contribution auteur | Simone Wambeke

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Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 8

Gérard, mort depuis 20 ans, sixième enfant d’une famille d’onze, très catholique, janséniste même : deux frères prêtres, trois sœurs religieuses, lui sera envoyé au petit puis au grand séminaire. Il s’en sauvera, ne croira plus à tout ça. Deux de ses sœurs, pas sœurs, adoraient ce frère, un peu dandy, attentionné, généreux. Il eut lui-même sept enfants. Ne pas avoir obéi à son père qui le voulait prêtre a du le saccager. Il était très tracassé, tatillon et devint au fil des années aigri, méchant, trop autoritaire et fermé. Lui même abîmé, il abîma ses enfants. Il voulait pourtant le contraire.

La vie de Albert Willems. Pendant leur voyage aux États-Unis, André et Alberta n’ont vu de lui que son avis de décès à Deaver, Wyoming, le17 août 1958. Les trois frères l’avaient suivi un temps, pas sûrs de lui et de ses frasques. Albert avait parlé de s’installer à son compte et d’ouvrir un atelier vélo, réparation et vente. Ils lui avaient dit : « Viens à Laramie, ça devrait faire. » Ils auraient été plus tranquilles de le savoir pas trop loin d’eux. Mais rien à faire, il partit de son coté, vers la côte est, et de petits boulots en petits boulots, deux jours ici, trois jours là, il commença à boire et s’amuser. Quelques lettres et ce fût tout, jusqu’à cet avis de décès, il avait 40 ans.

Quant à Ugo ! C’était Ugo, quoi. Une boule d’énergie. Il était grand, mince bien bâti. Il avait fait beaucoup de montagne : Né en Normandie, mais d’un père Pyrénéen. C’est là qu’il fit son premier sommet, la Brêche de Roland, 2800 mètres quand même, à dix ans. Quand il raconte ses multiples aventures... montagnardes et amoureuses, il a son air amusé et les yeux brillants. Son humour et son rire sont ravageurs. En ce début d’année 2019 il a vieilli et il est très malade. Il y a toujours eu en lui une fêlure, une grosse lézarde, qu’il connaît de fond en comble.

proposition n° 7

Il est 21 heure, je vais grapiller un peu de temps ce soir. Longtemps, les journées étaient tellement décousues ! J’ en ai gardé encore un rythme irrégulier, dix minutes ou une heure, certains jours rien, parfois une après-midi entière, très rare ; Et aussi, une facilité à tourner autour de ce que je veux écrire tout en mettant de l’ordre dans la maison, noter une idée sur un coin de feuille, et le soir tard réfléchir et mettre de l’ordre, cette fois dans ma tête. Les bruits de la rue, les enfants des autres qui jouent dehors, le voisin qui répète sur sa batterie ne me dérangent pas du tout, au contraire. Mais à coté ou dans la même pièce, tous ces mouvements, ces paroles vont obligatoirement à un moment m’être adressées directement, je le sais, je sens que ça va arriver et impossible de me concentrer. Cinq enfants et déjà dix petits enfants qui grandissent, on les a voulu et avec bonheur. Maintenant, c’est plus facile d’avoir des plages tranquilles. On avait choisi d’avoir une grande cuisine et dans une grande cuisine on a mis une grande table en chêne, j’y suis bien, et c’est dans le coin gauche que je m’installe. Un petit territoire . Une grosse pile de livre, ceux que je veux relire, ceux que je lis en ce moment, plein de petits papiers en guise de marque-pages, ceux qui m’attendent, ils restent là tout le temps ; les crayons, une petite lampe et une grosse bougie pour les soirs. La porte-fenêtre est immense, je plonge dans les arbres et le ciel. Pour l’ordinateur, il faut faire la navette bien sûr, il est dans une autre pièce. Je n’arrive pas à écrire à l’ordi, il me fait écran, ma main ne me semble pas reliée à ce que j’écris et je ne peux pas réfléchir. Il est sur un grand bureau plein de photocopies, de notes, encore des livres, des petits hiboux, une tête de Pinocchio petite et bien ronde son nez est un crayon qui bien sûr diminue quand on le taille, et une chose à laquelle je tiens, un kashkool, ce mot est apparu, pour moi, pour la première fois chez l’iranien Seyyed Ebrahim Nabavi, « Couloir N°6, carnets de prison », pour tenir le coup en prison, il notait des poèmes, des histoires, des mots inhabituels, des surnoms donnés aux copains, aux autres prisonniers, aux gardiens -le chacal, la moustache, Zapatta, Onassis, le ralenti...- des blagues, des rêves, des textes inclassables. Depuis 2011, je remplis des cahiers. Ce soir, c’est le moment où je laisse entrer et sortir de moi, dans le calme, ce qui vient ou pas. Un moment plein d’émotions, de rires intérieurs, où j’arrive à me ficher de moi. Mais curieusement, ça n’est pas passé encore dans mon écriture ce que je dis là. Loin s’en faut. Je sais pourquoi j’écris. Je sais où ça accroche. Il faut encore un peu de temps.

