contribution auteur | Jean Perguet

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Pendant 42 ans d’ingénierie informatique, jouer avec les mots fut l’alternative au binaire labeur des bytes. Lecteur impénitent, auteur de chroniques dont « Page 99 – Le journal d’un lecteur » sur la revue littéraire incertainregard.com », je suis en cours d’écriture d’un roman.

Site : éditions Deparrain.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
La soirée pyjama nous ennuyait Joseph et moi. Il m’a fait signe de le suivre. La chambre de sa mère était immense. Il m’a pris par la main et mené à la coiffeuse, une grande glace et des tas de tubes, de poudriers. Maman est maquilleuse, au théâtre. Tiens fait comme moi. Il a attrapé une petite boîte, très ordinaire, au milieu des butes émaillées ou laquées, deux cotons. Elle contenait une farine blanche. Les joues, le front, le menton. Puis une boîte ronde laquée, rose clair. Un tube noir, charbon. Les sourcils. Enfin un tube de rouge à lèvres carmin. Les lèvres. Deux clowns blancs ! Nous sommes revenues vite, sautillant, au salon. Tous les copains étaient médusés. J’ai fait péter un gros baiser sur les joies de Joseph. Clown à trois bouches !

Mon poudrier. Vite. Dans la glace je vérifie. Le plâtre s’étale facilement sur mon front. Gratter un peu. Les joues, le menton. La fillette se réveille en moi. Rouge à lèvres. Un point sur le bout du nez. Allez plus large, c’est cela. Les lèvres maintenant. Le rimmel ? Il m’en reste au fond du sac bien que je n’en abuse plus, comme du reste. Épaissir les sourcils. Plus circonflexes, il faut tricher un peu.

J’entends soudain la musique. Une sorte de farandole succède au tango. Allez ! Ose ! Vas-y !

Qui m’invitera ? Qui sera mon Auguste d’un soir ?

source de l’apocryphe
Bonjour Madame. Toujours d’accord ? Dans la contemplation de la pluie elle pensait l’avoir reconnu. Un éboulis de pierres sèches — elle sursaute — plus rude et chantant à la fois, la voix d’un italien du sud, perdu rue d’Alésia sous la pluie.
— Bonsoir.
— Bonsoir. Vous êtes un ami de Silvio ?
— C’est moi qui viens vous chercher.

Elle sent qu’elle n’en tirera pas plus. Ni parole, ni regard. Il reprend déjà d’un pas pressé par la pluie. Elle suit ; il n’y a plus que cela à faire. Il est trop tard pour renoncer. À la rubrique des faits divers... Que dira-t-on ? Ce n’est pas la peine d’angoisser. Pantalon noir à fine rayure, étroit sur des chaussures qu’elle devine pointues. Pourquoi tous les Italiens portent toujours des pantalons à fines rayures et des chaussures pointues ? Et un chapeau. Borsalino. Elle ne sait s’il faut s’en amuser ou s’en inquiéter. Comme de la gabardine noire. Il bifurque brusquement à droite. Rue de Bigorre. Il fait sombre mais elle a pu le lire, on se sait jamais. Les porcs de Bigorre ! Leurs pattes noires et soyeuses étroites comme les jambes du pantalon de l’homme qu’elle suit. Des arbres, une placette encore plus sombre, quelques motos encombrant le trottoir. Un immeuble moderne dans le renforcement. Des grilles. Digicode. Il s’écarte pour la laisser passer. Pas un sourire, impossible comme si elle était un vulgaire objet sans intérêt. Cette indifférence blesse un peu le modèle qu’elle fût, qu’elle savait admirée toujours, désirée souvent comme par cet américain… Une autre histoire. Elle le devance attirée par la cour intérieure, un épais jardin peuplé de statues éclairées par des spots, hommes et femmes, d’une sorte de néoclassicisme anguleux, longiligne, un étrange mélange de Rodin et de Giacometti magnifié par les ombres projetées. Au fond, lumineuse, une véranda dévoile l’atelier. Elle entre, sursaute. Elle fait face à son double, nu de la jeune fille qu’elle était, qu’elle offrait dans ses poses, poitrine haute à peine cachée de bras croisés, comme les jambes, faussement pudique. La voix comme un éboulis de pierres sèches : J’ai attendu tout ce temps. C’est la femme que je veux sculpter aujourd’hui.

