contribution auteur | Liliane Laurent

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Naît en 51 en Thiérache, vit dorénavant à Valence. L’atelier du Hanneton a rassemblé quelques unes de ses Effilures, ses Certains jours... sur sa page FB au long des années . Bien avant ça à Charles V Polo l’a encouragée à traduire une pièce de Frank McGuinness The Carthagenians devenue Didon en Ulster. Il y a eu des villes, une forêt, un désert , les livres toujours, les mots aussi entre français et anglais. Sur Facebook Lily Briscoe Lighthouse.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Chaque jour la page s’ouvrait sur la même photo. Le lancinant, l’imparable rituel du matin. Sur l’écran le doigt appuyait sur Accueil et inévitablement le même cadrage, la même surface grise, et l’on se doutait bien que ce n’était pas une photo en noir et blanc. D’autres postaient des images floutées de vieux films où passaient des silhouettes à peine visibles et toujours interrompues dans un geste qui devait se poursuivre sur la pellicule ; et ces apparitions venues de l’autre côté de l’Atlantique venaient compléter les fantômes des rêves à demi effacés de la nuit que l’on ne cherchait pas à retenir. Mais ce paysage flottant dans un brouillard tenace vous capturait et l’on glissait vers les ramures à peine esquissées, l’on cherchait son propre reflet dans ce miroir d’argent éteint, l’on s’égarait sur les chemins de l’enfance noyés dans la brume humide où attendait une dame blanche ou la statue d’un angelot aux ailes repliées à l’abri d’une verrière dans la prairie parsemée de pierres tombales et de fleurs fanées. C’était un autre monde, un autre âge, celui qui avait imprimé ses premières sensations. On se souvenait bien aussi des jours d’été et du ciel d’un bleu pâle qu’animait le bleu plus intense d’une libellule et de la senteur des premières aubépines qui écorchaient la pulpe des doigts. Mais ce qui était perdu, dans cette ville méridionale actuelle était le frisson de l’égarement, la vue qui s’amenuise, le mur d’eau impalpable qui va vous effacer, vous diluer comme se diluaient les voix et les sonorités en lambeaux. Chaque matin l’on guettait le nouveau cliché muet dont on fouillait les ombres, tout un monde perdu qui cherchait une empreinte.

source de l’apocryphe
Cette position du père. Menton sur le buste. Sur le canapé, sur le banc du jardin, au soleil couchant, méditant. Au milieu de la pièce, sur l’échelle, agençant mentalement les aménagements. Absorbé, silencieux, tout entier à l’intérieur du crâne. Intouchable, mystérieux. Ce profil de camée qui reste gravé comme la présence la plus intense et la plus secrète. Après sa disparition, quand éclipsé pour de bon de nos vies. Si brutale, si déchirante. Un jour cette position de Samuel Beckett, menton posé sur le buste. Sur la chaise du jardin, absorbé tout entier à l’intérieur du crâne. Intense et secret, sur la photo. Le même camée. Jusqu’à la proximité des traits. L’Irlandais habité par les mots récurés jusqu’à l’os, mon père artisan comme son père, à la parole embrouillée. Tu ne trouves pas qu’ils se ressemblent, mon frère ? Peut-être. Il y a de ça. Ce qu’il y a de réconfortant dans la profondeur de l’un et l’autre, dans leur absorption intérieure. Ce qu’il y a de vérité aussi. Ce qu’il y a de désarçonnant aussi.

proposition n° 8

Vie brève de Juan T. présent lors de la rencontre des amis de Paco.
Le vie de Juan ne fut ni brève ni courte car toujours bien vivant, il va bientôt fêter le siècle. Il vécut dans de nombreux pays, certains cléments, d’autres non. Il en résulte une langue bigarrée lorsqu’il revendique de parler, ce qui est rare.

Vie brève de Paco.
La biographie de Paco sera un régal pour qui s’y attellera car il s’est lui-même inventé tant de vies imaginaires qu’elle offrira une grande liberté d’interprétation à qui les rassemblera. On ne sera donc pas étonné que sa mort elle-même soit sujette à conjectures.