« Sois sage ô ma douleur
Et tiens toi plus tranquille ;
Tu réclamais le soir ; il descend ; le voici.

proposition n° 6

Alberta relit ses notes[[ Certaines expressions sont tirées de Hans T.Siepe, à propos de « André Breton : c’est l’attente qui est magnifique » conférence écoutée sur France Culture.], ce qu’elle veut écrire et qui lui échappe c’est cela : Vienne vite le temps de ces tremblements de terre, éruptions de volcans, océans qui débordent sur la terre, pour être comme eux tous, des émigrés, immigrés, roms, nomades. Elle attend, oui, c’est ça, elle attend un bouleversement plus grand que sa douleur. Elle sait le plus radical, le bouleversement le plus radical est se donner la mort, elle ne peut pas ajouter ça, elle a trop vu le questionnement infini et le chagrin infini que laisse un suicidé. Elle attend, et comme elle attend, elle a le temps de tourner autour de l’attente. L’attente, un mot vide. Rien de plus vide que l’attente, vide à être dégoûté de continuer à en parler. Vide comme la tête de celui qui justement attend. Vide comme ces heures entières en suspens, l’attente en attendant Godot, l’attente dans le métro, l’attente à la caisse du supermarché. Vide parce que rien. Rien n’arrive quand on attend sans savoir quoi, on attend parce que la vie est absente de sens, une suspension. Elle attend quoi pour bouger ? Et pourtant, ce pourrait être le temps d’une pause. On laisse le monde entrer en soi, on réfléchit. Elle s’arrête. Trop d’événements douloureux dans sa vie, et ce monde qui s’affole, va de travers, effrayant, elle ne le supporte plus. Son ami lui a dit, « pense à l’imprévisible , toujours il faut penser à l’imprévisible ». L’attente pourrait être au contraire magnifique et remplir le cœur de joie, de plénitude ? D’ivresse, on dirait ? Elle laisserait l’ocytocine se répandre, se multiplier. Elle va devenir intolérable. L’attente d’une petite fille de cinq ans est insupportable, le temps dure trop longtemps. « Maman, c’est bientôt ? Combien de minutes il faut encore ? « Pas demain, le jour encore après. » « oh !non ce n’est pas vrai ! ». Elle apprend la patience. Son attente à elle parce qu’une amie vient de lui dire qu’elle recevra le livre désiré demain, elle ressent une douceur soudaine. On peut la retenir longtemps. Pour que cet état dure plus longtemps, on en vient à souhaiter que le livre n’arrive qu’après-demain, pour ressentir plus longtemps cette respiration physique, ce soulagement dans la poitrine. Ce mot tout simple est quand même bizarre, il traîne, est filandreux, la syllabe centrale dure longtemps, comme le temps qui dure, dure.C’est la vacance, le vide, le rien, un gouffre. Ça n’a pas de couleur, pas de bruit, on pourrait l’appeler apnée. Elle aime Edward Hopper, sans avoir cherché pourquoi, elle comprend maintenant que dans ses toiles, les femmes ou les hommes sont dans une attitude d’attente, celle assise sur un lit regardant par la fenêtre, ou sur le pas de sa porte, bras croisés sur sa robe rouge, le regard au loin ; un homme assis au bord du lit, sa compagne dort derrière lui, il a posé son livre, absent ; un couple à la fenêtre, on sent leur proximité mais ils sont ailleurs. L’attente est parfois latente dans une existence très occupée, elle a pris son temps pour se loger dans le corps, le cœur,les bras, la tête. Elle est patiente l’attente, mais elle provoque l’impatience. Elle est patiente mais elle peut débouler dans une vie, en un coup de foudre, on n’a rien vu venir et tout à coup on est pris dans ce bouleversement, Alberta a connu ça, elle reconnaît elle retrouve ce bonheur de cinq ans porteur de plus de vie et de découvertes et d’amour. Après la douleur du départ de son compagnon, elle est restée longtemps perturbée, essorée. Elle se dit que tout reste à la porte. L’attente reste à la porte, ne se décrypte pas tout de suite, elle la ronge, la gratte, la fatigue, se fait prier. Le hasard lui fait découvrir cet atelier d’écriture, il va, jour après jour lui devenir indispensable, il mange l’attente qui devient moins cruelle. Son existence à elle-même lui devient plus certaine. L’attente et l’écriture se mêlent, puis l’écriture devient attente, elle la désire. Après le hérisson, le fourmilier pointe son nez, il représente pour André Breton l’attente neutre et alertée devant les êtres et les choses, elle devient un état second, d’où l’extra lucidité. C’est l’attente de l’attente qui ouvre parfois sur une « illumination profane » (écrit Walter Benjamin), un sentiment durable permanent. L’inattendu ! Alberta apprend, lit, découvre Robert Desnos toujours évoquant « les reflets tremblants du futur » et son attente devient sa liberté.Michel Carrouge écrit : »l’attente, c’est cette indomptable espérance, capable d’affirmer, malgré tous les gouffres noirs, toutes les banquises, que la route de l’avenir est semée de rayonnantes merveilles ». Alberta sent un mouvement en elle.

