contribution auteur | Gil Sutra

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proposition n° 9

source de l’apocryphe
Neal Cassady aurait eu 93 ans

04 février 2019

Tu entends Ti Jean ? Ce type raconte que Neal Cassady aurait eu 93 ans ce mois de février. Bon sang, merci à Dieu de nous avoir préservé de cette calamité. Je n’arrive pas à croire que cette crapule de Cody aurait pu pomper l’air de tout le monde pendant encore la moitié d’un siècle ? Non, moi je dis que des choses pareilles, ça peut pas arriver.

Et dis donc, Ti Jean, ça me fait penser… toi, tu aurais eu bientôt 97 ans. En mars. Tu serais presque centenaire aujourd’hui. Mais qui peut croire à une chose pareille ? Tu sais, quand t’es mort, on peut pas dire que t’étais bien en forme. À cause de l’existence que tu menais dans ces années-là. Dis donc, ça aurait fait un sacré tas de bouteilles vides toute cette vie en plus. C’est sûr.

Je me souviens, quand tu es monté au ciel, on me disait que la pire des choses pour une mère était de perdre un fils. Pour Gérard je crois bien que c’est vrai, il n’aurait pas pu m’arriver pire mais pour toi je ne pense pas que c’ait été une malédiction. Te fâche pas Ti Jean, ce n’est pas du mal penser de ma part. Moi partie, qu’est-ce que tu aurais fait sur cette terre, à regarder passer ces foutues années tout seul ? Ça tu dois le reconnaitre, je me suis toujours bien occupée de toi. À faire cuire de la bonne soupe aux pois pour te garder en santé. À veiller à tes affaires pour que tu puisses continuer à écrire. Ce ne sont pas toutes ces femmes après lesquelles tu courais qui auraient fait ça. Seigneur, il a fallu que j’aie un sacré bon œil sur toi tout ce temps !

Heureusement, même quand tu te barrais pour tes virées infernales tu savais où me retrouver. Tu te rappelles, on avait décidé de toujours rester ensemble, on a même failli s’acheter une caravane pour nous deux, en Californie. C’était pas toujours facile cette affaire, surtout avec cette bande d’amis que tu t’étais trouvé. Mais la famille c’est autre chose. Et tu as toujours aimé et respecté Jésus comme il faut et tout bien fait pour aller au ciel. Et je n’ai pas tardé à te rejoindre là-haut auprès du Seigneur, quatre petites années seulement tu es resté à m’attendre. A ce moment-là, j’étais déjà sans plus aucun enfant de moi sur cette terre. Rappelés tous les trois. C’était mieux ainsi, pour qu’on soit tous ensemble à nouveau.

Tu sais Ti Jean, même si plus tard tu es devenu célèbre, si tes livres ont ramené pas mal d’argent, le monde n’aurait pas été plus facile. La gloire et le pognon ce n’était pas tellement ton truc au fond. Mais ça aurait pu te tourner la tête, il y avait des conneries à faire avec cette vie-là. Le pinard et les filles. Oui, des trucs comme ça qui peuvent vous faire faire des bêtises quand une mère n’est plus là pour s’occuper. Et même si ce voyou de Cody était déjà mort, c’était pas rassurant pour autant, il y en avait d’autres à tourner autour de toi. J’espère que tu n’aurais pas eu l’idée de repartir encore un coup en vadrouille. Je te le dis comme je le pense, moi je te vois plutôt revenir pour de bon à Lowell, à traînasser dans ton fauteuil toute la journée. Mais au fond, j’en sais rien. Je préfère pas y penser…

Ça va te faire rire sûrement, tu sais ce qui me trouble le plus quand je tourne cette idée dans mon crâne ? C’est que j’arrive pas à te voir avec une tête de vieux type chauve. Tu avais de si beaux cheveux en ce temps-là. Ah, ça…

Tu entends Ti Jean ? Ce type raconte aussi que le soir il doit s’occuper de sa chienne, c’est toute une affaire pour lui. Avec toi, pas de risque, c’est sûr que tu préférais les chats ! Parfois je repense à ce sacré Tyke, on peut dire que tu as été salement triste quand il est mort.

source de l’apocryphe
De la benz’ dans une Opel Astra Grand Luxe

La nuit. Un homme remet de la benz’ dans le réservoir d’une Opel Astra Grand Luxe Sport grise dans une station-service déserte en prenant bien garde de ne pas s’en mettre partout sur les mains. Il regarde grimper le montant en euros sur le compteur de la borne. Le nombre se stabilise autour de “57”. Pas un bruit, hormis le grondement de la pompe à essence. Des nuages pressés passent rapidement devant la lune. L’homme à l’Opel Astra Grand Luxe vérifie le montant en euros affiché par le compteur et prend conscience qu’il est encore légèrement inférieur à “57”. Comme il en a l’habitude, il appuie maintenant sur le pistolet par une succession contrôlée de légères pressions. “56.02”. Pression. “56.15”. Pression. “56.33”. Pression. Le montant des centimes augmente avec lenteur et régularité. “56.68”. Pression. “56.74”. Pression. “56.85”. Pression. Les impulsions du doigt se font plus espacées, la tension de la main se durcit à mesure que le compteur s’approche de “56.99”. Alors, l’homme respire et termine son action.

Un doigt trop lourd ? Un bruit de moteur trop proche qui déconcentre ? Le compteur indique un montant final de “57.01” euros. Il y a tellement longtemps que cela ne lui est pas arrivé. Tout ce temps il a pourtant appris à maîtriser son geste. Ce chiffre de “57.01” n’a aucun sens. Et il n’annonce rien de bon. Un sale chiffre abâtardi qu’il n’a pas choisi. Le pire de tous.

Il a besoin d’un chiffre rond. Il hésite à entreprendre une nouvelle tentative pour atteindre “58.00“ euros, le risque d’une spirale négative lui fait peur. Après “58.00“, il faudra peut-être tenter “59.00“, ensuite “60.00“. À chaque échec, ça deviendra plus difficile. Il le sait, c’est déjà arrivé au début. Et puis, si le réservoir est trop plein pour recevoir le surplus de benz’, toute possibilité de contrôle est anéantie. D’un autre côté, peut-il prendre le risque de ce signe lourd de significations ? Et rester dans cette situation avec tout ce que cela implique de conséquences mauvaises.