proposition n° 8

Fin de Félix B

De Félix B on a conservé finalement peu de choses. Même pas ce qui était fait pour, ce qui aurait du assurer sa postérité : aucune de ses décorations, croix de guerre, palmes académiques et légion d’honneur rangées en vrac dans le tiroir d’une armoire sans charme, celle qui fut la première à être donnée en 1973 à Emmaüs, sans regret ; aucun de ses ouvrages pédagogiques, recueils de thèmes et de versions, dictionnaires de citations, maints livres que les bibliothécaires universitaires désherbèrent sans états d’âme pour des propositions plus modernes et plus didactiques ; aucune de ses nombreuses correspondances avec des intellectuels de l’après-guerre. Pourtant cet universitaire, grand de taille, à la démarche souple et décidée, aux cheveux blancs abondants, aux sourcils broussailleux méticuleusement taillés d’où ne dépassait aucune antenne — comme celles qui surgissent aujourd’hui, à leur tour, des sourcils, narines et oreilles de Jean et relèvent une ressemblance qu’il n’aurait pas imaginée alors —, regard bleu qui vous fixait froidement comme s’il cherchait à vous faire baisser les yeux, voix grave, autoritaire, prenant toujours comme le temps de la réflexion, sa propre réflexion car on s’autorisait rarement à répondre — surtout les camarades de Jean impressionnés par l’allure de tribun, de recteur et qu’il fallait, pour atteindre la chambre des enfants, traverser son bureau —, avait régné, par par ses anciennes amitiés des brigades internationales, par son enseignement, par sa culture sur les relations franco hispaniques pendant plus de trois décennies. Rupture d’anévrisme, simplicité d’un enterrement civil dans l’allée étroite d’un cimetière accompagné des quelques personnes qui le respectaient, suffirent à l’effacement d’une vie respectée, admirée où manquaient — m’ont manqué — en est-ce la cause ? — de simples gestes d’amour.

Fin de José L.

Il y eut peu de survivants dans les plaines de l’Ebre en 1938. Résister ? Mourir ? Penser à ceux qui ont déjà pu passer la frontière ? La douce Odelia, et José, son fils, qui porte le même prénom, étrange concession à une convention monarchique pour le républicain qu‘il est. José L. comprit que tout était perdu, que la résistance se ferait de l’autre côté de la frontière, que son ami Félix B. l’y attendait, lui et les autres, ces professeurs, ces instituteurs, ces poètes et ces écrivains qui avaient troqué depuis bientôt trois ans la plume ou la craie pour le fusil. Félix B. trouva pour José L., comme pour bien d’autres intellectuels, un poste de lecteur dans un lycée de sud-ouest, le temps, en reprenant des études, de prétendre à un poste de professeur. À peine retrouvée la craie, José L. dut repartir en 1939, nouveau drapeau, nouveau fusil, vers le nord de la France. Ce fut bref, la déroute le renvoya au sud, à Pau, au pied des Pyrénées sans espoir d’y renverser Franco. Retrouver la craie, au contact des élèves perdre petit à petit son accent où roulaient les « r ». Puis voir José, Rosa et Elisa refuser de parler espagnol, Rosa devenir Rose, Elisa devenir Élise. Les voir éviter les conférences, les concerts, les projections que lui, Félix et les autres organisaient régulièrement. Au bout de vingt ans , José L. prit sa retraite et la nationalité française. Il mit un accent sur le « e » de Jose et en perdit la « jota », abandonnant tout espoir de repasser librement la frontière. Félix B. partit le premier en 1973, deux ans avant lui, deux ans avant Franco. L’année suivante, au printemps 1976, José, Rose et Élise achetaient ensemble, trois semaines d’août — une chacun — d’un grand appartement, face à la plage, au sud de Barcelone, comme le firent beaucoup de Français.

Fin de Juan B.