proposition n° 5

Il les laisse entre elles, elles aiment et il a encore du travail... Mais arrête, laisse tomber. Change-toi les idées...Comment tu peux dire ça ? Je ne veux pas... On entend l’une aller et venir, toujours à s’occuper les mains, toujours à faire... Tu ne crois pas ?...je veux y arriver pour... La voix semble d’une personne plus âgée, elle ne trouve pas ses mots... Tu sais, parce que mon père... Mais grand- père je crois était très sensible, trop, et à ce moment là, on en parlait pas beaucoup... Oui, il est devenu méchant, aigri, comment dire, j’ai voulu l’aider, j’ai voulu aider mon ami, et c’est mon fils qui a payé le prix fort... Le ton a changé, le terrain est encore miné on dirait, comme si ça venait d’arriver il n’y a pas longtemps... Mais ne mélange pas tout, ton père c’était une chose, Ugo c’est Ugo, tu le connais, et Thierry... Je ne mélange pas, écoute, je voulais les aider, tous, les... Elle hésite, elle réfléchit, elle ne veut sans doute pas lui faire mal ? Cette façon de parler hachée, ça arrive quand les émotions sont trop fortes... Je voulais rattraper quelque chose...Mais rattraper quoi ?... On n’entend plus rien : sans doute elle a attiré sa mère vers elle, l’a embrassée, elle d’habitude peu câline, plutôt dans la retenue... C’est fait, maman, on va vivre avec, il faut vivre... Où a-t-elle appris tout ça ? Elle est prof, a des collègues, une directrice et des élèves, c’est toute une société en miniature, alors d’année en année, elle a appris à connaître le fonctionnement des élèves, se situer par rapport aux autres adultes, à la directrice, c’est du boulot et elle sait faire. Il la voit un instant par la porte entrebâillée, ce regard serein qu’elle porte à sa mère ! Il y a entre nous des échanges subtils et compliqués qui passent par d’autres canaux que la parole...Tu nous a toujours surpris par ta force... Oh non... Mais si, tu rebondis toujours... Oui, je sens cette force et aussi impuissance, et les échecs... Les échecs, alors pourquoi tu t’accroches au piano quand pour toi c’est dur et que... Oui, c’est nul de n’arriver à rien à ce point : deux pages seulement quand je pensais jouer les nocturnes de Chopin ou le jazz de Keith Jarret et Mehldau... Et bien arrête...N on, si on arrête chaque fois que c’est difficile...Oui, c’est dur apparemment de parler...Thierry a tellement cherché à faire le mieux possible, dans tout, et à la fin, il a, il a choisi, enfin il... c’est pour ça que je veux continuer... On sent très bien qu’elle veut dépêtrer tout ça, mais elle veut faire attention à ce qu’elle dit, ils sont tous dans la même douleur...Le piano me rassure, même si j’ai du mal, je m’approche un peu de la beauté et de gens doués, comme si j’allais prendre un peu de leur don. Le piano est une trace, un lien. Quand je décortique un morceau et le joue, je réunis tout dans ma tête... Maman, je t’aime. Hier soir, j’ai écouté une émission radio, tendre et apaisante, c’était « L’étrange animal » de Béatrice Leca. Ton piano, c’est ton hérisson ?...Oui ma grande...