L’homme à l’Opel Astra Grand Luxe allume nerveusement une cigarette et se remet au volant. Quand il quitte la station service déserte pour s’engager en direction du boulevard, il ne voit pas venir le long camion noir qui traverse le carrefour comme une lame.

proposition n° 8

1. Josip

J’aimerais vous raconter l’histoire de Josip. Sauf que Josip n’a pas d’histoire. En tout cas, pas d’histoire connue. D’ailleurs, il ne s’appelle pas vraiment Josip. Pas depuis toujours.

C’est la vieille femme qui l’a appelé ainsi. Celle qui habite près du fleuve. Elle lui a laissé un bout de champ pour mettre sa caravane il y a une vingtaine d’années. Il a commencé à lui rendre de petits services, écorcer son bois, sarcler sa terre, redresser ses tuiles. Elle lui laissait ses restes de soupe, une partie de ses pommes. Ils se sont arrangés de cette manière. Comment elle a trouvé ce nom-là pour cet homme, on n’en sait rien. Mais elle a toujours eu de la suite dans les idées, la vieille femme.

Au début, les gens l’appelaient Le Serbe. Je ne sais pas si la vieille l’a appelé Josip parce qu’il était serbe ou s’il a été surnommé Le Serbe parce qu’il s’appelait Josip. Tout se mêle. Probablement qu’il est devenu Le Serbe et qu’il est devenu Josip tout à la fois, juste à cause de ce petit accent qu’il a quand il parle. Il fallait bien le nommer cet homme.

Il paraît qu’il a eu un accident cérébral et que toute sa mémoire est partie d’un coup. Après son coma, il a retrouvé toutes ses facultés. Sauf ça, ses souvenirs. D’autres disent que c’est la faute à la guerre. Ou qu’il n’a tout simplement plus la force de se rappeler. Mais personne ne l’a connu avant son arrivée ici. Il ne peut rien raconter et personne ne sait rien sur lui. Alors, sa seule histoire c’est celle qui a commencé ici. Quand il est arrivé chez la vieille, au bord du fleuve.

Sa mémoire a à peine vingt ans. C’est comme s’il n’avait pas été enfant. En ce sens, il n’a pas vraiment d’identité puisqu’il ne peut pas être fidèle à ce qu’il a été. Mais du même coup, il peut emprunter toute la mémoire et toutes les identités du monde. Allez savoir ce que ça fait à un homme, une affaire comme ça…

Parfois, les gens dont l’histoire est restée secrète font naître de grandes peurs chez les autres. Lui, il est doux et bon. Il s’est arrêté près du fleuve il y a de cela vingt années et il y est toujours. Personne ne lui demande qui il est, d’où il vient surtout, ça ne servirait à rien. Alors, on se salue, on s’échange de menus services, on parle des arbres et du fleuve. On repart chacun chez soi. Quand il ne travaille pas, il reprend sa lecture, de vieux livres qu’il trouve je ne sais où. Il passe aussi des heures à regarder les étoiles. Parfois il y reste toute la nuit, les yeux tournés vers le ciel.

Il mourra ici sûrement, un jour. C’est curieux de penser qu’il aura une stèle avec juste une date de mort inscrite sur la pierre. Et avec un nom qui n’est pas le sien, en tout cas pas celui que lui ont donné ses parents. C’est comme ça, c’est une vie qui vaut tout autant que n’importe quelle vie…

2. Klaus et Anna

— Oui, c’est ça, ils habitent la maison qui surplombe le fleuve, juste au bout du cap. Ça fait plus de cinquante ans.
— C’est vrai les histoires qu’on raconte, les bateaux, tout cela ?
— Oui, c’est exact. Depuis qu’ils sont là, chaque fois qu’ils apprennent qu’un cargo va remonter l’estuaire, ils installent les deux gros haut-parleurs pour saluer le navire avec l’hymne de son pays. Et ils accrochent le drapeau national en haut d’un mât. Tu peux les voir de loin en train de saluer le bateau lors de son passage.
— Pourquoi ils font ça ?
— Personne ne sait. Quand c’est un cargo battant un nouveau pavillon qui est annoncé, ils s’en vont au consulat enregistrer une bande avec l’hymne du pays. Et la femme coud un drapeau avec des bouts de tissu de la bonne couleur. C’est toute une affaire leur histoire.
— Ils sont vieux, non ?
— Oui, d’ailleurs je crois qu’ils vont quitter la maison du cap pour un endroit moins isolé. De toute façon leur rituel n’a plus de sens aujourd’hui, les pavillons des bateaux tu sais comment ça marche.
— Ils sont comment sinon ?
— Aucune idée. Tranquilles, oui. Mais personne ne les connaît vraiment. De loin, c’est même difficile de savoir qui est Klaus, qui est Anna. On arrive à peine à les reconnaître. Pourtant il paraît qu’ils étaient très beaux avant.
— Ils ne viennent jamais au village ?
— Juste pour le courrier. Ils ont une vieille bagnole pour aller faire les provisions. Et le premier jour du mois, Klaus va à la banque chercher de l’argent pour leurs dépenses. Enfin, c’est ce qu’on raconte. On dit aussi qu’ils sortaient en ville de temps en temps, à l’époque. Pour s’amuser un peu. Plus maintenant.
— Pas de famille ?
— Je ne crois pas. Pas par ici en tout cas…