C’est le corollaire de l’histoire de Jose, le second, de Rosa et d’Elisa et de tant d’autres. Quand ce qui comptait le plus était de s’intégrer, de ne pas écouter El Niño de Almaden ou Carmen Amaya, ni même Paco Ibañes, mais Johnny ou Sylvie, et de refuser de parler espagnol jusqu’à l’oublier. Juan se fit appeler Jean.

proposition n° 7

Une chanson de Prévert (des piments rouges, des pieds moins bêtes qu’on le pense, Napoléon et un dromadaire — je ne sais pas si vous voyez ce de laquelle il s’agit), ce fut la commande que je fis à mon fils (écoute la chanson et ce que j’aimerais c’est un grand tableau, de la taille du mur au-dessus du bureau, juste des couleurs primaires, à la Mondrian, tu vois ? — il très bien vu, n’a oublié ni le pinson, ni les voiles des bateaux, et surtout pas les lèvres rouges qui semblent m’accueillir tous les matin), une chanson de Prévert qui dorénavant est juste au-dessus de la table en bois (celle que l’on déplace quand il faut soudain transformer le bureau en salle-à-manger), la table qu’envahissent quelques brouillons (il faut que j’imprime pour me relire — je sais, ce n’est pas très écologique — parce qu’il me faut une lecture globale, spatiale, des dits feuillets pour m’apercevoir des manques et des trop), où s’empilent des livres en cours (il y a toujours un ou deux livres de poésie qui dénotent au milieu des romans, fugitive récréation ¬— s’ils ne sont pas un de ces interminables « chants » qu’affectionne la poésie anglaise — et Jacques Darras — qui transforme alors la récréation attendue en méditation pour les premiers ou en déclamation pour le second), derrière ma tablette et son stylo électronique (car si je n’écris plus sur papier j’ai quand-même réussi à me débarrasser des embarrassants et frustrants clavier et souris) et, juste à côté, les carnets-agenda : le carnet noir où, suite à une lecture d’un article du Monde (ce journal qui s’accumule sur la chaise voisine et qu’il faut, quand la pile tombe, se résoudre à jeter), ou suite à une chronique de France-Inter je note l’évènement clé de la journée sur le planning mensuel, chaque jour y étant réduit à la taille d’un gros timbre-poste qui m’oblige à le résumer (l’événement) en quelques mots suggestifs, avant de décider de le développer, s’il me passionne, m’interpelle ou me surprend, s’il me semble qu’il ne doit pas passer à la trappe, dans les pages lignées qui suivent, 153 pages blanches qui se noirciront sur l’année à condition de ne pas dépasser, en moyenne, un fragment d’une vingtaine de lignes écrites minutieusement, en minuscules lettres pour un grand sujet, au crayon noir ; et le carnet gris où sur le même principe, suite à la lecture d’un des livres cités plus haut, je note sur l’équivalent du timbre-poste le concentré de l’émotion qui m’a saisi (rarement l’ennui ou le désintérêt) et, sur l’une des autres 153 pages libres, je rédige une courte chronique (ce n’est pas le bon mot car je ne juge pas le livre), je tiens plutôt le journal de ces lectures où je rédige (pour moi-même, bien que j’y puiserais certains fragments pour « Page 99 », le journal « publié » du lecteur vorace que je suis) un retour immédiat sur ce que le livre a invoqué en moi, parfois ce qui résonne avec l’actualité du carnet noir (curieusement c’est beaucoup plus fréquent qu’on le croit — cela confirme que les romans sont le reflet juste un peu déformé, contrasté, de la vie, des passions, des trahisons, des colères, des interrogations, ou tout simplement d’un ordinaire qui ne fait qu’évoluer socialement, techniquement.. sauf sur le fond.

C’est là, devant les lèvres rouges comme des piments rouges que je m’assois tous les matins, pas aux aurores comme le font (ou le prétendent) les auteurs connus, non, après avoir douillettement traîné le temps d’un bavardage conjugal (et plus si libidinal), pris un copieux petit déjeuner (écrire consomme de l’énergie), écouté les chroniques et l’invité du 7/9, c’est alors que je me lance dans un rituel : ouvrir le carnet noir, noter l’évènement, choisir ou pas de le développer (ce sera juste un fragment de réflexion, d’interrogation, d’irritation parfois, de doute souvent), puis ouvrir le carnet gris, feuilleter le livre dont j’ai écorné quelques pages (les moments forts, les surprises), une dégustation gourmande des meilleurs passages, et en distiller une page de mon journal littéraire, puis ayant reposé les carnets, toujours sous les lèvres rouges, face aux feuillets dispersés, production de la semaine, replonger dans mon roman en cours d’écriture, muter d’âge et de genre (car je deviens une jeune narratrice), changer de siècle (je retourne à la naissance de l’impressionnisme) et inventer, plongé dans un univers de lecture (les correspondances et les œuvres de JB.G et M.M), de souvenirs (les nombreuse visites du F.) une journée d’utopie, au temps où, entre deux insurrections et deux guerres, les riches se permettaient encore l’utopie sociale.

