contribution auteur | Jérémie Tholomé

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Poète marxiste. Mangeait des macaronis jambon fromage à même le poêlon quand il apprit l’existence de l’atelier d’été organisé par François Bon. On le voit parfois essayer de trouver une place gratuite où se garer à Charleroi et aux scènes slam belges sous le blase L’Harmonica.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Bien sûr qu’il était seul, pardi ! Qui d’autre pourrait se pointer dans ce foutu désert, à cette période de l’année, maintenant que toutes ces nouvelles caisses en plastique pensent qu’elles sauveront le monde en se rechargeant à du 220 volts ? Et je ne te parle pas du fait de se taper du café dans un Thermos à l’heure où tout ce qu’on veut c’est aller chez Starbucks et ne plus boire du café mais bien du “macchiato”. Et de toute façon, qui peut encore prendre le temps de s’arrêter ? On est des requins dans une mer de plus en plus petite, bébé, et si le requin s’arrête de nager, hé bien, le requin meurt, bébé. Et rien à craindre des crotales, z’ont trop de cholestérol. Le seul truc auquel faire gaffe c’est le changement de température entre la fraîcheur de l’air conditionné à l’intérieur de l’habitacle et la chaleur infâme du désert si jamais on doit sortir pisser ou aller au Starbucks. En attendant, on roule. À la radio, un standard de David Guetta remplit l’espace vide.

même source, apocryphe V2
Deux visages apparaissent dans l’encadrement de la lunette arrière de la Cadillac. Le premier, traits émaciés, borsalino et imperméable gris, roule un joint de marijuana, l’air concentré. Le second, gras et rougeaud, lunettes d’aviateur sur le nez, portant un bob blanc et une chemise bariolée des plus dégueulasses, parle à la vitesse d’une mitraillette, mordillant sur son porte-cigarette doré. — C’est un putain de zoo de reptiles, ici. Il en sort de partout. Ces saloperies ne nous laissent aucune seconde de répit. Va falloir rester concentrer si on veut atteindre Vegas en un seul morceau. Surtout pas montrer qu’on a peur. Ça en ferait venir d’autres. Là. LÀ ! Tu l’as vu ? Me dis pas que t’as pas pu voir ce lézard ailé ? Il nous faut plus d’éther ! Tu m’entends, PLUS D’ÉTHER ! Sainte merde, on est faits comme des rats ! — Vous me faites penser à Iris, lui répondit l’autre, lui tendant le joint. Elle était la favorite du Docteur Benway. Mi-chinoise, mi-négresse. Elle passait son temps à se défoncer à la dilhydro-oxyhéroïne. Une dose tous les quarts d’heure. Si bien qu’elle laissait en permanence des aiguilles piquées un peu partout sur son corps. Il n’était pas rare que les aiguilles rouillaient ou séchaient. Iris, sacrée junkie et sacrée traître, si vous voulez mon avis… À la radio, un standard des Dead Kennedys remplit l’espace délirant.

même source, apocryphe V3
Il faut une bonne dose de force mentale pour opérer une sorte de décentration nécessaire pour se convaincre que le périph’ est vide un lundi matin et que la 206 est une Cad’. Seuls les plus courageux ou les plus dingues peuvent y arriver. Résister aussi fait d’avoir envie de gueuler, engoncé dans un costard miteux, avec une cravate banale. Vache folle coincée dans un troupeau malade, cherchant l’abattoir mais ne le trouvant jamais. Ne pouvant pas savoir que le processus même de mort se situe dans la recherche. Dans cet univers de béton et de plâtre, pas un crotale, pas un rat, ni même un insecte n’a de chance de survie sur un laps de temps suffisamment long. Même le bel Henry Fonda finit par tourner mal. Alors, une vache… C’est l’histoire du pistolet chargé et de ceux qui creusent. On creuse tous… Et les photos dans nos galeries numériques ne changent rien. On creuse et puis c’est tout ! À la radio, un standard de Michel Sardou remplit l’espace mort suivi d’une pub pour un abonnement à une salle de sport.