Vie brève de Richard D. présent lors de la rencontre des amis de Paco.
Richard éblouissait ses convives par ses connaissances sur nombre de sujets. On savait qu’il avait été kiosquier à Paris, carrefour de maints érudits qui s’arrêtaient volontiers devant son édicule sur le chemin de la Sorbonne. Depuis leur disparition – celle des kiosques, et non des érudits -– il s’était retiré dans ce village en circulade et chacun se disait en l’écoutant qu’on lisait en lui comme dans un livre ouvert, ce qui était parfois source de confusion car chacun interprétait ses paroles à sa manière.

proposition n° 7

Mercredi. L’éparpillement des cahiers ; celui que j’ai cherché partout ce matin, dont j’avais oublié la couverture ; ceux que je redécouvre, abandonnés en cours de route : bouts de traduction, notes de lecture, phrases recopiées ; carnets de toutes les couleurs. Mes puzzles… ceux dont j’ai rêvé cette nuit. La boite s’ouvrait sur un geste malencontreux et les petits bouts de carton découpés s’éparpillaient sous l’œil ironique d’une présence mal identifiée. Des puzzles pour rien, pour noircir des pages, noircir les heures, une phalange noircie d’une tache d’encre et la petite chatte qui observe, se glisse sur mes poignets, avise le capuchon du stylo qu’elle fait glisser du bout de la patte jusqu’à le faire tomber, jusqu’à le pousser sous le buffet, jusqu’à s’inventer une attente, un surgissement, une chasse… qu’elle abandonne.

Lundi. Des images parasites se glissent au travers de la ligne déjà pleine. Une ouette volait parallèle à la voiture dans une rue de Bruxelles. Court compagnonnage, petit miracle, intrusion d’une petite merveille de hasard qu’on ne saura dire. À peine une seconde avant de se recentrer sur les panneaux, les sens uniques et les feux rouges, toute la circulation des villes, nos déplacements qui font aussi nos vies. Une ouette volait.

Jeudi. Récits comme des ponts branlants jetés sur le vide des destinations inconnues dont l’horizon recule.

Dimanche. Je regroupe mes bouts de laine, recompte mes pelotes, cherche des motifs compliqués, torsades, point de riz ou de blé, alpaga noir ou mérinos. J’ai laissé son poil au lapin angora. Il a fallu compter, recompter les rangs, les mailles ; se réconcilier avec les défauts en se disant qu’on ne les voyait pas trop, sauf aux yeux avertis. Et puis ce matin, compter les lignes, les mots en se disant…

proposition n° 6

La bouteille d’huile d’olive était maintenant posée devant lui, sur sa table, chez lui. Petite et effilée. L’huile des olives d’Anita, l’étiquette qui disait Huile d’olive et dessous le nom de son ami. Une étiquette qu’il ne regardait plus. Il s’absorbait dans le mordoré, l’ambre qui attirait le soleil filtrant par ses fenêtres. Parfois un reflet de couleur verte le métamorphosait et il voyait la luminescence des élytres de la cétoine dorée. Le temps de rêver à l’insecte reposant entre les pétales d’une rose, la nuance avait viré. Ses pupilles à demi cachées derrière les paupières percevaient maintenant le miel de pissenlit, jaune éclatant ou le miel d’acacia onctueux et pâle. Des champs parfumés apparaissaient alors, des étendues piquetées de soleils baignées par le parfum délicat des grappes de fleurs d’acacia. Il inventait des baumes subtils pour calmer les brûlures, la brûlure des séparations que seule la poésie cicatrise. La poésie ou la peinture. Il se préparait une palette qui ferait surgir sur la toile l’ocre tendre de la circulade, le vert grisé des feuilles de l’olivier, le vert tendre de l’amande amère, l’éclair tranchant du rire de son ami. Son regard traversait la matière comme on voit à travers d’un vitrail, un vitrail derrière lequel la ville reculait, s’effaçait presque, où le verre s’exaltait entre les plombs qui le soutiennent. Une flamme. Celle qui n’en finit pas de se consumer dans la coupelle déposée dans le temple, celle des rituels propitiatoires qui défient la mort et la disparition. Tremblante. Elle se condensait à nouveau, se gélifiait, mimait l’ambre à nouveau. Il s’imaginait pénétrer la gelée et comme un insecte, perdurer, incrusté là-dedans, lui-même scarabée d’or, un leurre d’éternité, un message crypté sur une carte en forme de tête de mort, une trace de leur vie de pirates, un souvenir d’Edgar Alan Poe. Nevermore.

