contribution auteur | Muriel Boussarie

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Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 6

Soulevé, le talon d’une patte lourde, l’une des pattes épaisses de l’animal, la plus étirée à l’arrière de son postérieur massif, avec cet écart au sol qui met en mouvement, cette légère élévation qui lance la bête, ce n’est pas grand-chose cet écart quand on regarde les autres pattes solidement arrimées à la stèle de la statue, juste un angle de quatre-vingt degrés environ, quatre-vingt degrés tout de même, mais c’est suffisant pour lancer le mouvement, un mouvement résolu – vers quoi ? vers une eau givrée où plonger pour attraper un bélouga ? vers un phoque aperçu plus loin sur un bloc de glace ? – un mouvement qui pourrait s’interrompre soudainement et l’ours stopperait net son élan pour reculer sur tes doigts bêtement glissés sous la plante soulevée, ce poids de pierre qui écraserait alors ta main étirée entre le talon et la stèle pour en mesurer l’écart, mais non l’animal poursuit son chemin (et tu n’as pas glissé ta main sous sa voûte plantaire), il poursuit sur sa lancée, il ne va pas bouder son plaisir car donner la sensation du mouvement quand on est pierre immobile est une prouesse quand bien même elle voudrait seulement révéler l’essence immobile du mouvement, cette succession de postures inertes légèrement décalées de l’une à l’autre, mises en branle par l’œil qui les balaie comme les images statiques d’un dessin animé, par ton regard quand tu tournes autour de l’animal… Tu te dis que tu n’as pas choisi n’importe quel petit rien, d’ailleurs tu n’as rien choisi, l’idée du talon soulevé s’est imposée à toi, mais quand même c’est bien facile, tant de choses poursuivent naturellement l’élan de l’ours qu’il faut courir sur le clavier pour essayer de les attraper toutes, il serait presque plus facile d’attraper un bélouga dans un trou d’eau gelée, et on ne rattrapera pas l’ours blanc s’il s’arrache à sa stèle et se jette sur la place Darcy avant de s’engouffrer dans les rues du centre historique à la recherche de poubelles à éventrer dont le plastique n’estompe pas pour lui – flair perçant – l’odeur des croûtes de fromage, du gras des viandes, des têtes de dorades et sa fureur, ses grognements, en découvrant ce menu fretin apte à régaler un chaton mais pas à satisfaire l’appétit d’une bête sauvage restée clouée plus de quatre-vingt ans sur une stèle. Tu aurais pu faire usage d’anodins plus insignifiants, cette miette de pain devant ton clavier par exemple, à la forme si curieusement étoilée, ce Bic quatre couleurs oublié sur ton bureau par une enfant et peut-être fabriqué à l’usine de Vannes aujourd’hui en voie de fermeture, ce coquillage hélicoïdal ramassé à… tu sens bien que l’insignifiance n’est que l’état de relégation où l’on veut confiner les choses pour les faire tenir tranquilles, les empêcher de déborder, de nous assaillir de leurs souvenirs, de leurs multiples ramifications, de leurs possibles fictions.