proposition n° 8

Freddy est né un jeudi de février 1902 à Wilmington, ville côtière de Caroline du Nord. Il faisait doux, comme lors de bien des hivers. Placé pile poil au milieu d’une fratrie de cinq, il fit son chemin tout seul. Quitte le foyer familial à 16 ans pour travailler J.C. Triplett & Sons Moving. “La route c’est la vie, et la vie c’est la route, hermano !” se plaisait-il à dire chaque matin en cognant le comptoir de la paume de la main droite après s’être enfilé cinq à sept scrambled eggs, une bière chinoise et du café noir. A cassé la gueule à tout un tas de type ayant eu le malheur de critiquer le Président Truman “le plus grand homme ayant foulé le sol de ce putain de pays”. Décédé (coup du lapin) au Charlotte Coliseum durant un match des Hornets après avoir raté une marche du haut de la tribune. S’enorgueillissait, à ce qu’il parait, de n’avoir jamais lu aucun livre, “ni aucun putain de poème”. Point commun partagé avec la vieille tarée qui arpente le Boulevard Jacques Bertrand du matin au soir et dont on ne sait rien si ce n’est qu’il ne lui reste que la bagatelle de 16 dents, beaucoup trop d’eyeliner sur les paupières et une forte odeur de mauvaise bière accompagnant chacun de ses mots. Certains disent que ses sources de revenus sont le vol de vêtements bas-de-gamme et la prostitution. Demande souvent aux passants de l’appeler bien qu’elle n’ait jamais eu de téléphone. Elle mourra aux alentours de mars 2022, un mercredi. Ce même jour où, Ville Basse, le gérant de l’enseigne bobo bio pain d’antan à la décoration chic “pétera un plomb” selon les dires de deux avocates assises à une délicieuse table en noyer patiné, en train de déguster leurs breakfast bowl à base de boulghour, de noix de macadamia et de gelée royale. “Les déchirures sont partout !” crierait-il en courant de long en large de l’établissement, se tenant la visage, déformé par la folie. Un couteau à la main, il pourfendrait le tissu des sièges très chics et très chers de l’établissement. Gueulerait aux serveuses apeurées de nettoyer ce bordel. Retournant ensuite le couteau contre son propre estomac, se faisant hara-kiri sur un air de Vivaldi, s’écroulant sur l’étal des pains, près de la caisse, faisant tomber sur sa dépouille une dizaine de pains à l’ancienne de 5 kilos. Finissant son existence, un mercredi, journée synonyme de recette acceptable au sein de l’enseigne bobo bio pain d’antan à la décoration chic pour laquelle il aurait tout donné, un couteau dans le bide et de la farine plein la tronche. Au même moment, à Charlotte, les Hornets se qualifieront pour les play-offs, sous l’oeil attendri de Michael Jordan “le plus grand basketteur ayant posé ses baskets sur les parquets de ce putain de monde” comme se plaisait à expliquer Freddy à la fin de sa vie.

proposition n° 7

04 février 2019. Neal Cassady aurait pu avoir 93 ans bientôt. La chienne me fixe. Son regard dit nourris-moi. Les oreilles plaquées vers l’arrière. Si je la regarde, elle se met à trembler et japper. Le jappement est une note suraiguë travaillée par l’animal depuis 13 ans pour agir directement sur votre système nerveux. Parfois, elle commence ce cinéma dès 20h. Le plus souvent vers 21h30 quand la lumière est délicatement tamisée et que les ombres semblent donner sur d’autres mondes. Le truc c’est qu’on ne lui remplit jamais sa gamelle avant 22h30. Après il faut lui ouvrir la porte donnant sur le jardin. Et attendre qu’elle revienne. Lui crier de revenir la plupart du temps. Sauf en cas de pluie où c’est elle qui aboie volontiers. Parce qu’elle n’aime pas être mouillée. En attendant, elle souffle sa souffrance et son agonie, lourdement enfoncée dans un coussin sur lequel elle n’est pourtant pas autorisée à se poser. C’est un coussin pour humain, pas un coussin pour chien. Mais elle a faim donc les règles sont bafouées. Au moindre geste, elle sursaute et elle espère. Elle bat de la queue mais de manière mélancolique. Parfois je lui parle des chiens qui n’ont rien. Ceux des Balkans qui vivent dans la rue et qui dorment en boule dans la poussière et la moiteur de la nuit. Mais elle n’en a cure. Elle veut bouffer. Si tout est multiplié par sept en ce qui concerne le temps canin, c’est comme si on ne lui donnait à manger qu’une fois par semaine. Mais je pense que c’est de l’anthropomorphisme au rabais. Parfois elle vient poser sa tête sur mes jambes étendues dans le canapé. Et elle sait y mettre tout le poids de son corps tant et si bien que mes jambes s’engourdissent sans que je ne m’en rende compte. Passé 22h00, c’est le temps de la botte secrète : le bruit de bouche. La chienne baille, comme pour se donner une contenance ou brouiller les pistes, puis elle enchaîne sur le mâchonnement d’une nourriture pourtant inexistante comme une tentative de se convaincre qu’elle est effectivement en train de manger. Comme une sorte de méta chien de Pavlov. Et le son qu’elle émet à ce moment-là est des plus ignobles, ayant le même effet qu’une craie qui crisse contre un tableau noir. Le truc c’est qu’avant de la nourrir, il faut éviter de lui faire des remontrances dans les dix minutes précédant le remplissage de la gamelle par des croquettes industrielles sinon c’est comme une capitulation. Et la chienne ne doit pas gagner. Après 22h45, les gémissements sont de plus en plus rapprochés, les tremblements plus marqués et les oreilles de plus en plus tirées vers l’arrière. Le moment propice pour laisser provisoirement le travail en plan et se rendre en cuisine, la chienne comprenant ce qui se joue, réalisant même des bonds de joie en rythme et tournant sur elle-même à mesure que le déversement des croquettes fait tinter l’écuelle métallique dans laquelle il ne restera néanmoins plus une miette dans 45 secondes. Vingt-quatre heures d’attente pour ce trois-quarts de minute de bonheur pour la bestiole. Marquant quotidiennement un temps d’arrêt dans le travail. Comme Sisyphe quand le rocher dégringole au pied de la colline. Inlassablement.