3. Linda

Je m’appelle Linda et j’ai quarante et un ans. Je suis née dans une ville sans attrait, assez loin d’ici. Mon père était chef de production dans l’usine du coin. Il a passé sa vie à gueuler sur des gens qui ne travaillaient pas assez vite. De toute façon, ils n’auraient jamais pu travailler assez vite pour lui. Ma mère passait ses journées à prier, maudire les voisins et rêver d’une maison dans la partie haute des faubourgs. Ma vie s’est d’abord déroulée sans incidents - et sans bonne surprise, non plus - jusqu’à l’âge de 30 ans. J’ai prié moi aussi, je me suis mariée, j’ai eu un petit métier dont je ne me souviens pas. C’est tout. Un matin mon mari m’a quittée, sans me donner de raison. C’était un type de l’usine aussi, sans profondeur mais promis à un bel avenir. J’ai pleuré, un peu. J’ai quitté le petit métier dont je ne me souviens pas et je suis allée m’installer près du fleuve. Ne me demandez pas pourquoi, c’était juste à cause d’une sensation fugace, j’avais le pressentiment que le fleuve me laverait du vernis de ma vie. Tout a changé quand j’ai accepté un boulot de fin de semaine dans le bar-dancing du village où j’allais boire une bière le samedi soir. Je ne sais plus si c’est le patron qui m’a proposé le deal ou si c’est moi qui en ai eu l’idée. Je me suis aperçue que ça ne me gênait pas du tout de montrer mon cul à des hommes de temps à autre, le soir. C’était moins difficile en tout cas que de laver les chemises du type qui vivait à mes côtés quelques mois auparavant et d’écouter les histoires de l’usine. Et moins difficile surtout que de reconnaitre ce qu’il y avait de vrai à l’intérieur de moi. Finalement, ce n’est pas le fleuve qui m’a rincée du passé, c’est de me foutre à poil le samedi soir devant des types bourrés. Et aussi, à partir de ce moment-là, je me suis rendue compte que je pouvais enfin sentir mon cœur. Entendre le bruit de mes peines, celui de mes rêves. Ou que j’aimais parler jusqu’à l’aube quand un type avait la patience des mots. J’en suis là aujourd’hui. Je n’ai plus besoin de me déshabiller le samedi soir au bar-dancing du village mais je le fais quand même parfois. Pas pour le fric, juste pour ne pas oublier par où je suis passée. Et j’ai besoin de me laver encore de temps à autre. Ce que sera demain ? Pas de mari, c’est sûr. Pas non plus de petit métier dont on ne se souvient pas. Pour le reste…

proposition n° 7

Le temps de l’attente,
celui-là d’abord, tourner autour du texte, renvoyer à plus tard, laisser advenir la fatigue, aller jusqu’à l’impossible de reculer une fois encore. S’y mettre enfin. Et vite, avant que ça se consume. Plus tard il faut y revenir à nouveau, en repasser par la fatigue, l’envie est là, oui, mais le plaisir d’avant est déjà oublié. L’incompréhensible de ce besoin d’écrire alors que c’est si difficile à lancer ! Toujours si difficile. Il y a aussi la tentation d’aller ailleurs, saisir un livre peut-être, se trouver une nouvelle raison de retarder. C’est tellement dur d’y être tout entier dans ce temps de l’écrire. Le meilleur : quand le texte a déjà pris forme, et alors on l’épure, on le simplifie, le condense. On va à l’essentiel. Là, c’est bon, oui…

Toujours tourner autour de l’écrire,
avec le travail des autres, ce n’est pas encore vraiment l’écriture mais en lien avec elle. Une recherche — de quoi, je ne sais pas vraiment ? On ne va pas directement à la pêche d’une idée de récit, d’un style, non. Ce seront plutôt des ramifications sous-jacentes et jamais bien claires qui s’accrocheront au bout du fil. Un univers parfois, une atmosphère, une lumière. Un état d’être plutôt. Dans le temps d’écrire, chez moi discontinu, revient Duras toujours. Koltès souvent. Carver pour les histoires. Brautigan pour le sentiment de liberté et l’humour. Et quelques autres. Il y a eu des temps avec Tarkos qui malaxe si fort les mots.

Il y a bon nombre d’écrivains importants dans mon panthéon, oui, mais ceux que j’ai cités, ils aident à écrire, ils portent une invitation à aller vers l’essentiel des choses du monde. Ils amènent hors de soi, laissent entrevoir une trace sur ce chemin si difficile où l’on se bat en quête d’une forme un peu plus personnelle, même modeste. Wajdi Mouawad le dit si bien dans “Seuls” combien cette torsion de nos habitudes peut s’avérer difficile : « Il faut dire qu’après l’écriture et la mise en scène de “Forêts”, le spectacle précédent, je cherchais, par tous les moyens, une manière d’écrire différente. Je me disais : “Écris court”, “Écris dense”, mais cela ne se fait pas ainsi. Cela ne peut pas être que musculaire. On ne change pas sa respiration comme ça. Pour cela, il faut une aventure. Il faut partir sur la lune. Il faut tomber de haut. Il faut mourir, casser l’outil qui nous a permis de survivre jusque là, il faut le haïr, le tuer même, le manger, le mâcher, le digérer, le chier et le regarder pourrir.  »

Ceux qui aident le plus ce sont ceux qui laissent deviner quelque chose de leur processus de création. Pas des recettes, non, une disponibilité, une attitude, une déprise, une ouverture, une écoute, une aptitude au multiple, un chant ou une ritournelle, une obsession, une entrée en relation, un dégagement, un vide en soi, que sais-je encore… ? On peut trouver ça en dehors du champ des écrivains. David Lynch peut faire l’affaire, tout aussi bien. Ou la chorégraphe Meg Stuart. Et d’autres, issus de tous bords.

Ma vie est devenue plus nomade aussi,
écrire doit suivre le train. Il n’y a plus vraiment de maison pour ça, donc pas de petite chambre sous les combles ou de table de vieux bois près de la grande fenêtre qui donne sur le jardin. Il faut faire sans le décorum qu’on imagine être celui-là de qui écrit. Au fond, ça manque peut-être ce lieu fixe où laisser tomber ses mots, un endroit réservé, avec tous les petits outils, les rituels. Il y a des habitudes quand même qui se créent. Cet hiver, au Québec, la table de la cuisine avec la vue sur le Saint-Laurent au loin. Les heures sont celles du milieu du jour quand toute la maison est vide et silencieuse. Il y a la blancheur éclatante de la neige derrière la vitre, les plantes. Le café aussi comme une respiration. Et le bistrot, le matin, pour amorcer le mouvement, se laisser guider par quelques pistes, lire, chercher, déposer quelques idées… Écrire a de tout temps pris racine dans les interstices de ma vie. C’est regrettable parfois de ne pas arriver à lui trouver une plus belle place. Mais il faut faire avec, je n’oublie jamais que les choses importantes se sont passées dans les territoires intermédiaires, les angles morts, les coins où la lumière n’est pas trop forte.