proposition n° 5

Tu as entendu ? Silence… et aussi le froissement de longues branches dans l’obscurité, les visages se devinent à peine. Tu as entendu ? … Soupir. Craquement d’une allumette qui embrase son profil le temps d’allumer la cigarette. Non, je n’ai pas fait attention, je pensais à… Franchement se retrouver tous les deux comme ça, assis sur son banc, en pleine nuit… Et maintenant, tu as entendu ? Attends, attends… là… on dirait… on dirait un animal… L’un des deux s’est levé, il fait quelques pas... Je serais incapable de dire ce que c’était… Il se rassoit. Les nuages ont glissé, la clarté d’un croissant de lune découpe leur silhouette sur le banc… Dos légèrement courbés, encore jeunes peut-être, fatigués… Tu crois qu’elle va venir ? La fumée de la cigarette soufflée loin comme seule réponse… à nouveau : tu crois qu’elle va venir ?... Je ne crois rien… avec elle, on ne peut pas savoir... Comment ça, on ne peut pas savoir… elle… n’est pas fiable ? Si, mais elle va peut-être penser que c’est trop risqué, alors elle décidera de ne pas venir… c’est un électron libre… Silence. Point incandescent du mégot jeté à terre. Quelle heure est-il ? Il commence à faire froid… Il paraît que ce matin il y avait à nouveau des ours au bord du lac… Il paraît, il paraît… tu connais personnellement des gens qui les ont vus ? Moi non, mais Jean connait quelqu’un qui… Jean ! Il est tellement naïf, toujours prêt à croire la moindre rumeur… Peut-être, mais toi c’est pas mieux, quand la ville sera attaquée par les ours, tu seras encore en train de te demander s’il se passe quelque chose… Les nuages recouvrent à nouveau la lune, leurs ombres imprécises fondent dans l’obscurité. Un long grondement sourd… suivi par quelques… hurlements – oui hurlements – au loin… et plusieurs claquements secs comme des détonations… Mais c’est quoi ? Ils se sont levés d’un bond… C’était par là, tu crois ? oui, il me semble que c’était par là. Ils regardent au-delà des grilles du parc, au-delà de la silhouette assombrie des immeubles, ils regardent en direction du Nord. Tu crois que c’est une embuscade ? Au loin – mais est-ce si loin ce lieu d’où vient… – cette rumeur, voix mêlées comme d’une foule puis recouvertes par le cri intermittent de sirènes stridentes, des mots incompréhensibles amplifiés par un mégaphone, une clameur… Qu’est-ce qu’ils ont crié ? Ils se sont abrités derrière un arbre. De toute façon on peut pas rester ici, elle ne va pas venir. Vers le Nord, la pulsation d’une lumière bleue. Maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? … Qu’est-ce qu’on peut faire ?

proposition n° 4

C’est un ours polaire au museau allongé, aux pattes lourdes. C’est un ours de pierre à l’entrée d’un jardin public. Une sculpture de deux mètres cinquante de longueur, en pierre de Lens. C’est l’ours blanc de François Pompon à l’entrée du jardin Darcy près de la gare de Dijon. Un animal stylisé, à l’avant-poste d’un jardin néo-renaissance. Une bête qui laisse voir à l’arrière de ses flancs les eaux bleutées d’un large bassin bordé de balustres de pierre. Souvent l’hiver son corps massif revêt un pelage de neige et les promenades se ralentissent dans le jardin assourdi par le froid. On est enfant aux pas glissant sur les marches lisses autour de la fontaine, nos rêves s’enfoncent dans le silence environnant. Au soleil neuf, l’ours est un repère dressé devant la pelouse drue et les grands arbres mouvants d’avril.

Pendant longtemps l’ours reste inquestionné, c’est une balise dans un brouillard de souvenirs. Puis un jour des ours miniatures apparaissent à la devanture de quelques boutiques de décoration. Ours design. Dans l’article de Wikipédia consacré au jardin Darcy, on découvre que la sculpture animalière est une reproduction réalisée en 1937 par Henry Martinet de l’ours blanc de Pompon dont l’exemplaire le plus connu est exposé au Musée d’Orsay. C’est avec l’exposition de cet ours épuré au Salon d’Automne de 1922 que Pompon connut une célébrité tardive. Trois ans après sa mort, la ville de Dijon a voulu rendre hommage au sculpteur bourguignon qui avait travaillé quelques années entre ses murs comme apprenti tailleur de pierre. Un article du Bien public précise que l’ours blanc a été installé dans le jardin Darcy le 26 mai 1937. Trois ans et vingt-deux jours plus tard, le 17 juin 1940, les tanks de la 4e Panzer-Division entraient dans Dijon. On trouve facilement sur Internet des photos de la ville occupée jusqu’au 11 septembre 44. Certaines montrent des soldats de la Wehrmacht accoudés à la balustrade surplombant la fontaine du jardin Darcy. Sur une autre, plusieurs officiers nazis posent fièrement devant l’ours blanc comme devant un trophée de chasse. Aujourd’hui des dealers ont établi leur commerce ambulant dans le jardin derrière des buissons que la Mairie fait élaguer pour essayer de décourager leur installation.