proposition n° 5

Ils sont là, Anita les a fait venir à la demande de L. Ils s’agitent, leurs yeux détournés ne se croisent pas… C’est qui, déjà ? Son meilleur ami, a-t-il dit. Il y a trente ans, à Paris. Son fantôme les observe du coin obscur du café, le Bar des Amis, le bien nommé, se dit-il, goguenard. Ils ne se doutent pas qu’il les observe, que les fantômes existent, qu’il va se gausser de leurs petites phrases. Les voilà… Alors, dites-nous, vous le connaissiez alors ? Il sent leurs petits yeux qui le transpercent. Il était à eux et voilà que lui aussi en réclame un morceau… Gilbert, Gilbert son vieux complice, ici ! Dans ce village occitan, avec L, elle et sa voix qui me tue. Comment a-t-elle pu ? Ils vont le triturer, se le passer de main en main, regardez ce qu’il m’a laissé. Un trésor. Et vous, c’est quoi, ça ? Oui, pas mal. Mais vous savez, il ne le montrait pas à tout le monde. Gilbert les regarde derrière ses paupières à demi fermées : ces villageois, ses amis ? Ces ploucs ? Ils s’ébrouent. Ils ne savent rien, ni lui, ni eux. Que peuvent-ils savoir. On s’ennuie tellement ici, vous savez, lui, c’était un personnage… il avait connu Sartre et toute la bande… une petite traînée d’étincelles qui rejaillit sur eux, les oubliés, les inconnus. Vous dites qu’il a vécu à Formentera… vous êtes sûr… jamais il n’a… Il voit bien qu’ils ne peuvent pas… Il se recroqueville… Ah on lui a cloué le bec, on va lui montrer qui il était vraiment. Le fantôme de Paco traversé d’images venues du passé tremblote dans l’ombre : pourquoi le font-ils souffrir ? Pourquoi l’ont-ils fait surgir ici. C’était si bien d’être éparpillé en cendres. Il se coagule, il se sent prendre forme sous leurs phrases, des formes étranges qui ne lui ressemblent pas. Arrêtez ! Ils se détendent, ils rient. Vous avez lu le premier ? Ah, vous préférez celui qui se passe à Paris ? Moi, je ne sais pas… il y a bien ce passage, vous savez, sur la sœur… mais ce qui a attiré Sartre, c’est son côté voyou, l’époque blouson noir… rien de plus… sans sa préface… Ils sortent leurs coupe-papier, les aiguisent, se curent les ongles. Ils vont sortir leurs griffes. Le regard triste de L. Je n’aurais pas dû… oui, vous dites ? … ses poèmes… vous seule… non, j’ai oublié et puis il ne voulait pas… Elle ne va pas le trahir, elle va les tenir à distance. Gilbert a l’air sur une autre planète, désemparé. Il perd son ami de minute en minute. La seule question qui vaille, comment ? comment est-il mort ? Ah oui, l’araignée près de sa porte… Comment il l’avait appelée déjà ? … Il m’a fait goûter des amandes, amères et il a ri… Qu’est-ce qu’elle a dit ? qu’il avait été l’amant de sa mère, à Paris… Ah les femmes… ça on peut dire… Silence plein de sous-entendus. Ils sirotent leur bière, la mousse autour de leurs lèvres, ils se pourlèchent. Mais donc, vous disiez… il ne mangeait plus, l’alcool… oui bien sûr… moi aussi. Non moi, je peins. Ils s’étranglent, artiste ? oh vous savez, je ne fais rien de transcendant, non, non, pas de galerie… Il ne va pas leur dévoiler sa vie, pas à eux, quand on voit comment… Ils comprennent tout de suite, un obscur, un prétentieux. Ils n’auraient pas dû venir.

proposition n° 4

La coupure s’était consumée en petit tas de cendres. Ça ne changeait rien, juste un geste. Ça ne réduisait pas la brûlure. Un geste pour rien. Restaient les doutes, et ce qu’il choisirait de croire. L’article avait attiré son attention, un nom à vrai dire, une signature. Un jour comme un autre, banal, la routine matinale : une terrasse, un café à une terrasse et [Le Monde] pour les mots croisés. Ce nom avait surgi de son passé dont il avait tourné la page. Croyait-il. Jusqu’à ce moment-là. Il alluma une cigarette et regarda la photo de son ancien ami, le visage de ses trente-trois ans. Cette fois il n’avait pas besoin de lire son nom. Leur café à Paris, les fêtes à Formentera, leurs amours, tout était là. Tout était fini. Les lignes de la nécrologie s’écrasaient en taches illisibles.