proposition n° 4

Ce qui est arrivé n’est pas écrit, nulle part. Le mari d’Alberta lui raconte : « Quatre fermiers s’en iront de Ruiselede en Belgique à Deaver, Wyoming, Etats-Unis. Ils me font penser à « Trois fermiers s’en vont au bal », premier livre de Richard Powers. Plus de place pour s’installer agriculteur en Belgique. Quatre oncles sont partis en 1912, deux sont revenus en France pour « faire la guerre », être honnête avec leur pays et repartis aussitôt leur temps fini. Avant de s’en aller, ils avaient dit à leur mère : « On reviendra et on sera riche, tu verras ».Il y avait cette photo, avec quatre jeunes hommes en costume, debout dans une Daimler 20, un à chaque portière, tout fiers et riants, le chapeau dans une main haut levé pour un au revoir. Le bal, ils l’ont eu, mais pas comme ils pensaient » .

Le mari raconte encore : « Et on n’a jamais eu trop de nouvelles, un courrier de temps en temps. Les quatre frères partis, il restait un cinquième garçon, mon père. Lui, ce sera la France, à Boisrault en Picardie, 85 habitants. Plus trois sœurs, elles restèrent à Ruiselede. Chacun a eu beaucoup à travailler, pas trop de temps, pas trop d’argent. Ce n’est que vers 1965 que les enfants des quatre fermiers commencèrent à revenir voir leur famille, enfin deux surtout qui avaient pu ou voulu plus que les autres. Échanges difficiles, mais beaucoup de rires. Par quel filtre passaient-ils pour se comprendre ? ». Alberta et André, le picard, s’étaient mariés et le travail les avait amenés à Saint-Étienne. Pendant 48 ans, ils sont retournés toutes les années en Picardie, pendant les vacances. André voulait voir ses parents, ses frères et sœurs, tous mariés, et les neveux. Et quand ils avaient bien ri, parlé, goûté, beloté, très vite « les américains » revenaient dans la conversation. André voulait savoir ; il a fini par retrouver leur adresse là-bas.Des courriers se sont échangés grâce aux petits-enfants qui se débrouillaient pas mal en anglais, et on a su, par bribes, comment ils étaient restés longtemps, à la journée dans les usines de la côte est. Puis un jour, partis dans le Wyoming, pour un bout de terre à défricher ou pour faire cheminot. Alberta a cherché sur internet et a su comment ils étaient arrivés d’abord à EllisIsland. Tous les deux ils ont enfin pu aller là-bas, à Deaver, trois semaines où ils apprirent beaucoup de leur vie.