Pour boulanger le texte, il y a la machine,
écrire m’était toujours impossible avant ce temps de l’ordinateur. Fabriquer la phrase, lui donner forme sur la papier, ça ne marchait pas, je ne savais pas barrer les mots, réécrire dans les marges ou les interlignes. Elle doit être tellement pétrie, reprise, bousculée. Renversée surtout, cul par dessus tête. Pas mieux que le copier-coller pour ça. Il y a quelque temps, j’ai renoncé au vieux traitement de texte et à sa machinerie de guerre, une vraie délivrance cette belle page blanche sans apprêt que proposent les éditeurs simples d’aujourd’hui. Avec le numérique c’est vertigineux, la recherche des bons outils peut manger le temps de l’écriture, être une manière de la tenir à distance. Pourtant l’outil est une aide, un beau support du désir.

Avec tous ces ailleurs, il a fallu chercher de nouvelles machines, plus commodes, assez petites et légères pour pouvoir partout les emporter. Mais voilà, j’ai des mains épaisses, pas facile l’écran tactile ou les claviers de poche. Est-ce que la forme et la texture des mains ont un effet sur ce que l’on écrit ? Oui, sûrement, leur matière est le fruit de toute une expérience de vie, ça doit bien ressortir quelque part. J’imagine que si j’en avais eu l’occasion, j’aurais préféré serrer la main calleuse de Thierry Metz plutôt que celle de François Mauriac, que je sens blanche et molle. D’accord, je sais bien que la dureté des mains ne fait pas l’écrivain. Je disais ça juste en passant…

proposition n° 6

C’est le vieux peigne de corne que la petite fille tient dans la paume de sa main. Il est tombé de la poche du père au moment où celui-ci allait disparaître par la fenêtre du jardin. La matière sombre du peigne est traversée par une fine veine couleur de miel. L’enfant fixe son regard sur ce sillon presque translucide que souligne la lumière jaune de l’ampoule nue. Et son doigt passe avec lenteur sur les pointes du vieux peigne, les recourbant légèrement sur son passage, s’enfonçant parfois jusqu’à y trouver un léger point de douleur. Il s’insinue plus profondément dans les espaces vides, ouverts par l’absence de quelques dents brisées. Parfois, il est arrêté par la texture rêche d’un amas de cheveux morts entortillés à la base des dents. Au cours de ce lent voyage ininterrompu, la petite fille va et vient sans fatigue le long de cette crête acérée. Elle est assise sous la table, comme oubliée de tous dans l’intensité des évènements de la soirée. Dans le geste mécanique de sa main sur la corne, peut-être une trace de mémoire opaque. Souvent, l’enfant observe la posture familière du père penché face au miroir de la cuisine et qui dessine une raie précise dans sa chevelure, sa main gauche aplatissant la masse de cheveux rejetés par le peigne. Elle est toujours fascinée par ce rituel, une mise en ordre du monde que le père entreprend chaque jour à partir de cette ligne stricte tracée au sommet de son crâne.

proposition n° 5

Lui, l’enfant, il aura la question à la bouche tout le temps. Il se tient debout près de la table avec sa cuillère encore à la main, MAIS POURQUOI IL EST PARTI LE PÈRE ?, demande-t-il, après le saut du père enjambant la fenêtre vers le noir de la nuit. TIENS-TOI TRANQUILLE, IL VA REVENIR, aura répondu cent fois la mère à l’enfant, IL N’A NULLE PART OÚ ALLER. Et lui, il dit, OUI MAMAN, encore. Mais il ne peut pas s’empêcher de regarder vers le trou opaque de la fenêtre, OUI MAMAN, il répète, IL EST OÙ, ALORS ? Il ne comprend pas comment a pu disparaitre le père, IL EST OÙ ? MAMAN ?, il ne comprend rien à cette histoire. L’enfant a encore sa serviette autour du cou, personne n’a pensé à lui enlever, il pourrait presque se remettre à table. C’EST SÛR, IL VA REVENIR, ON LE CONNAIT ASSEZ, pourrait ajouter le grand-père, ou n’importe qui d’autre, comme si le père allait apparaître aussitôt pour terminer tranquillement son fromage. L’enfant parle à nouveau, IL EST PEUT-ÊTRE PARTI CHEZ L’AUTRE PÉPÉ, tirant la manche de la mère une nouvelle fois. Il insiste encore, S’IL VA HABITER LÀ-BAS, CHEZ L’AUTRE PÉPÉ, IL RETROUVERA SÛREMENT SON VIEUX LIT ? Et la mère, patiente avec l’enfant, répond avec douceur QU’EST-CE QUE TU RACONTES ?, hésitant, puis, TU SAIS, ILS VOUDRONT PAS DE LUI CHEZ L’AUTRE PÉPÉ. PAS MAINTENANT, NON. IL VA REVENIR. Et l’enfant, alors, MAIS QUAND ?, il a besoin de savoir. Ou peut-être juste demander, tant qu’il y a des questions à poser on dirait que le père est resté là, tout ce temps, à manger son fromage. L’aîné est collé à la fenêtre, ne disant rien, fantôme accroché à la légère humidité montant peu à peu de la nuit. IL A MÊME PAS PRIS SON PYJAMA, le jeune enfant dit encore, alors que sa sœur laisse sortir quelques sanglots. MAMAN, MAMAN, IL A OUBLIÉ SES PANTOUFLES AUSSI, ajoute tristement l’enfant. Après un nouveau silence, la grand-mère se lève, elle lance, en repoussant sa chaise, IL VA FALLOIR ALLER SE COUCHER, IL SERA LÀ DEMAIN, C’EST SÛR, décidant que la vie doit avancer un peu. Elle est fatiguée sûrement, des questions de l’enfant ou de sa journée de travail, c’était dur aujourd’hui, ON N’AVAIT PAS VRAIMENT BESOIN DE ÇA ! Et tout le monde essaie de bouger pour ne plus rester figé ainsi, après qu’un peu plus tôt le père a enjambé d’un saut la fenêtre.