Plus tard, chez lui, il avait téléphoné à une vieille amie. On lui avait parlé d’un suicide, d’un revolver. Ça ne tenait pas. Trente ans étaient passés dont ils ignoraient tout, même et surtout les autres à Paris. Dans un tiroir il avait retrouvé un vieux carnet d’adresses mais les numéros de téléphone ne correspondaient plus. Il s’était fait aider par la jeune bibliothécaire qui lui avait retrouvé deux adresses sur le net. Il avait appelé. L’article avait retracé les années sartriennes, les quelques livres publiés, les dernières lignes se terminaient par une allusion à une lente descente aux enfers, une errance parisienne anonyme. B. avait été plus disert. Il croyait se souvenir qu’aux dernières nouvelles Paco vivait sur une île, peut-être aux Canaries, ou quelque part en Asie. Quelqu’un lui avait dit que leur ami avait marché droit vers la mer, les vagues l’avaient emporté. C’était digne d’un roman. Ils avaient échangé quelques phrases sur leurs vies respectives mais Gilbert s’était montré réticent sous une prolixité de couverture. L’autre numéro avait sonné dans le vide. Et puis le hasard. Un après-midi il avait évoqué sa rencontre avec Paco. Il ne pouvait s’empêcher d’éblouir les jeunes femmes avec ses citations, avec les noms d’amis qui gravitaient autour d’écrivains pas tout à fait oubliés. Les jeunes femmes souriaient. C’était facile. Mais ce jour-là, à la terrasse, l’une d’entre elle avait sursauté et donné le nom complet de Paco. Elle était allée à ses funérailles, disait-elle. Elle avait parlé de l’article du Monde avec colère : un tissu de mensonges de la part de soi-disant amis qui l’avaient abandonné depuis longtemps. Il avait vécu ses dernières années dans un village du sud où elle allait régulièrement en vacances. Il s’était pris d’affection pour elle, à sa façon bourrue, il lui avait montré ses derniers poèmes. On pouvait l’emmener là-bas, lui faire rencontrer ceux qu’il fréquentait, qui s’étaient occupés de lui avant son départ pour l’hôpital. Quelle banalité. L’hôpital. Mais il avait accepté. Dans la garrigue il avait rencontré J., J.L., D, M. et d’autres dont il avait oublié le nom et le visage. Il avait vu sa petite maison dans la circulade et Anita lui avait servi le vin de sa vigne et offert une bouteille d’huile d’olive de ses oliviers avec le nom de Paco sur l’étiquette. Elle aussi avait dû répéter plusieurs fois son récit. Il avait beau les écouter, croiser les témoignages, les anecdotes, ça ne suffisait pas. Ces gens-là parlaient d’un autre. Un double qui avait vécu des bribes de la vie de Paco. Un étranger. Un étranger presque familier mais qu’il ne voulait pas reconnaître. Chez lui, il avait sorti l’article découpé dans le journal et avait pris son briquet. Personne ne l’obligerait à croire l’un plutôt que l’autre. Leur jeunesse s’était évanouie.

Quelque chose avait eu lieu mais qu’était-il arrivé ? On se met en scène mais soudain on découvre qu’au-dehors existent des versions de soi que l’on ne connaît pas. Elle ne comprenait pas son entêtement, sa moue dubitative lorsqu’ils évoquaient leur ami commun à des années de distance. Chacun ajoutait une anecdote, une impression ; on se plaignait que la sœur éloignée ait capturé ses dossiers. On finissait chacun par se sentir légataire et l’on s’accrochait à son propre récit. On finissait par se sentir trahi.

Alors chacun dans leur coin, ils avaient écumé les sites de livres d’occasion. La plupart des ouvrages étaient épuisés. On se souvenait d’en avoir lu certains. Même cela, l’écriture, son œuvre de fiction où il avait mis tant de lui, s’effaçait. On se débattait avec une ombre. Restait un nom qui évoquait le sud. Un nom occitan assez commun.

proposition n° 3

Certains disent que Didon se jeta dans les flammes pour ne pas épouser le Lybien en veuve fidèle à son mari tué par son frère Pygmalion dans la lointaine Phénicie.

Certains disent que Didon, conquise par les récits d’Énée, se livra à sa flamme une nuit d’orage avant d’être abandonnée. Elle gît sous une pluie de roses dans nos mémoires.

Certains disent que Didon, à l’orée de la forêt de myrtes où errent les ombres des Enfers, entendit, immobile et muette, les pauvres excuses d’Énée, puis s’enfuit comme feu follet.

Certains disent que Didon et les dames de jadis, dans le deuxième cercle de l’Enfer glacé, semblaient portées par un vent mauvais comme vol de grues ou colombes poussées par les feux du désir.