EllisIsland...André est décédé, Alberta est vieille maintenant. Elle pense aux parents de ces quatre garçons partis à 20 ans, qui sont morts avant d’avoir des nouvelles de là-bas. Tout ce qu’ils ont pu imaginer, sans jamais savoir : ils sont partis en voiture, puis en train, puis en bateau. Ils étaient douze millions d’immigrants ! Douze millions ! On les a inspectés, auscultés, entre deux mondes, entre deux vies, entre la peur et l’espoir, un simple ballot porté sur l’épaule, une valise, c’était EllisIsland. Les migrants l’appelaient « L’île aux larmes ». Qu’en ont su les parents ? Qu’ont-ils pu imaginer tout ce temps ? Quatre enfants partis et...rien. C’est encore pire d’imaginer que de savoir. Et oui, Marguerite Duras, oui : Comme dans ce chagrin des autres parents de maintenant, ceux restés en Érythrée, au Soudan, au Congo, en Afghanistan, Syrie...dans tous ces chagrins, il y a plus que ce qu’on croit. On ne saura jamais. Personne. Toute cette douleur, et toutes ces larmes, partout, tout le temps. La terre est emplie de douleurs et de larmes. Alberta le ressent si fort, elle si vieille et si longtemps après. Elle avait tellement aimé retrouver cette famille du Wyoming et c’est maintenant seulement qu’elle pleure pour les parents. Elle regarde la photos des quatre fermiers dans la voiture,en doublure dans sa tête elle voit ces chaloupes chavirées, ces gens dans la mer, et les bateaux qui ne viennent pas à leur secours, d’autres qui veulent et sont retenus. Ce que ça doit prendre comme douleur chez les parents : accès d’espoir et de désespoir et toute leur vie empêchée, cisaillée, un manque atroce. On aurait dû les empêcher de partir, mieux leur expliquer les dangers, on aurait dû, on aurait dû toute la vie ça prend.

Alberta a plusieurs versions. Toute cette histoire a été transmise par la parole. Alors elle essaie d’écrire. C’est laborieux. Les mots, il faut aller les chercher. Et ensuite, il y en a trop, il faudrait couper. Et puis, elle le sait bien, elle écrit pour mieux sentir ce que tous ces parents ont pleuré, elle creuse en elle mais elle n’est pas bien loin, la même blessure de cet autre enfant, le leur, à André et elle. Son mari est mort avant, il n’en aura rien su heureusement. Ça peut s’écrire ça ? Non, pas encore, sinon elle va hurler. Dans longtemps. Elle voit dehors le ciel gonflé, chargé d’orage, elle a de la révolte
en elle. Est-ce pour longtemps ? Est-ce pour toujours ? Voilà les mots qu’elle peut sortir, voilà ce qu’elle veut écrire : Vienne vite le temps de ces tremblements de terre, éruptions de volcans, océans qui débordent sur la terre, pour être tous comme eux, des immigrés. Des nomades. La petite-fille d’Alberta chantonne à coté d’elle : « Il ne sait rien des frontières, il marche vers la lumière, nomade, Il a pour seule prison, la ligne de l’horizon, nomade. Enfant, ne tuez jamais, en vous ce désir nommé, nomade ».Elle vient de l’apprendre à l’école. Des mots, toujours des mots. Certains font lever un petit vent frais, pour un instant.

proposition n° 3

Elle a longtemps cru que la sagesse lui viendrait avec l’âge.80 ans, quand même ! « Mais c’est un mythe, ça, la sagesse chez les gens agés » lui dit une infirmière. « Faites donc ce que vous voulez ».

Selon Hugo, 74 ans, la vieillesse est un naufrage — disait-il en imitant Charles de Gaulle — et pourtant elle n’avait pas connu d’homme aussi drôle, moqueur, ne voulant pas se prendre au sérieux, quoique...prenant facilement tout en dérision, même le jour où, atteint d’un cancer et très affaibli,il avait commencé à avoir des fuites d’urine. On lui apporta avec appréhension des couches. Il ne dit rien, mais le soir au moment du repas, il arriva avec sa couche sur la tête, faisant le clown .