proposition n° 4

Ça se passe dans la vieille cuisine, à la fin du souper. Tout le monde est assis autour de l’épaisse table ronde. Au milieu des cris, des pleurs, le père traverse la pièce. Il se dirige en courant vers la fenêtre du jardin, l’enjambe d’un saut et s’enfonce dans la nuit. Après, c’est le silence. L’hébétude qui succède aux fracas de la dispute. La pièce est toute noire des fumées anciennes, pas sale. Elle est éclairée par une ampoule nue, suspendue à un fil usé tombant du plafond. D’aussi loin qu’on se souvienne, la maison appartient à la lignée de la mère. Cette dernière a toujours vécu là. Auprès de ses parents. Le père est venu s’installer le lendemain des noces. Avec les trois enfants encore jeunes, quatre peut-être, ils se partagent le petit espace habitable, le reste c’est pour le travail en commun. C’est un lieu qui semble échapper au temps. Cela pourrait se passer il y a cent ans. Ou bien mille ans, il suffit d’oublier l’ampoule nue qui tombe du plafond. Il y a toujours un peu plus de tension quand le père est là, il sera toujours de trop dans cette maison. Il se sent toujours de trop, aussi. Ce soir, il y avait quelque chose de plus dur que d’ordinaire. Les enfants l’ont vite compris, ils se taisent, sidérés par ce qui se joue sous leurs yeux. Par le pressentiment peut-être de l’inéluctable à venir. Dans son face à face avec le grand-père, le père contient un moment son explosion de rage. Mais sa colère, son impuissance aussi, sont trop grandes, il se met à crier plus fort puis il se lève et se dirige vers la porte pour quitter la maison. Le grand-père l’a devancé, il s’interpose pour lui barrer l’accès du dehors, écartant ses bras pour mieux occuper l’espace. C’est à ce moment-là que le père se met à courir à grandes enjambées vers la fenêtre. Qu’il saute et s’enfonce dans la nuit. Les enfants ont maintenant le regard vide, abîmé dans l’obscurité du dehors. Il restent abasourdis par le sentiment de déchirure qui vient de traverser le tissu de leur vie.

Il y aurait mille questions à poser pour en savoir quelque chose du geste du père d’enjamber ce soir-là la fenêtre. Pour comprendre où s’origine ce mouvement qui le jette dans l’obscurité de la nuit et condense peut-être le cours d’une vie. Est-ce plus qu’une répétition ? Il était sûrement en colère depuis si longtemps, d’une place trop étroite dans la maison de la lignée de la mère. De cela, il n’en savait rien encore quand il a accepté d’inscrire son futur dans les noires fumées de la vieille cuisine. Et dans quels rêves avait-il essayé de glisser cette femme ? Sa femme. Il n’ignorait pas que ces histoires-là ne s’écrivent pas avec des mots faciles. Ils étaient juste deux inconnus, liés seulement par ces quelques pas de danse des dimanches après-midi. Ils avaient probablement échangé des paroles sans importance dans l’entre-deux des musiques. Il suffisait en ces temps-là d’une mince trame de frôlements furtifs pour engager une vie. Ou peut-être si, il savait. Mais il a préféré ne pas y regarder de trop près. Il se mettrait juste au travail, ça il savait le faire. C’est possible que l’histoire se soit passée de cette façon. Ensuite il ne pourra plus s’en défaire de cet enfermement, pour les enfants certainement, et à cause de la peur, de l’habitude aussi. Et la mère ? Etait-elle avec d’autres désirs, des ambitions que ne pouvait porter cet homme-là ? Un homme arrivé un jour, et pour toujours. Elle a sûrement cédé un peu face à la vie, mais elle luttera et le père n’aura qu’à s’y plier. Même s’il faut en passer par les disputes et la haine. Après tout, dans cette guerre presque quotidienne, elle se sait en équilibre. Elle a sans doute gardé en elle ses vieux rêves, un talisman essentiel pour suivre sa route. Et que connait-on des grands-parents, garants des appuis de la vieille maison ? Il y aurait mille questions à poser pour en savoir quelque chose du geste du père d’enjamber ce soir-là la fenêtre. Mais au fond, il est inutile de s’accrocher à toutes ces ombres. Qui pourrait nous apporter un jour ces fragiles fragments ?

Le saut inattendu du père vers le trou béant de la nuit, c’est un geste qui ramène sans cesse à soi-même. Il est comme un écho de ce besoin, toujours là, de partir. Pas partir quelque part, non. Juste partir. Puis marcher, peut-être. Plus souvent encore, rouler. Avec les phares qui creusent une étroite route de lumière jaunie dans un espace sans identité. Il faut une musique aussi pour accompagner, mais pas n’importe quelle musique. Une musique qui est la mémoire d’autres virées. S’en aller. Se laisser glisser dans le noir paysage d’oubli. Porté par la vitesse et la musique et l’inconnu de la nuit. Revenir, car la plupart du temps on ne peut pas faire autrement. Partir, malgré tout.