proposition n° 6

Tiens, il y a une déchirure dans le velours du siège où elle est avachie, piercing dans le nez et l’air plus apaisé depuis qu’elle a englouti son panini. Une déchirure, oui. Bien nette. De quatre centimètres de long, au centre de l’accoudoir gauche, laissant apparaître la mousse bas-de-gamme utilisée pour rembourrer le siège. Utilisée, malgré sa laideur et sa piètre qualité, pour le rendre confortable. Pour le rendre conforme aux désirs des bobos attirés par l’enseigne bobo bio pain d’antan à la décoration chic. Tout en velours. Et en boiseries aux teintes claires. Un siège coûtant un pognon dingue. Irrémédiablement abîmé. Vraisemblablement voué au rebut. À cause de la déchirure de quatre centimètres de long. Au centre de l’accoudoir gauche. Foutu. Le gérant le dira à la serveuse aux cheveux parfaitement attachés et les Stan Smith aux pieds, bien utiles pour tous les kilomètres qu’elle parcourt chaque jour. Pour servir les mamies, les avocates et les jeunes filles aux airs revêches ou non piercées ou non. Vous êtes sûr ? Si on le recoud, ça se verra. Notre image de marque. Le regard des mamies. Le rictus sur les visages des avocates. Non, les déchirures sur les accoudoirs gauches, c’est foutu. Une déchirure à gauche ! C’est la porte ouverte à tout ! Irrémédiablement foutu. Laisser le siège, à sa place, devant la vitrine et faire comme si rien ne s’était passé, c’est la septicémie assurée. De quatre centimètres, ça passera à cinq, puis à sept et le rembourrage sera de plus en plus apparent, les regards de plus en plus appuyés, les rictus de plus en plus marqués. Et réparer. Réparer, ça se verra. C’est sûr que ça se verra, ma petite. L’image, ma petite. On n’est pas dans un boui-boui ici, on ne sert pas des pintes ou je-ne-sais-quoi. Non, une déchirure pareille, c’est la fin de tout. Grand Dieu, le rembourrage est apparent. On ne voit que ça. Il va falloir le signaler. À la maison-mère. Lui dire, que suite à une déchirure de quatre centimètres, laissant entrevoir — Seigneur Dieu ! — le rembourrage, il va nous falloir un nouveau siège. Un siège cadrant avec les valeurs de l’enseigne bobo bio pain d’antan. Conforme aux tarifs en vigueur. Excluant de facto bon nombre de jeunes filles et de jeunes garçons piercing dans le nez et l’air revêche. Acceptant de s’avachir sur un siège pareillement éventré. Le trouvant même sympa et confortable. Ne s’apercevant même pas de ladite déchirure. Ou la trouvant inconsciemment carrément rassurante. L’aimant comme ça. En attendant, quand Madame et Monsieur seront partis, vous me ferez le plaisir d’emmener ce siège à la réserve. On n’est pas à la Halle aux Vêtements, ici. Quatre centimètres ! Pensez image, ma petite, pensez regards et rictus. Et veillez à ce que ça ne se reproduise pas ! Non, vous ne pouvez pas le reprendre chez vous. Parce qu’il appartient à la maison-mère. Et puis, vous ne devriez pas vous contenter d’un siège déchiré. C’est la porte ouverte à tout ! Il faut de l’ambition dans la vie.