Selon Clara, elle explique avec sérieux à son petit-fils de 5 ans qu’elle allait partir vivre dans une caverne, comme on faisait avant, sans téléphone, sans télé, sans électricité, sans toutes ces choses inutiles. Le petit l’écoute avec attention et demande « Pour de vrai » et bien oui, pour de vrai. « Je viendra te voir et je t’apportera des courses pour manger. ». Le soir, sa fille l’appellera « Ça va pas, maman, de lui raconter des choses pareilles.

Selon Suzanne, depuis quelques années, elle s’astreint avec beaucoup de difficultés à apprendre le piano. Elle voudrait tellement jouer comme Glenn Gould, comme Keith Jarrett. « Mais tout le monde voudrait jouer comme keith Jarrett » lui dit le prof en riant . Elle ne joue devant personne, juste pour elle, juste pour le bonheur d’apprendre. Elle a commencé « The Köln concert » Deux pages. Et alors ?

Selon Christophe, qui ne le sut jamais, la vieillesse fut vraiment un naufrage, à partir du moment où sa tête devint bizarre, où il ne reconnut pas sa femme, ni ses filles, où il finit ses jours béatement dans un cantou, et où, étrangement, avec le temps, cette maladie enlève toutes les retenues, amabilités convenues, angoisses, chagrins, le naufrage fut, mais pas pour lui.

Et encore, je ne vous parle pas de « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau ». Je laisse ce soin à Oliver Sachs, à qui je tire mon chapeau, vraiment.

proposition n° 2

Elle est dans la lune, Alberta. Où peut-être elle dort. Tant d’enfants autour d’elle, elle ne les connaît pas tous. Si, quelques-uns, mais ils ne peuvent pas être là, c’est impossible. Ils vont, parlent fort, courent dans les escaliers, installent des matelas superposés à l’étage, sautent dessus, arrivent à faire des tremplins pour des « barroulades » qu’elle préfère ne pas trop voir. Au rez-de-chaussée, elle attend. Ils vont bien partir. Elle veut qu’ils restent encore et encore mais elle n’en peut plus. Quand ils seront partis, elle pourra mettre son manteau, ses chaussures et prendre sa voiture qui ne ressemble pas du tout à la sienne . Mais quelle importance ? Le ronflement du moteur, juste ce bruit, lui remet la tête en ordre. Elle va aller le voir, deux cents kilomètres, ce n’est rien, ce n’est même pas assez, rouler longtemps elle voudrait. Elle voit les nuages, étranges cette année, le vent les malmène. Tout à coup, une grande séparation, une grande ligne droite d’un point à l’autre du ciel, d’un coté turbulences tournantes, ce sont elles qui marquent la frontière. De l’autre, presque un calme plat, les nuages paraissent ralentis, statiques, comme une situation durable et jamais réglée, pesante. Si, si elle va la régler, la stopper comme cette ligne très nette dans le ciel. Il faut bien que ça s’arrête. Dans combien de temps, de générations la force de vie va ressurgir ? « On peut vivre en sachant qu’on est moins que rien sans se sentir moins que rien » : la radio semble savoir ce qu’elle pense. C’est son passager qui vient de l’allumer. Mais, qui est-ce ? Elle le connaît pourtant, mais son front est plus dégarni, il est plus grand, il vient de reculer son fauteuil, et ce n’est pas sa voix non plus, elle est grave, modulée, des Pyrénées peut-être ? Un timbre chaud, elle est pénétrante et profonde. Il lui parle en même temps qu’elle écoute, ça la fait rire cette stéréo improvisée, ce doublement dédoublement de la pensée. Elle ne voulait plus s’arrêter de conduire. Il dit, ou peut-être ce fut elle qui le pensa : « Je suis toi, tu ne le sais pas encore, mais je sui pareil, en plus intelligent, plus drôle, plus percutant, tu comprendras. Mais je ne peux pas rester tout ce temps-là que tu voudrais. Tu peux arrêter la voiture ? Et il est parti.

proposition n° 1

Rêve.