On ne sait presque rien de l’avant de cette histoire. Mais qu’importe. Ecrire, ce serait d’abord se fixer sur le geste du père enjambant la fenêtre. Partir de ce point de bascule, le geste irréfléchi d’enjamber la fenêtre. Un geste dense comme la traversée d’un écran. Ecrire, ce serait tenter de suivre le père dans son passage soudain vers l’obscurité de la nuit. Ou l’y précéder plutôt, puisque de ce qu’il en est advenu ensuite on n’en connaît encore rien. Ecrire, ce serait creuser un espace au plus profond de la noirceur pour l’éclairer d’une flamme fragile, presque impossible. Comme tente en vain de le faire l’un des enfants, le plus grand peut-être, en plongeant ses yeux à travers l’ouvert de la fenêtre pour scruter l’immensité inaccessible et sombre où a disparu son père. Ecrire, ce serait faire une trace dans le noir de la nuit où l’homme parti pourra poser les pas de sa fuite. Une fuite qui le mènera vers le lendemain inconnu ou le retour sans éclat à l’ordinaire des jours, quand personne ne sera plus là pour le voir se coucher. Ecrire, ce serait trouver des mots instables pour dire les jambes qui tremblent. Des mots légers pour le soulagement. Des mots vifs pour la colère. Ecrire, ce serait créer un devenir possible à partir de tous ces mots qui disent le tremblement et la honte, le soulagement et la colère, l’angoisse, la fatigue et la peur. Un devenir qui naitrait de ces mots qu’on a choisis sans qu’on puisse jamais savoir à l’avance où ils nous mènent. Ecrire, ce serait, entre l’inconnu du lendemain ou le retour sans éclat à l’ordinaire des jours, inventer un destin. Un destin parmi d’autres destins possibles, qui vacille et hésite, un destin sans certitude. Et qui n’aura forme qu’à l’instant même d’être écrit. Mais au fond, il y aurait une autre forme possible que celle de l’étirement du récit, et qui ferait l’impasse d’un trop grand acharnement à comprendre. Une forme aussi condensée que celle du geste du père d’enjamber la fenêtre. Cela pourrait ressembler à un tableau. Ou une photographie blanchie par le temps. Qui inscrirait seulement le geste du saut et rien d’autre, car ce mouvement d’un instant rassemble tout en lui-même, de l’avant et de l’après.

proposition n° 3

Robert Johnson, petit-fils d’esclaves né en 1911 dans l’Etat du Mississipi, est devenu l’une des plus grandes légendes du blues. Pourtant, l’histoire nous a légué seulement trois ou quatre broutilles à propos de sa vie : une enfance plutôt misérable et chaotique marquée par l’absence du père, un engagement total dans la musique après la perte de sa femme et de son fils dans un accident qu’il aurait provoqué lui-même, une mort précoce à 27 ans empoisonné par un mari jaloux. Il reste de lui 2 photos officielles et quelques enregistrements. That’s all ou presque...

J’en viens à ce qui nous intéresse, un point particulier de sa vie qui aura contribué plus que tout au mystère qui l’entoure. Vous le connaissez sans aucun doute. Robert Johnson s’était donc lancé à corps perdu dans la musique quand il fût malmené en public par le grand Son House à cause de son niveau pitoyable à la guitare. Il quitta alors Robinsonville pour revenir dans sa ville natale de Hazlehurst. Il fera le chemin inverse deux ans plus tard et sa virtuosité avec l’instrument sera devenue exceptionnelle. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cette transformation radicale et quasi miraculeuse qui laissa pantois Son House et Willie Brown.

Je me suis penché avec sérieux, patience et rigueur sur ces évènements et je pense avoir identifié les explications les plus plausibles de cette métamorphose étonnante du jeune guitariste Robert Johnson. Mon entreprise aura permis d’en réduire le nombre à quatre parmi les milliers souvent fantaisistes qui ont été avancées au cours du temps. Je pense, non sans fierté, avoir ainsi contribué à faire un pas indiscutable vers la vérité mais je dois reconnaitre humblement qu’il m’est toujours impossible de privilégier définitivement l’une de ces hypothèses au détriment des autres. Echec ou réussite, à vous de voir...

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Selon la première version, qui est devenue au cours du temps la version officielle et a contribué à la construction du mythe, le talent de Robert Johnson serait la monnaie d’un pacte passé avec le diable, un soir à minuit, en échange de son âme. Le guitariste a lui-même donné corps à cette explication que certains sceptiques attribuent à la trop grande influence exercée à Hazlehurst sur le jeune musicien par un certain Ike Zinnerman. Cet homme prétendait maîtriser son instrument grâce à une fréquentation assidue des cimetières.

Personnellement je ne vois pas d’inconvénient à une fréquentation nocturne des cimetières par les musiciens. Chacun est en droit de jouer où bon lui semble. Et j’accorde beaucoup de foi à cette hypothèse car ce genre d’arrangements avec le diable n’est pas rare dans l’histoire des hommes et elle ne peut être évacuée d’un revers de main sous de fallacieuses accusations de superstition. Vous connaissez sûrement d’autres situations bien réelles de cette sorte autour de vous. Je suis convaincu que la persistance de cette interprétation dans le temps (plus d’un siècle) donne du poids à sa véracité.

Et puis, rappelez-vous ces mots chantés en 1968 par de jeunes héritiers des musiques du delta. Le diable toujours :

Pleased to meet you
Hope you guess my name

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Selon la deuxième version, ce ne serait pas le véritable Robert Johnson qui serait revenu à Robinsonville mais un émigré canadien virtuose du nom de Robert P. Johnson (P. comme Pamphile) venu puiser à la source du blues. Petite facétie de l’histoire, ce dernier serait le père biologique du guitariste Eric Clapton. Fadaise ou pas, allez savoir !
Vous n’en revenez pas ? Un petit descendant d’esclaves, modeste gratouilleur de guitare ayant quitté Robinsonville quelque années auparavant, revient dans les rues de la ville sous les traits d’un grand type roux, poilu et virtuose, né en Alberta ou dans le Saskatchewan. J’ai eu du mal aussi, je l’avoue.

Bien entendu, cette version a été constamment invalidée. Les incrédules en refusent l’idée et ricanent. Mais ne nous emballons pas. Il existe seulement 2 photos officiellement attribuées à Robert Johnson (pas Pamphile, l’autre) et leur origine est douteuse. On ne peut donc évacuer trop vite cette hypothèse. J’ai souhaité également ne pas la négliger par souci d’ouverture scientifique, chaque fait étudié devant l’être sans pensée préconçue, ni limite à priori. Et après vérification, il n’est pas rare de rencontrer des changements brutaux d’identité allant jusqu’à des transformations physiques d’une radicalité propre à heurter les sceptiques.