proposition n° 5

C’est le jour de son anniversaire, le premier qui compte réellement. Après les démarches administratives de rigueur, il lui propose de l’emmener déjeuner. C’est quand même un jour spécial. Certains diraient bruncher. Vu l’heure. Mais, ni lui, ni elle, piercing dans le nez et l’air revêche, aucun n’utilise ce mot. Le centre-ville offre tout un tas de possibilités. Qu’elle veuille manger chaud ou manger froid. C’est ton anniversaire, c’est toi qui choisis. Même sans argent. T’en fais pas pour ça. Le choix se fixe sur une enseigne jouant sur le côté bobo bio pain d’antan et une décoration chic tout en velours et en boiseries aux teintes claires. Ils s’installent confortablement dans des fauteuils près de la vitrine. Lui, bien calé au fond du fauteuil. Elle, carrément avachie. C’est marrant comme tout le monde bouffe des graines. Genre, comme si on était des poules, quoi. Des mamies qui refont le monde, parlent de la dernière pièce, du dernier bouquin de Mary Higgins Clark. Deux avocates en tailleur sombre. La serveuse qui s’affaire, les cheveux parfaitement attachés, un tablier autour de la taille avec le nom de l’enseigne brodé dessus et des Stan Smith aux pieds. Elle doit en faire des kilomètres, c’est un taf difficile. T’es sûr parce que c’est cher, non ? Oui, mais c’est pas mal de bouffer dans un fauteuil. J’aime bien venir ici et regarder par la fenêtre les gens en train de marcher dans la rue. Un sur deux a les yeux perdus dans son smartphone. Un sur deux, c’est énorme. C’est comme ça, aujourd’hui. Peut-être. Un panini à la dinde, un menu petit-déjeuner et deux jus de pomme. Un panini, c’est chaud, oui. Moi, ce que j’aime, ce sont les pains turcs, j’en achète toujours plein et ça ne coûte rien, en plus. Il y a une super boulangerie aux Beaux-Arts où tu peux tout avoir pour rien. Les sourcils se froncent. Non, rien à voir avec la rue de la Régence, je t’emmènerai, tu verras… La serveuse amène les plats. Tu t’appelles Jessica, non ? je t’ai sur Snap, on était à l’école ensemble, je connais bien ta sœur… tu lui diras bonjour ? C’est marrant, on était à l’école ensemble et là, elle me sert à bouffer. Elle est sans doute en stage ou un truc du genre. Des bruits de marteaux-piqueurs couvrent la musique classique diffusée dans la salle de dégustation. Vivaldi ou dérivés. C’est reposant. Tu devrais goûter le chocolat, c’est une tuerie. C’est le genre de truc que je pourrais manger toute la journée. Le téléphone crépite, les messages d’anniversaire affluent. Sans toujours savoir que c’est le premier qui compte pour de bon. Que la vie commence, que les ennuis affluent sans s’annoncer et que tout cela se joue sur fond de marteaux-piqueurs et de Vivaldi. Du chocolat au coin des lèvres. C’est marrant. T’es sûr que je ne te prive pas ?

proposition n° 4

C’est un boulevard long et plat qui mène au Palais des Beaux-Arts, majestueux bâtiment construit en 1957, et à une sculpture de plus de trente tonnes de bronze, baptisée Passation, représentant trois mains levées vers le ciel. Des restaurants, des cafés & des snacks des deux côtés du boulevard. Comme du gras menaçant l’artère d’une ville qui en a gros. En journée, le froid, la solitude et l’indifférence. La nuit, la chaleur, les trafics et la suspicion. Un peu plus loin, une gare de bus.

