En blanc. En première page, encore un rectangle blanc, hypnotique, cerné par une sorte de délicate frise romane noire puis vers le bord, par des indications qui encerclent à leur tour le rectangle. Bord gauche, en italiques : Specialist Stationery. Au-dessus, en majuscules noires : CHOOSING KEEPING. Bord droit, comme en écho du bord gauche : Specialist Stationery, expression dirigée vers le bas du carnet. En bas, l’adresse en majuscules : 128 COLUMBIA ROAD. London, E2 7RG. UK. Et les deux derniers cadres, vers le bord de la page : tracés à l’encre noire, très proches, l’un plus fin que l’autre. Tout est fait pour délimiter et signifier le rectangle blanc du milieu. Ensuite : des pages blanches, rectangles de 15X 9,5 centimètres. Correspondant exactement aux photos format classique qui y sont collées depuis peu. Un choix. Dix pour l’instant, sur les pages de droite. On peut voir. Six orchidées hissant dans le silence de l’atelier sans personne les hampes d’une floraison aussi proche qu’inattendue. A l’encre sépia : notes sur le matériel de marouflage. L’angle d’une salle avec cinq kakémonos, présentant chacun cinq photos agrandies, les raccourcis d’une vie ; une silhouette dans l’ombre des bandes suspendues pour l’exposition croise les bras en souriant près de la porte ancienne, on dirait une jeune fille. Dessins à l’encre, très fines hachures faisant surgir le détail de fossiles trouvés au Danemark ou des orgues de pierre, photos prises dans un ancien carnet de voyage. Pages du carnet d’avant, photographiées pour le carnet specialist stationery aujourd’hui. Dernière photo provisoire : sur la table de travail, grande planche posée sur des tréteaux : devenue table de l’inventaire pour les strates des peintures sur papier avec sur le dessus la nébuleuse bleutée de la dernière, repères de la nomenclature au dos, comme les autres. Les pages de gauche, en vis-à-vis, pour l’instant restent blanches.

Petit carnet pour naviguer sans se noyer dans l’accumulation d’autres feuilles, les vastes, où se sont mêlées à travers les années, l’encre, les pigments et l’eau. Vivre : faire avec l’accumulation des images déposées depuis le premier jour. Premier choc : entrer étudiante dans l’appartement du plateau, transformé en atelier, et sentir les grandes encres portant sur les murs les tracés des déploiements souterrains converger en plein coeur. J’ai d’abord cru que c’était elle, la femme sensible, qui délivrait tout ce que je voyais mais c’était lui et je ne savais pas. Il n’était pas là ce jour-là mais la grande table de travail près de la baie vitrée qui donnait sur le petit bois de chênes attendait qu’il revienne. Qu’il se penche sur elle. Grandes feuilles épaisses pour absorber l’eau filtrée et conduite par de grandes éponges, petites vasques de métal léger, encre noire et plumes. Plus tard, plongée dans la musique qu’il écoute en travaillant, sac aux livres posé dans un coin, je suis à côté, juste un cahier sur les genoux pendant le lent déferlement mais très vite je fuis. Sur la table nomade, sont posés bouquets sauvages, pierres, branches, écorces, lichens, selon les jours d’errance. La table suivra tous les mouvements, toutes les ruptures, tous les exils : planche et tréteaux dans la lumière vive du sud et dans le froid glacial qui ne prévient pas puis dans l’entrepôt-atelier du sculpteur au secret de la grande ville inhospitalière. Et le dernier endroit, jamais loin des grandes fenêtres. Il pensait qu’à Londres existaient les galeristes qui devinent tout, bien avant les autres. Il n’est jamais allé à Londres.
On ne sait pas les passerelles invisibles sauf quand on se retrouve dans le lieu qu’inexorablement il va falloir vider de son contenu pour faire place à d’autres gestes, à d’autres histoires, à d’autres vies. Alors on se demande comment faire, on s’immobilise, on cherche à gagner du temps mais la soustraction vaut son pesant de silence, il faut respecter les échéances. On sait qu’en s’éloignant on se rapproche, c’est bien ce qui se passe. Parfois une fièvre : il va ressurgir, faire signe dans la rue où parfois les êtres soudain pensifs ralentissent, comme s’ils comprenaient. On pense aux cahiers, aux lettres, à l’œuvre et à ses conséquences mais impossible de s’éterniser. On fait comme avant quand on cueillait les fleurs des côtés pour les classer dans un herbier qu’on accompagnait de précisions décalées. Cahiers de l’enfance, avec étiquettes. Inventaire. Ramasser ses forces et emporter partout dans le tram, dans le train, près de la mer, le carnet choosing keeping, petit radeau rassurant contre le corps. Y retenir ce qu’on rejoint au plus près : mieux se rapprocher, autre face de mieux se séparer mais dans l’intervalle pas le temps de s’appesantir. L’important c’est le domaine rejoint, celui qui hante la fugue depuis le départ. En écrivant, voir se former ce qui résiste. Pas la peine sinon.