L’ours blanc comme un repère de la première enfance, de la promenade quotidienne, rituelle, avec une grand-mère souveraine, aimante. Souvent on entrait par les grilles du côté est, là où le jardin est le plus foisonnant, on entrait dans le grand labyrinthe des chemins bordés de buissons touffus, d’allées plus larges au gravier clair, dans le crissement des pas sous les grands arbres d’avril. Je ne me souviens pas d’une aire de jeux, le plaisir c’était de tracer des parcours chaque fois différents, de jouer à se perdre et à se retrouver quand au détour d’un chemin on voyait réapparaitre à l’autre bout du jardin la silhouette de l’ours blanc. Alors on s’approchait du grand bassin bordé de balustres, des éclaboussures de sa fontaine de pierre. C’est un jardin de souvenirs flous et puissants, le jardin initial, peut-être le lieu qui a instillé l’amour de l’Italie, la propension à l’errance, au mystère.

Ce serait un rêve qui se fraierait un chemin à l’air libre, qui tisserait avec des mots sa trame nébuleuse et se jouerait de ses péripéties absurdes, de sa logique incongrue. Un rêve ou un cauchemar. Un récit où se superposeraient des lieux et des lambeaux de temps sans chercher à masquer les gouffres ouverts sous nos pieds. Ce serait une ronde autour d’un ours blanc, figure de proue d’une banquise échouée. Peut-être un constat du désastre. Ou alors une méditation. Un dispositif mental pour écouter l’instant, pour laisser advenir quelque fiction surgie du silence et du vide.

proposition n° 3

Homère relate qu’Ulysse pour échapper à l’emprise du Cyclope Polyphème lui déclare s’appeler Personne. Une fois son œil percé par Ulysse, le Cyclope appelle les autres Cyclopes à sa rescousse mais quand ceux-ci l’entendent crier que son œil a été crevé par Personne, ils le croient devenu fou et repartent sans soupçonner la présence d’Ulysse et de ses compagnons dans la grotte de Polyphème. Plus tard, ceux-ci s’agrippant sous le ventre des brebis du Cyclope parviennent à lui échapper.

Selon certains, quand Ulysse déclare à Polyphème que son nom est Personne, il ne s’agit pas seulement d’une ruse mais aussi d’une forme de perte d’identité, de dépersonnalisation d’Ulysse dans cette île des Yeux Ronds qui ne se soucie ni de l’autorité de Zeus ni de la gloire des rois guerriers, où nul ne saurait reconnaître son prestige de roi d’Ithaque. Ce n’est qu’après avoir quitté l’île, une fois de retour à bord de son navire qu’il criera au Cyclope son véritable nom.

Selon d’autres qui reviennent au grec ancien du texte d’Homère, il ne s’agirait pas tant d’une ruse d’Ulysse, l’homme aux mille tours, que d’une erreur de Polyphème. Lorsque le Cyclope demande à Ulysse quel est son nom, celui-ci répondrait que son père, sa mère et ses compagnons l’ont surnommé Ὀδύς (Odiss), une contraction d’Ulysse. Polyphème entendrait οὐδείς (oudiss) et répèterait οὖτις (outiss) qui signifie Personne.
Fernando Pessoa, un homme qui pouvait vraiment dire mon nom est Personne, a écrit un court poème intitulé Ulysse dans lequel il n’évoque pas l’épisode du Cyclope.