C’est sur ce boulevard que la jeune fille brune, celle avec le piercing dans le nez et l’air revêche, avait acheté son premier pacson. À 15 ans et quelques siècles. Elle, elle disait qu’on le lui avait donné. D’autres penseraient, discutant de son cas autour d’un café et d’une table de réunion, qu’elle l’avait payé avec son cul. Depuis l’âge des shorts, elle avait toujours traîné dans ce quartier. Gamine, elle sortait manger avec sa mère le dimanche, quand c’était jour de marché. Plus tard, elle y prenait le bus quand elle se rendait à l’école. Elle y était tombée amoureuse quelques fois et s’y était battue de nombreuses fois. On pouvait y acheter du pundu surgelé et des filets de deux kilos et demi de pommes de terre. Et d’autres trucs. On disait que les camés se piquaient sur le parking des Beaux-Arts à toute heure du jour et que la police s’en foutait. Que les deals s’opéraient au vu et au su de tout le monde. On pouvait observer tout cela très bien, chez Pippo, un snack situé juste en face des Beaux-Arts, le patron étant connu pour distribuer des frites aux clochards. Mais pas aux junkies. Dans les magasins d’alimentation générale, ce qu’on appelle communément les “pakis”, on achète encore — “et c’est vachement cool” — des cigarettes à la pièce. Et donc, elle sortait sur le boulevard, parfois tard, pour acheter son truc, trois clopes et des pommes de terre. Jamais du pundu, parce que la cuisine africaine, elle n’aime pas. Aujourd’hui, elle habite ailleurs mais elle revient toujours dans le quartier, pour les pommes de terre et les clopes à la pièce. Des mecs édentés et des meufs cramées lui demandant comment elle va depuis qu’on ne la voit plus sur le boulevard. « Tu m’appelles, hein, ma chérie, promis ? » « Sans faute » dirait-elle, juste pour faire la conversation.

Un jour, j’ai oublié d’appeler ma mère pour son anniversaire. Tard le soir, j’ai reçu un message de ma sœur qui disait : « Coucou. Je sais que tu es très occupé mais aujourd’hui c’est l’anniversaire de Maman et je crois que tu ne lui as pas souhaité. » En pleurs, j’ai composé un message de bons vœux, en prenant garde de ne pas trop en rajouter, et je l’ai envoyé à ma mère. Je me sentais comme la pire des merdes et sans doute étais-je, ce soir-là et, en tout cas à mes yeux, le pire des fils.

L’écriture, c’est empiler les paragraphes afin de tenter vainement d’oublier son propre sous-texte. Publier un texte, peu importe sous quelle forme et sur quel support, c’est exhiber des cicatrices qui se trouvent sous des fatras de mots et faire le dur, menton relevé & pieds d’argile. Écrire, c’est souvent additionner mille phrases parce qu’on n’est pas capable d’en dire une au bon moment. Et peut-être que les plus grands écrivains n’ont jamais écrit la moindre ligne parce qu’ils n’en ont pas besoin.

proposition n° 3

La rue murmure un premier couplet racontant qu’une jeune fille brune avec un piercing dans le nez, allant joliment avec son air revêche, dont le père ne fondait pas des familles mais bien des sortes de franchises, y compris à l’international et dont la mère avait “pété les plombs” il y a longtemps, pouvait nouer les deux bouts avec la somme de 910,52 euros. Ensuite, la rue murmure un deuxième couplet disant qu’une jeune fille brune avait fêté son passage à la majorité, comme beaucoup de jeunes files brunes ou de jeunes garçons bruns, à peine nés et déjà abîmés, en compagnie d’une assistante sociale ne la regardant même pas, ne prononçant même pas son nom “de peur de l’écorcher”, martelant son clavier, relatant les dires de la jeune fille — “le loyer c’est 450 hors charges, oui” — afin de transmettre un maximum d’informations à sa collègue, pour le deuxième entretien, ne lui souhaitant même pas un joyeux anniversaire. Ne s’arrêtant jamais de raconter, la rue murmure alors un troisième couplet voulant que plus tard dans la journée, une fois reçue dans les luxueux locaux de la banque — machine à café à capsules et sièges en cuir — d’un seul coup, pour la jeune fille brune et son nouveau compte bancaire, “il n’y a pas aucun problème mademoiselle mais je vois que mon collègue vous a parlé de la Mastercard prépayée mais qu’il ne l’a pas commandée” dit la conseillère aux ongles bien manucurés, martelant son clavier en regardant la jeune fille brune dans les yeux, l’enveloppant de sollicitude “ne commandez-vous jamais rien sur Internet ?”. Enfin, presque repue, la rue murmure un quatrième et dernier couplet laissant entendre qu’une jeune fille brune avec un piercing dans le nez et l’air revêche avait la vie devant elle et trouvait encore le temps dans sa vie d’adulte naissante d’ouvrir son frigo à ses petits frères quand “Maman préfère nourrir son bâtard de mec plutôt que les petits” et que “ça fait chier, mais qu’est-ce que tu aurais fait ?” Oui, la rue murmure bien des couplets qui ne cessent pourtant de résonner comme des refrains trop connus.