Dernier atelier. Rectangles blancs. En hauteur. En largeur. En profondeur. Keeping. Hier encore, près des orchidées, prendre la règle métallique, pour mesurer, répertorier inlassablement des dizaines de rectangles, tous habités. Mesurer jusqu’à la nuit tombante, barrière. Là, quand le grand phare balaie la nuit, fuir encore l’invasion des souvenirs. A corps perdu dans la ville. Vérifier entre deux rames les notes prises : déchirure en bas à droite, pas de signature, une année indiquée c’est bien elle quand tout était apparemment lointain mais chaque présent déjà inscrit dans les fibres irriguées. Résurgences, noter aussi. Méthodiquement : la règle, dans l’effondrement. Concrétions du texte, figure du carnet transporté qui déborde et envahit d’autres textes, à bord de l’absence. Choosing.

proposition n° 3

Elle sait ce que les forêts lui ont appris malgré les destructions, et tout ce par quoi on les remplace sans état d’âme ; pour éviter la catastrophe elle fait diversion mais c’est comme toujours : quand elle est déchiquetée, on entend sa voix seulement dans le rebond.

Sans personne, appuyée aux rochers de ses os elle sait que désormais le corps manque à l’appel ; repoussée au bord d’une allée désertée, près de la fontaine, elle ne sait plus où aller et devient la voix qui ne retient plus rien dans le sillage d’un monde disparu.
Ce qui lui reste habite les harmoniques, à peine audibles dans la rumeur des routes ou des chantiers bruyants ; sa détresse a des répercussions criantes et réfléchit les solitudes en se propageant.

proposition n° 2

Il hésite. Ce sera encore un hôtel, un endroit provisoire, une chambre où s’installer pour écrire en attendant qu’on lui fasse signe. C’est petit mais déjà beaucoup. Il y a pire. Il y a moins que rien. Là, il pourra se frayer le chemin plein d’inconnu parmi les risques et méandres de la langue étrangère, regarder le fleuve qui lui échappe, mûrir les lettres du transport quand sa solitude dans la foule vaut son pesant de mots. Il attend des réponses semblables à des délivrances comme le reflet ressemble à l’objet auquel il échappe. Il marche et chaque point d’attache fuit dès qu’il l’aborde. Son pardessus mal coupé ne lui tient pas chaud, il cache dans ses poches les mains diaphanes qui le trahissent. Ces mains- là, seuls ceux qui savent peuvent en comprendre la maladive transparence : Il écrit comme d’autres peignent. Marche dans la ville qui ne le sait pas, pas plus qu’elle n’a vu venir l’effroi des grandes guerres. Il pressent le désastre, erre sur l’île de la cité, traverse le marché aux fleurs. Vous cherchez quelque chose. Il ne dit pas non. Oui non plus. Les yeux visiblement trop grands. Une botte de petites roses thé peut-être. Il préférerait la bruyère soyeuse écrite dans les lettres sur Cézanne mais ce n’est pas la saison. Il prend quand même les roses mais surtout pas d’emballage s’il vous plaît. C’est pour quelqu’un qui travaille avec un sculpteur. Ce n’est pas pour éteindre la fièvre qui la travaille quand elle empoigne la glaise d’un corps, c’est pour qu’elle respire l’eau fraîche des pétales. Mais il n’ira pas jusqu’à les lui offrir. A cause des épines : pour l’achever, une seule suffira. Il pose le bouquet sur un banc le long du quai. L’abandonne. Banquet pour qui voudra. La nuit tombe encore une fois. Il rentre seul dans un chez -soi provisoire en attendant de se retrouver ailleurs. Les lieux sillonnés portent des noms de rues, c’est rassurant, on peut les déchiffrer bien après et cartographier le chagrin : rue Toullier, quai Voltaire, rue Cujas, rue Cassette, rue de Tournon, rue de Varenne, rue de l’Abbé-de-l’Épée. Dans chaque refuge chèrement payé, il écrit les lettres de la dernière fois. Des réponses lui parviennent : vols d’oiseaux migrateurs. D’autres pas. Il a encore changé d’adresse : le provisoire qui dure n’existe pas dans la mémoire des lieux. Pourtant une inconnue s’obstine à lui écrire : un jour, un siècle plus tard, trouant les épaisseurs, sa lettre lui parviendra, même quand il aura définitivement changé d’endroit. Dans cette lettre il y aura beaucoup trop de matière : une étoile fossilisée, des corps entrelacés, une forteresse dévastée, le marais qui ressemble à celui de Worpswede et Perséphone en fugue : la jeune fille. Il la nommera musicienne, puis ne l’appellera plus.