Si je peux me permettre un avis personnel (et je me le permets), sur un plan purement sentimental, j’aurais préféré mille fois que ce soit le père de Stevie Ray Vaughan et non celui de Clapton qui revienne, guitare en main, dans la rue de Robinsonville. Mais je ne veux pas prendre trop de libertés avec toute cette histoire, d’autant que Stevie Ray est né un peu tard pour coller parfaitement à l’histoire. Je n’insiste pas, il faut garder toute la rigueur nécessaire.

Un projet de film basé sur cette thèse a vu le jour il y a quelques années. Les producteurs en avaient confié le tournage au réalisateur David Lynch car il a une certaine habitude des changements arbitraires de personnages en plein milieu de scénario. La brune devient la blonde et vice-versa, un type s’endort dans une cellule, un autre se réveille à sa place. Vous voyez bien de quoi je parle. L’acteur Gérard Depardieu était pressenti pour le rôle du musicien roux canadien arrivant à Robinsonville (Robert P. Johnson) grâce à son expérience antérieure dans un film intitulé Le Retour de Martin Guerre et dont le sujet était une usurpation d’identité au Moyen-Âge. Le projet est tombé à l’eau quand la directrice de casting a vu l’acteur français poser ses larges mains sur le manche de la guitare pour tenter de lui arracher un accord de ré plutôt grinçant. On m’a dit que ce n’était pas joli, joli mais je n’y étais pas et je ne peux donc en juger. Personnellement j’aurais choisi plutôt Harry Dean Stanton en raison de son interprétation magnifique d’un homme qui a perdu son identité dans le film Paris, Texas mais je ne suis pas producteur à Hollywood et ce choix n’engageait que moi.

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Selon la troisième version, Robert Johnson aurait eu un frère jumeau baptisé également Robert Johnson. La mère des enfants, trop épuisée par ses nombreuses maternités et ses tâches journalières, n’arrivait pas à les différencier et avait préféré leur donner le même nom pour éviter les malentendus et autres rivalités qui ne manqueraient pas de se produire entre frères. Hélas, la pauvre malheureuse ne connaissait pas les travaux de Sigmund Freud, lesquels n’avaient pas encore traversé les remous de l’Atlantique mais auraient pu lui mettre la puce à l’oreille sur les conséquences néfastes d’un tel parti-pris. Paix à son âme !

Une bonne connaissance personnelle des particularités psychologiques gémellaires m’autorise à donner du poids à cette version en lui procurant l’appui théorique qu’elle mérite. Selon des recherches récentes, il semble que les jumeaux peuvent fonctionner sur un modèle connu sous le nom de Partage équitable du monde". Voulez-vous un exemple d’application de cette théorie au cas qui nous occupe ? C’est assez simple, vous avez l’un des jumeaux Johnson qui est aussi doué pour la guitare que son frère est un tocard avec cet instrument. Vous me voyez venir ? Inversement, Robert Johnson (le musicien tocard) se montre aussi efficace pour pêcher des poissons dans le Mississipi que son frère (le virtuose du manche) est maladroit quand il lance sa canne à pêche dans les eaux troubles du fleuve. Les deux jumeaux mettent ainsi en place des capacités opposées mais complémentaires dans leur rapport au monde. Quant à l’incompréhension de Son House et Willie Brown par rapport à l’ampleur des progrès techniques de Robert Johnson loin de Robinsonville, elle s’explique parfaitement par leur incapacité à identifier quel est celui des deux jumeaux qui a débarqué deux ans plus tard. Je ne peux pas les blâmer pour cette confusion, je ne suis pas très physionomiste moi-même.

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Selon la quatrième version, l’apprentissage fulgurant de Robert Johnson viendrait de sa rencontre à Hazlehurst avec un musicien pédagogue dont on n’a gardé aucune trace précise et qui se serait appelé John Robertson. Ce genre de coïncidence ne s’invente pas ! Ce dernier avait mis au point une fabuleuse méthode d’apprentissage qui n’est pas parvenue jusqu’à nous car elle était essentiellement orale. Mais devant les progrès accomplis par Robert, le premier élève de John, un vent de contestation s’est progressivement levé dans les méandres les plus reculés du Delta. De nombreux musiciens expérimentés tremblaient de perdre leur gagne-pain, et plus encore leur honneur, au profit de jeunes paresseux devenus virtuoses par voie accélérée. Un soir d’hiver, Robertson a été assassiné sous un pont à l’aide d’une corde de guitare (3ème corde, dit-on), ce qui établit sans possibilité de doute la valeur symbolique du meurtre. Horrifié par ce crime Robert Johnson a préféré ne jamais évoquer publiquement son apprentissage et aurait inventé cette histoire de pacte avec le diable pour montrer aux assassins qu’il n’avait pas l’intention de leur attirer des ennuis et qu’ils pouvaient dorénavant plaquer leurs accords en toute tranquillité. En bon gars pragmatiques ils ont préféré ne pas prendre de risques et Robert Johnson a été empoisonné sous couvert de vengeance conjugale. On peut comprendre ces types mais je trouve la manière un peu radicale ! En tout cas, il en a été fini de la méthode miracle et la vie a repris son rythme habituel et lent sur les berges du large fleuve.

Cette hypothèse rassurera ceux qui sont mal à l’aise avec les histoires de diable, d’identités multiples, voire de gémellités complémentaires. Il en faut pour tout le monde ! Au départ, cet ancrage dans une perspective à priori plus réaliste a suscité paradoxalement en moi des doutes profonds sur sa véracité. Mais on ne peut invalider une histoire sous prétexte qu’elle a l’air trop vraie. Petit à petit, je m’y suis attaché et j’avoue avoir un petit faible pour elle dans la mesure où la réussite dans la vie n’y est pas seulement conditionnée par le travail, la patience et l’abnégation. Oui, je suis bien d’accord avec vous, je pose mes fondations sur un terreau bien subjectif. Mais cette position à priori peu scientifique m’a permis une ouverture conceptuelle bénéfique. Alors, n’attendez pas de moi que je vous encourage à en faire tout un plat !