proposition n° 2

n’ayant pas la moindre idée qu’au moment précis où le café remplissait sa bouche de toute son amertume s’ouvrait, à l’autre bout du monde, la première session du Rajya Sabha et que cette date ferait date bien plus que l’arôme fadasse de l’arabica bas de gamme qu’on sert chez Joe’s Place ce qui constitue un véritable scandale même dans le cas d’un café à 12 cents mais qui avait pour avantage de se trouver à un bloc de la piaule à 8$ la semaine dans laquelle il créchait. Sans compter qu’il s’agit d’un endroit pratique pour écrire, les banquettes en skaï drainant à toute heure du jour tout un tas de types plus fascinants les uns que les autres et qu’il suffit de laisser traîner l’oreille et le stylo pour concocter un bon paquet d’intrigues hallucinées faisant le tour mille fois de ce monde de dingue à commencer par Freddy, un routier qui vouait une admiration sans limite pour Truman, avec des bras comme des troncs d’arbres, originaire de Caroline du Nord qui ponctuait irrémédiablement ses phrases par des “Mañana, mec, mañana…” bien que n’étant pas hispanique pour un sou ce à quoi Paradise répondait immanquablement avec des “Mañana, Freddy” et ainsi de suite. Des serre-freins de la Southern, comme Paradise, attendant de prendre leur service ou revenant de celui-ci oubliant leurs meurtrissures physiques ou mentales dans du moonshine et un nombre invraisemblable de Lucky Strike. Serre-frein et poète nonchalant. Éclusant ce café — oui, du café, contrairement à ce qu’on pourrait croire — qui “vaut ce qui vaut”, une casquette des Giants vissée sur le crâne, la main crispée sur son stylo, prenant fébrilement des notes sur tous les déglingos croisés la veille ceux avec “un Bouddha à l’intérieur”. Littéralement absorbé par l’encre se déposant sur les pages du carnet, reniflant bruyamment plus ou moins toutes les cinq minutes trente. Se remémorant un rendez-vous avec une poule nommée Darlène qui avait fait le chemin depuis Jersey pour rendre visite à sa sœur et qui, bien qu’elle ne soit pas particulièrement jolie, se trouve être une grande admiratrice de Whitman et de Sandburg, ce qui amène inévitablement à des discussions les yeux bien ancrés dans les étoiles et “pétés au hasch”, écrirait-il, sans compter la propension de Darlène à

proposition n° 1

Début de soirée. Une femme fume une cigarette sur le trottoir attenant à l’entrée d’un café branché. Son visage est éclairé en alternance par la lumière blanche des phares des bagnoles qui circulent sur la chaussée en contre-haut. Des cernes sous les yeux, elle semble exténuée. Elle écoute les bruits de la ville, à mesure que la cigarette se consume.

La nuit. Un homme remet de la benz’ dans le réservoir d’une Opel Astra Grand Luxe Sport grise dans une station-service déserte en prenant bien garde de ne pas s’en mettre partout sur les mains. Il regarde grimper le montant en euros sur le compteur de la borne. Le nombre se stabilise autour de “57”. Pas un bruit, hormis le grondement de la pompe à essence. Des nuages pressés passent rapidement devant la lune.

Une femme couchée dans son lit king size. La tête dépassant à peine des couvertures en flanelle. Observe le plafond à voussettes. Essaie de distinguer des visages et des formes dans les aspérités. Jurerait avoir vu un dragon. De l’extérieur parviennent les bruits du marché dominical. Six euros le kilo.

Le soleil au zénith. De la boue sur des baskets en toile. Des échoppes vendant des frites, des hot-dogs et de la bière tout autour, sur une plaine à l’herbe coupée à ras. Des enceintes gigantesques en train de vibrer. Une foule compacte sautillant gaiement en rythme. Une atmosphère chargée de rastaman vibrations.

L’intérieur d’une bagnole roulant sur l’autoroute, tard dans la nuit. Deux auto-stoppeurs, un homme et une femme, sont assis sur le siège arrière et se tiennent par la main. Le chauffeur leur propose de fumer du shit, ce qu’ils refusent poliment. Les enceintes de la radio crachent du raï à un volume assourdissant.



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1ère mise en ligne 18 décembre 2018 et dernière modification le 17 février 2019.
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