Tout est sale. Elle veut ranger, mais non, trop, trop. Impossible. Elle se dépêche, par quel bout commencer ? Des livres, non, des jouets partout. Des moutons sous le lit, ou alors pas de lits, des matelas par terre.Et la cuvette des WC, pas moyen. Il faut rincer, rincer encore. L’eau revient tout le temps, elle peut dégouliner le long des murs, abîmer tout. Il n’est pas là, il n’est jamais là. Elle n’y arrive pas toute seule. Oppression très forte. Pas de musique, pas d’enfants. Rêve en noir et blanc ou en couleur. Elle n’a jamais su. Fuites à la cave. Tout fuit. A l’étage, les filles ont une chambre, accumulation d’objets, plusieurs lits, plaids, couvertures, rocking chair. Ces chambres ouvrent sur un grand couloir ouvert, n’importe qui peut entrer.Tout d’un coup, c’est une autre maison, la mienne quand même. Et encore des fuites. Pour arriver à cette maison, un bout de route, une impasse, un peu réelle, un peu déformée, le passage compliqué en bois, une absence de marche, contorsions pour arriver au palier supérieur. Qu’il n’y ait plus rien à voir. Que l’eau arrête de dégouliner des murs. Cet échec dans la répétition des nuits, échec de quoi, bon sang, que tout s’arrête mais ça recommence.

Le Pont.

Un pont : le mot lui-même dit ce qu’il montre. Un petit pont, en Haute-Loire. La voie ferrée, désaffectée passe dessus, on voit les rails et les traverses, à peine vieillis. Au printemps, par la coursière, on y arrive par trois marches en pierre grossière. C’est tellement magnifique. La rambarde est solide. En se penchant, on voit à travers les arbres à peine feuillus une petite rivière. Pourquoi là ? Il connaissait tous les chemins, il a tant de fois passé avec sa moto honduro. Un homme arc-bouté, un homme au bond, homme dévalant, corde cassée. Trop de boulot, trop de revers, de chantages, l’’écartèlement, l’emmêlement et la chute délivrance ? Le sang est venu de la blessure de l’âme. Bourrasque et chaos, la pression en lui du mouvement des autres. Trop, un raccourci de ce qui se passe chez lui, chez nous, chez les parents. J’emprunte à Michaux, parce que je n’en ai pas trouvés toute seule : « Un déponté enfin s ’envole, un arraché de haut en bas, un arraché de partout, un arraché jamais plus rattaché. » Un pont entre l’avant et l’après et comment fait-on dans cet après.

Le piano.

Le piano depuis toujours, des idées des désirs de piano. Les mains sur les touches noires et blanches, agiles, le mouvement. Le pianiste lève son bras et le repose, exactement là où il veut, exactement avec la force qu’il veut. Avec sa première paye, à 18 ans, elle achète une cithare diatonique, pas assez d’argent pour une chromatique, elle aurait du attendre. Déception. Ensuite un petit synthétiseur, cinq octaves, pas de pédale, des boutons de bruitage, très sommaires. Déjà ça. Enfin, à 60 ans, un piano blanc Weinbach avec un joli son. Des cours de solfège avec les petits, une année d’harmonie au conservatoire. Du classique, d’abord, puis du Jazz. Une fois, jouer sur un piano à queue. Impressionnée et heureuse. Une autre devant des amis, l’été. Pas devant, plutôt le dos au mur et en sourdine, trop de retenue encore. Sinon seule. Mais, tout autour, des plantes et du soleil et des oiseaux. (Dans le film « 4 minutes », Traude Kruger enseigne le piano à des détenues, l’une d’entre elles est très douée mais ne veut pas être canalisée. La scène finale montre une fille emportée dans un jeu magnifique, elle soulèvera le couvercle du piano pour jouer avec violence avec les cordes). D’où peut sortir l’étrange. D’où peut sortir l’envie d’improviser. Les harmoniques s’entendent maintenant. Plein de notes entrent en résonnance. Beaucoup de choses entrent en résonnance. Ne pas s’y opposer. Laisser venir.



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1ère mise en ligne 20 décembre 2018 et dernière modification le 8 mars 2019.
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