Reste entier dans notre langue le mystère du mot personne, de sa polysémie troublante, comme d’un grand miroir vide où quelqu’un se contemple et ne voit rien.

proposition n° 2

se calant tant bien que mal dans l’épaisseur de son siège, contrarié à l’idée que placé si loin du hublot il ne pourra pas à l’arrivée plonger son regard dans le vert profond de la mer, dans l’écume déchiquetée des îles… il rouvre les yeux en entendant la rengaine mélodieuse des consignes de sécurité qu’une hôtesse coréenne mime d’un mouvement symétrique des bras, puis, à y regarder de plus près, il constate qu’il s’agit plutôt de conseils de jardinage que prodigue la jeune femme en uniforme, munie d’une griffe à fleurs et d’un tire-racines, d’ailleurs le sol s’est recouvert de terre fraîchement retournée avec des tiges vertes et drues qui jaillissent le long du couloir, également sur les dossiers des sièges où de larges feuilles se déploient… Une petite femme vêtue d’une jupe droite et d’un cardigan fermé sur un col roulé qui engloutit son cou se fraie un chemin à travers des nénuphars géants. Il l’a reconnue, il se demande si c’est lui qu’elle vient voir, oui elle s’arrête à sa hauteur et pose sa main parcheminée sur son avant-bras. Derrière ses énormes lunettes elle le regarde intensément et sans qu’elle ouvre la bouche, sa voix si particulière lui dit : vous savez… elle soupire et se reprend : Tu sais, j’ai cru en finir avec le vice-consul… mais non, il a toujours été là, avec moi… jusqu’à la fin. Il est à la fois ému et prodigieusement agacé par cette confidence. Il répond : Mais pour moi, Breughel, c’est fini. Vraiment fini. Il referme les yeux. Quand il les rouvre, Marguerite a disparu. Les trois personnes installées sur sa droite ne sont plus là et dans la même rangée de l’autre côté de la travée, il n’y a personne. Il se lève. Les feuilles et la terre ont disparu, l’avion a repris une apparence normale, sauf que… il avance dans le couloir, il n’y a plus personne sur les sièges, pas de pulls non plus, ni de sacs, pas de livres ou d’écouteurs laissés en attente d’un retour… l’avion est vide, il est seul à bord… ou presque… il aperçoit à l’avant la silhouette sombre d’un homme… à son corps défendant il appelle : Breughel ! Breughel ! L’homme se retourne, lui fait un signe puis disparaît derrière le rideau de la classe Business. Il court vers l’avant, des ondulations longitudinales déforment la carlingue vide, plus longue que prévu. La silhouette de Breughel a disparu. Il continue de courir dans cet avion vide flottant comme un dragon de papier au-dessus de la mer de Chine où

proposition n° 1

Soleil vertical. Soleil implacable. Lumière éblouissante qui effrite la ville. Blesse le noir du dedans. Il faut continuer d’avancer, à demi aveuglé.e. Ciel d’airain de la fatalité. Une silhouette marche dans la réverbération de la lumière, une ébauche d’humain se cristallise, se déplace à tâtons en plein midi comme l’aveugle dans son obscurité.

Le chemin arrive au coin d’une forêt où il se scinde en deux. Le chemin de gauche contourne le bord de la forêt avant d’entrer dans les bois. Le chemin de droite contourne le bord de la forêt avant d’entrer dans les bois. Au point de scission du chemin, hésitation. Chemin de droite ? Chemin de gauche ? On finit par emprunter le chemin vers l’Ouest. Une partie de toi prend en même temps le chemin de l’Est.

Mer scintillante. Iridescente. La regarder immobile, vibrante. Yeux fermés, les vagues irisées miroitent encore. Yeux ouverts, les vagues irisées miroitent encore. Image extérieure, image intérieure, tout pareilles. Il n’y a plus de frontière. C’est une expérience, un franchissement de soi, la sensation d’une paix profonde, d’une plénitude.

Derrière les grilles coulissantes, dans un coin de la cabine en bois, une ombre est tapie. Elle ne prend pas toujours l’ascenseur, elle se devine parfois au tournant d’un étage en montant l’escalier sur le tapis qui amortit les pas. Elle se laisse approcher mais pas dévisager, et si on veut la retenir, la fixer, elle s’estompe, elle disparaît. Il est difficile d’apprivoiser ce fantôme qui m’attire dans les escaliers.



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1ère mise en ligne 23 décembre 2018 et dernière modification le 4 mars 2019.
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