What else ? Après ces années de travail à démêler cet écheveau complexe je me suis senti fatigué. Très fatigué. Cette lassitude m’a amené à délaisser l’écoute du blues, je n’en avais plus le goût comme avant. Et progressivement je me suis senti attiré passionnément par le fado. Je voulais juste profiter de la musique sans mettre mon nez dans toutes ces histoires personnelles de musiciens, sans avoir besoin de connaitre tous les recoins de ces arrière-cuisines encombrées. Et c’était vraiment bon ! Mais je dois tout de même vous avouer qu’il y a quelque chose qui s’est mis à m’intriguer de plus en plus dans la vie privée de l’immense Amália da Piedade Rebordão Rodrigues...

proposition n° 2

puis croisé R.B. pour la première fois près du vieux musée de cette petite ville minière, marchant à grands pas, l’air de chercher quelque chose, ou quelqu’un. Il avait fait une lecture à la bibliothèque municipale et ensuite il était resté là-bas quelques jours encore, à cause d’une aventure qu’il avait eue avec la femme d’un camionneur parti livrer sa marchandise vers Spokane. La femme gémissait étrangement en faisant l’amour, une sorte de cri animal lancinant et désespéré qui fascinait R.B. Il n’était jamais allé dans cette petite ville auparavant et n’avait aucune raison d’y être encore lors de notre rencontre si ce n’est cette histoire à laquelle le retour du camionneur mettrait fin bientôt. Mais il avait dit un jour qu’il fallait bien qu’il soit quelque part aussi longtemps qu’il serait sur cette planète. Là ou ailleurs...

C’est drôle parfois la vie, vous vous arrêtez dans une petite ville, lors d’un trajet en voiture, entre Eugene et Santa Rosa par exemple. C’est le troisième ou le quatrième café que vous allez prendre au cours de cette journée ensoleillée. Puis vous repartez sans vous presser pour un autre bout de chemin. Tout se déroule comme prévu... sauf si vous rencontrez un homme qui a envie d’une lemon pie.

Nous étions seuls dans la rue principale quand je l’ai aperçu. Comme je vous l’ai dit déjà, il rôdait pas loin du vieux musée et il est venu vers moi sans hésiter. Il portait son grand chapeau de toujours, une belle chemise un peu passée et des bottes qui paraissaient immenses, même pour un homme de sa taille. Il semblait avoir vieilli prématurément, ses épaules voûtées légèrement. Quand il m’a salué, je l’ai reconnu très vite, j’avais vu pas mal de photos de lui, déjà. Je lui ai demandé :
— Vous êtes bien R.B. ?
— Oui, je suis bien R.B.

Les présentations étaient terminées.

Je lui ai expliqué l’objet de ma présence dans cette rue et il m’a vivement déconseillé d’aller dans les cafés ou restaurants du centre-ville, je ne sais plus pour quelle raison. Puis, il a insisté pour m’accompagner au bar du musée. Ils faisaient, disait-il les meilleures Lemon pies de toute la petite ville. Et que j’y trouverai certainement du bon café. C’était bizarre cette idée, je n’avais pas du tout l’intention de manger une Lemon pie mais pour R.B. ce n’était pas la même histoire. Peut-être n’avait-il pas suffisamment d’argent pour s’en offrir une part ce jour-là. Allez savoir. Et moi, ça ne me gênait pas de sortir quelques dollars pour l’occasion.

Alors, je l’ai suivi à l’intérieur du vieux musée. Je me suis rendu compte qu’il connaissait déjà beaucoup de monde dans la petite ville, même s’il n’était là que depuis quelques jours. On a passé notre commande, j’avais finalement choisi une part de lemon pie avec mon café, et on a commencé à se raconter quelques histoires sans trop d’importance puis, de fil en aiguille, on a décidé d’aller voir ensemble du côté de

proposition n° 1

La fenêtre

La vieille cuisine enfumée. Au dehors, le ciel obscur déjà. C’est un soir d’automne peut-être. Ils sont tous là, autour de la table. Peu à peu, le repas est interrompu par la tension. On entend les cris aussi. C’est le père qui explose, se lève et se dirige vers la porte. Le grand-père le devance et met son corps en écran pour empêcher la fuite. Le père fait demi-tour, se précipite vers la fenêtre opposée qu’il ouvre et enjambe puis disparait dans la nuit... Une couche épaisse de silence, de peur et d’incertitude s’abat dans la pièce. A table, les enfants restent sidérés par ce choc incompréhensible qui vient peut-être de faire voler en éclats le déploiement familier de leurs vies.

La fille belle de Rimouski

Elle s’approche, la belle fille brune entr’aperçue de l’autre côté du pont. Sur le bateau qui traverse le Saint-Laurent. Elle longe la passerelle d’un pas nonchalant et souple. Puis laisse venir un sourire délicat quand elle vient se glisser dans la file des passagers. Sauvage et mystérieuse, elle passe comme un souffle qu’on aimerait retenir un instant. La fille belle de Rimouski.

La fête foraine

Les gens s’écartent quand ils traversent la fête foraine à grandes enjambées. Le père fait avancer l’enfant de force, le frappant à intervalles réguliers. La foule s’écarte pour les laisser passer, certains hommes laissent échapper un rire amusé lors leur passage. L’enfant couvre son avancée de ses pleurs. De sa honte surtout. Il avait été rejoindre un instant ses nouveaux amis, un peu plus loin. Un peu trop loin. Pour la première fois, peut-être.

La femme nue

Une route de campagne, la nuit. Pas très loin du village, la lumière jaune des phares éclaire la silhouette pâle d’une femme qui avance sur la chaussée. Nue. Un peu hagarde.

L’homme près de l’étang

Une petite étendue d’eau à l’écart des maisons. Pas très loin du bord, une petite structure sommaire en bois. Cabane, abri, grange ? Un homme d’âge moyen se tient assis devant la baraque. Il attend. Rien de précis, certainement.



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1ère mise en ligne 23 décembre 2018 et dernière modification le 8 mars 2019.
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