proposition n° 1

Corps enchevêtrés. Enlacés on ne sait pas. Assis. Lignes des jambes et des bras. Un visage seulement, profil précis, tête inclinée les yeux ouverts dans la tristesse. Appuyé sur l’épaule couplée, tout le reste se devine : bras passé derrière l’autre épaule qui est aussi courbe douce d’une montagne enveloppant le tout. Jambes entremêlées dans le face –à- face. Très près au-dedans les corps inscrits secrètent leur paysage sans nom, dôme grisé qui sédimente dans le blanc du papier : éloignement. A l’appui, comme en dehors, un autre corps, spectral, appuyé sur le placenta amoureux : attente, aurore boréale au crayon noir, pointillés chargés d’ombre, autre corps prégnant à l’extérieur. Pression sans qu’on sache ce que deviendra la charge blanche de l’intérieur.

Fossile : tronçon de pierre lourde qui pèse sur les fractures. Coupe claire, tranche. Au beau milieu, une étoile poreuse. On ne sait pas qui est là. Astre vivant saisi dans le feu des commencements. Nébuleuse prise dans la pierre, dans ce qui reste, dans ce qu’on trouve quand on creuse un peu. Un noyau au centre, des traits solaires, un cercle de petits points comme sur les calques rangés dans les malles des brodeurs, puis dernier cercle : autres petits points en circonférence, avant la version définitive. Enfin l’enveloppe de pierre. Le sarcophage du fossile.

Tourbillon d’encre gravitant autour de l’îlot quand la mer monte : enfants et d’adolescents au bord d’un voyage compliqué mais déjà partis sans rien attendre. Aucune différence entre coulisse et scène, ils passent de l’une à l’autre. L’image qui reste contient et mélange tout. Dans la salle, un public guette sans savoir quoi. Tous veulent voir. Mais à travers ce qui se dessine, course folle et bruissements prennent toute la place sur le plateau. Rien d’autre. La marée ne fore aucun accès mais dit tout le silence bleu nuit d’où elle vient.

La source est en contrebas, près des ruines couvertes de scolopendres, à quelques kilomètres des villes martelées. Elle conduit dans le creux de la main un petit filet d’eau, le tremblement d’une transparence. Un jour de canicule, après des siècles de fluidité, plus rien. Refuge tari, dérèglement souterrain. Mais elle trouve la force de se signifier à travers un microscopique déplacement. En quittant l’orée séculaire, son œil clandestin fore le passage étroit des larmes dans l’écart à peine visible de deux pierres latérales.

Une note de travail sépia photographiée dans le carnet. Retrouver à l’intérieur du corps le passage lent du mouvement circulaire sur la pierre à encre. Temps de l’attente nécessaire avant d’aborder la peau du papier sans revenir en arrière. Quand les signes sont tracés, les lumières peuvent transparaître si l’on humidifie la feuille légère chargée de transporter ce qui vient de naître avant de réaliser le marouflage en soulevant le travail, au risque de tout déchirer.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 16 février 2019.
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