contribution auteur | Aurélie Balay

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Entre deux âges, elle élève deux enfants, enseigne, écrit, lit, va au théâtre, nage. Entre deux lieux, pour elle c’est Paris – banlieue. Quoique. La Bretagne aussi, au soleil de préférence, mais elle ne hait pas la pluie -– elle est bretonne. Elle vit dans un immeuble, et passe plutôt sa vie en ville. Pas de blog, pas de page, de compte ou de chaîne, pas d’éditeur, elle cherche un espace, entre deux chaises, entre deux lignes. Un interstice. Elle a toujours tendance à l’entre-deux.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _5 _6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 4

Ça se passe au Cap Fréhel, en Bretagne, c’est Riad Sattouf, avec L’Arabe du futur 4 qui m’a rappelé mon désir d’y retourner. C’est le lieu des promenades d’enfance, mais quand j’y suis arrivée, il m’a semblé changé. La lande de bruyère est protégée, le chemin strictement circonscrit, les touristes ont déserté le site à cette heure, on imagine qu’il fait trop froid, pourtant un accueil a été construit pour eux, les touristes, et il faut payer pour entrer voir le phare. Le promeneur est protégé de l’à-pic de la falaise par des fils de fer tout près du sol, tendus entre des plots de bois. Quand j’arrive, la lumière du soir est déjà là, on est en décembre et il n’y a pas un nuage, l’orangé se dispute avec le bleu encore persistant du jour. La mer en bas s’agite avec lenteur, elle semble étouffée par les cris du vent, les rochers de schiste et de grès rose sont noirs maintenant, en bas, ils se battent contre la blancheur de l’écume.

Je demande à la vendeuse de cartes postales, à l’accueil, depuis quand ces aménagements ont été installés. Elle me parle d’une quinzaine d’années et m’explique la volonté des élus et citoyens locaux de préserver le site, d’en protéger la biodiversité, le paysage, de rationaliser l’accès aux voitures… Je lui parle de la difficulté d’accès désormais à l’immédiat rebord de la falaise, je lui raconte l’impression, gardée de mon enfance, de quasi abandon du site, de liberté qui en émanait, le vertige à regarder les rochers au bord de la noyade, les vagues, comme des ogres dévorant les pierres, en bas. Je ressens comme une perte. Elle me parle, non sans baisser la voix, de la nécessité de limiter les « chutes », en même temps que de préserver la végétation : les piétinements détruisent la bruyère, les légendes ne sauraient survivre au tourisme de masse et on veut laisser le site intact pour nos enfants, voyez les dunes des Sables d’or : en vingt ans, elles ont disparu, la mer les a mangées, on n’a rien pu faire, il faut désormais descendre de longs escaliers de bois pour accéder à une plage horizontale. Alors le Cap Fréhel, on veut qu’il soit sauvé.

C’est le bord de la falaise qui m’a amenée ici. Je les ai vus les Sables d’or et le mur de sable –- de terre ? –- où l’on a encastré les escaliers de bois, j’ai vu la disparition des dunes, leur évanouissement gagné par le ressac, la plage à perte de vue, plate comme les seins stériles d’une vieille femme dans la beauté du soir. On n’a rien pu faire pour la sauver, la disparition est inarrêtable lorsqu’elle a débuté son entreprise, la disparition ne saurait être démentie, elle doit être accompagnée, laissée à elle-même et je comprends ce qui m’obsède avec cette falaise et la disparition des dunes : l’évidence de la vie et de la mort. Je suis en vie, mon père est mort. C’est tout simple, c’est comme le mouvement de la mer contre les rochers, l’engloutissement du sable, la permanence de la falaise et du bleu du ciel.

Il n’y a aucune histoire à raconter, qu’à écrire pour trouver les mots qui conviennent. C’est la vendeuse de cartes postales qui donnent, sans le savoir, les mots à écrire et les images laissent faire les phrases. En regardant ce que j’ai écrit là, je ne suis pas sûre de ce qui est écrit : peut-être le récit de la falaise, l’histoire de ce lieu et des dunes et du vent, ne sont-ils que la trace de la mort en moi de mon père. Les mots ne veulent pas le laisser s’en aller, mais la disparition est inarrêtable, elle se fait, et la souffrance s’évanouit dans le ressac incessant de l’écriture.

proposition n° 3

Quatre légendes évoquent le Graal.

Dans la première, le Graal est un plat, porté par une jeune fille et enchâssé d’émeraude, son éclat fait pâlir les chandelles autour. Elle suit un jeune homme porteur d’une lance d’où perle des gouttes de sang. Quand Perceval le voit, il ne comprend pas, et il ne pose pas de question.