Mais Carthage, née entre les lanières de cuir, en cendres. Didon, Elyssa, l’errante.

proposition n° 2

Mon dieu, ma bonne, me voilà toute prëte à vous narrer ce que vous me mandez. Je ne vous ai point écrit ce cruel mercredi, si affligée et si accablée que j’étais après si troublant cauchemar. Et la pensée que ces visions funestes vont ainsi apparaître à nouveau devant moi en fait trembler ma plume. Vous me dites que vous ne pouvez souffrir de me savoir en proie à si maléfiques songeries quand tant de lieues nous tiennent éloignées. J’en suis touchée plus que ne puis dire et c’est bien la seule raison qui me tient à cette table car vous savez combien me sont désagréables ces aveux de faiblesse et comme je crains ces radoteries de vieilles gens qui lassent au-delà de tout. Je voudrais bien faire fable de tout ceci et en plaisanter mais pour l’heure j’en suis toute extravaguée. Je rêvai donc que je descendais le Rhône de Lyon à Valence comme il m’est coutumier dès lors que j’ai dessein de vous visiter. La nuit occultait les rives et la lune restait muchée derrière d’épais nuages. Tout soudain un froid glacial me transit jusqu’à la moelle et les flots commencèrent une telle diablerie que notre embarcation en fut chavirée. Sans plus d’explication je me trouvai juchée sur un petit rocher qu’on appelle la Table du Roy au pied des vignes de Tain, seule rescapée de ce terrible naufrage. J’exhortai tous les saints que je priai fort de ne point vous faire orpheline. Mon cœur se brisait à l’idée de votre chagrin. En bref je m’égosillai en vain. On ne pouvait ni voir aucun feu ni ouïr le moindre bruit hors le vacarme du courant en folie dans ce temps de diantre. Or, du fond de l’horizon apparut un groupe d’oiseaux blancs que je pris pour des cygnes qui frôlaient l’écume de leurs ailes filant vers la mer. Ils se posèrent autour de mon écueil, encerclant le rocher. Chacun, courbant le col, s’arracha une plume qu’il me tendit de son bec orangé, et assise dans mes jupons détrempés, je me mis à écrire des missives à tous nos bons amis. Ainsi passa la nuit que j’en oubliai ma détresse. Il est vrai que notre constitution cache bien des mystères et je doute que quiconque y démêle la raison. Aujourd’hui je me sens encore toute déréglée et rougis de toutes ces folies. Il s’en fit une plus grande encore quand mon rêve me fit m’envoler avec ces volatiles, leurs plumes et ma chemise noircies de mes écrits. Nous partîmes pour les contrées barbaresques loin de cette Europe où les pitoyables cours royales auront tôt fait de nous oublier. Au réveil j’avais renversé l’encrier et mes draps en étaient tout tachés. Qu’auriez-vous cru de moi, ma toute bonne, de me voir si souillon. Plus j’y pense, ma bonne, plus je trouve que je ne veux point que l’on sache ce délire. Je m’en vais donc jeter dans l’âtre cette missive. Je la regarderai se réduire en cendres pendant que je vous écrirai l’étendue de mon affection et que je goûterai à pleines voiles le plaisir de vous voir tantôt.

proposition n° 1

Le vieux cerisier penché au bord du balcon en forêt que les pies survolent de leurs cris de tôle rouillée, où les écureuils virevoltent une fois sauté le grillage. Fruits rouges que les merles picorent, que la sitelle maquillée d’un trait de mascara regarde la tête en bas. L’épervier agrippe le roitelet en plein vol et disparaît. Le héron raye l’orée et s’éclipse. La nuit ulule sous les poutres du grenier : la forêt est entrée dans la maison.

Une petite auto sur la longue et large avenue qui se perd à l’horizon. La large piste a écarté la ville africaine devenue invisible. La lumière l’écrase de sa chaleur. Une petite auto noire comme un insecte que la chaleur écrasante semble ralentir. Et l’horizon comme un miroir lointain qui recule. Au ras du goudron les perspectives vacillent et tremblent. Un espace en fusion, presqu’un mirage. Et puis le rythme sourd de coups mats sur le sol, qui croît jusqu’à l’apparition fugace d’un grand cheval et de son cavalier lancé au grand galop, comme surgi du temps d’antan. Élégant, aérien et puissant, frôlant le petit habitacle noir qui semble immobilisé par l’élan qui le double. Les sabots heurtent la terre et c’est comme si tout devenait plus ample.

Les mots d’avant les choses. Les sons étranges qui inventent les choses. Les syllabes entendues qui creusent le mystère de mondes inconnus, qui dérobent l’objet dont elles ont flouté les contours. Et la déception à la découverte du réel trivial.



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1ère mise en ligne 19 décembre 2018 et dernière modification le 4 mars 2019.
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