Dans la deuxième, le Graal est une pierre, une émeraude tombée du front de Lucifer. Il est creusé en une coupe qui recueille le sang des cinq plaies du Christ.

Dans la troisième, le Graal a disparu et les chevaliers de la Table ronde partent à sa recherche. Il serait le calice du Christ lors de son dernier repas et offrirait la vie éternelle, on aimerait bien, mais personne n’en est sûr.

Seule est sûre la promesse d’inaccessible, seule compte la quête.

proposition n° 2

Le dernier rêve de Romain Gary avait disparu de sa mémoire à son réveil et il ignorera l’avoir fait. Après avoir regardé les avions en nombre dans le ciel de l’Europe, avoir entendu dans l’obscurité les cris de ses compagnons tombés dans un combat invisible, après avoir encore, cette énième nuit, dressé le compte des morts, relevé les cinq survivants sur les deux-cent-cinquante partis ensemble, essuyé vainement le sang et la peine, après le deuil, la perte et la rage, il a rêvé être assis dans un fauteuil.

Il entre dans un salon pour un dernier verre auquel il a été convié. C’est la fin d’une soirée déjà bien arrosée, et il se sent pris d’une douceur similaire au toucher du fauteuil en velours dans lequel il prend place. Le petit Momo le salue et lui tend une vodka frappée, Morel, l’humaniste défenseur des éléphants, s’approche de lui et Gary ne peut s’empêcher de se lever pour le serrer dans ses bras, comme un ami cher perdu depuis longtemps. Le salon est devenu un bar, bondé, et il croit apercevoir Mme Rosa accoudée au comptoir, en plissant les yeux, il reconnaît sa mère. Elle ne le voit pas, tout occupée à servir des verres, à prendre le règlement des consommations, à raconter les exploits de son fils, à allumer des cigarettes. Elle est vieille, les dents jaunies et les mains criblées de taches ridées, mais il émane d’elle une jeunesse inexplicable. Elle parle à un homme en blouson de cuir et semble sous le charme, il a autour du cou un énorme python. Elle se retourne et lui montre Gary du doigt. L’inconnu s’avance alors vers lui, comme s’il l’avait longtemps cherché, mais au moment où il ouvre la bouche pour se présenter, ils se retrouvent tous, d’un seul coup, sur la plage de Nice, et une belle jeune femme s’approche de lui. L’homme au blouson de cuir a disparu, il n’a pas pu entendre ce qu’il avait à lui dire. La jeune femme est d’une blondeur invraisemblable, ses yeux bleus, sa bouche, son corps tout entier s’allongent dans le sable et s’enfoncent petit à petit. Elle lui caresse le visage comme elle lui dirait au revoir et il n’essaie pas d’arrêter son mouvement. Ses jambes disparaissent, ses cuisses, son pubis ne sont qu’un souvenir. Il se surprend à ne rien tenter, il n’essaie pas de la sauver. Il la regarde ému et l’aime de toutes ses forces. Il la rejoint dans ce qui ressemble désormais à un trou, et ils font l’amour dans le sable, ils s’enfoncent ensemble et s’enfouissent dans la douceur de l’instant. Au moment où il la serre dans ses bras, elle s’éparpille aux quatre vents. Cette perte n’est pas douloureuse, il reste les bras vides, le visage au soleil, le sable dans les yeux. A la fin, seul sur la plage, une autre femme lui tend un éléphant miniature, en ivoire.

Au moment où il se réveille, il a tout oublié mais il se sent bien, il est prêt à mourir.

proposition n° 1

Durant l’attente bousculée sur un quai de métro, le panneau d’affichage électronique dans le champ de vision, elle sort un livre et se plonge dans les lignes comme elle reprendrait son souffle après une apnée prolongée. Les phrases forment des images et l’emportent au-dessus de la foule, elle reste indifférente à la cohue qui la propulse finalement dans la rame.

C’est le corps immobile d’un homme ou d’une femme, on ne sait pas, debout, comme tendu vers la toile. Ce corps se tient devant un grand format qui nécessite de trouver la distance exacte à laquelle on va pouvoir le voir, avec l’illusion qu’on pourrait s’en saisir, le traverser, l’idée vague que ceux sur la toile sont à notre taille, mais l’esprit court déjà vers le tableau d’à côté, la tête engage un mouvement contrit parce qu’il faut bien avancer et la toile s’abandonne aux passants suivants.

La falaise tombe à pic et laisse voir tout en bas des rochers noirs disséminés sur la mer. Le ciel est d’un bleu aveuglant.



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1ère mise en ligne 23 décembre 2018 et dernière modification le 19 janvier 2019.
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