Et comment peux-tu écrire face à un mur ? Un mur, qui ne me pèse pas, car sous ce tableau je ne le vois pas. Ce tableau, qui m’accompagne depuis tant d’années… ce tableau me questionne, comme me questionne l’écriture. Regardez bien : il a dans chacun des coins, une sorte de signature, un prénom, un nom, une date puis un lieu, une invite à être tourné régulièrement, car il incarne, à chaque quart de tour, un des couplets de la chanson, certes stylisés (ce fut aussi, une des propositions que je fis à mon fils, quand il attaqua la conception du tableau. Nous fîmes des esquisses — que nous avons toujours soigneusement gardées —, moi, passant et repassant chaque couplet de la chanson qu’interprétait Yves Montand, et lui, repérant les personnages de ce conte surréaliste, et cherchant à les intégrer dans ce qui prenait, petit à petit l’allure d’un vitrail). C’est un peu comme cela que j’aime écrire. Je croque une idée, un personnage, une situation ou une parole sur un petit carnet Moleskine (est-ce parce qu’il a accompagné tant d’auteurs — une manière de se sentir membre de la confrérie — ou est-ce par snobisme ?) qui traîne toujours dans ma poche (et me sert aussi d’agenda au temps du mobile), avant d’y revenir, de la développer, cette fois sur ma tablette, d’une rapide écriture manuscrite comme on le fait sur un brouillon ordinaire (si ce n’est que, par un souci d’efficacité, je dois effacer immédiatement les hésitations, les impasses, les scories — il suffit de rayer les mots incriminés — afin que par la suite le stylo électronique — double clic — lance correctement la numérisation du texte — c’est peut-être là que l’on perd, que seul je perds tant que je serais inconnu, ce que dévoilaient les carnets d’écrivain d’autrefois : les hésitations, les vestiges de la pénible maturation du texte, des terribles abandons ou des nécessaires ajouts — ce que l’on pourrait appeler l’archéologie de l’écriture — ; je développe donc un premier jet qui surgit à la table d’un bistrot, dans le salon d’un gîte ou dans les trop rares heures que m’offre désormais le TGV, un premier jet dont les ratures se sont mystérieusement évaporée à l’heure de l’encre électronique. C’est fort de cette matière première, bien que déjà épurée, que je retourne face au mur pour, sous les lèvres et les piments rouges du tableau, transformer (parfois réécrire, comme le fait Echenoz), corriger, fignoler le texte. Jusqu’à épuisement ? Jamais, sinon il n’y aurait pas de fin ; jusqu’à ce que je décide, tant pis, que cela restera imparfait.

proposition n° 6

Un petit pot en cuir de Cordoue est posé sur la table à moitié rempli de palillos, ces cure-dents en bois, fins, effilés, présents sur toutes les tables en Espagne et au Portugal, que l’on met hors de portée dès qu’il y a des enfants. C’est José qui a pris le premier, comme si cela rompait le silence pesant. Il le pince nerveusement entre le pouce et l’index et le fait rouler sur le gras du pouce par saccade, quelques tours en arrière, quelques-uns en avant jusqu’à l’extrême limite de l’ongle. Jean le sent préoccupé, présent malgré lui dans cette tentative de discussion qui ouvrira peut-être ce qu’aucun des enfants de combattants, qu’ils soient séparés par les Pyrénées, la Manche ou le Rhin, ne veut entendre. Le père mâchonne, lèvres serrées, grincement des mâchoires qui accompagnent les mouvements irréguliers du cure-dents ; Jean sait que cela dure parfois l’infinité d’une sieste mais, cet après-midi-là, ça s’arrête souvent comme si un nouveau souvenir venait pétrifier le mâchouilleur ; de calmes oscillations rendues soudain névrotiques par ce qui peut être un cauchemar. La mère a coincé les pointes du sien entre pouce et index ; les doigts serrent, testent la rigidité du palillo ; le gras de phalanges se creuse et blanchit ; un petit rictus marque l’insoutenable, comme serait la pénitence d’un ancien péché qui tracasse ; le palillo se casse, une goutte de sang perle qu’elle ne remarque pas ; elle en reprend un, le serre à nouveau entre pouce et index, exactement au même niveau, jusqu’à un nouveau pincement des lèvres. Jean hésite. Il observe le bouquet de fines épines qui dépassent du pot, ces cure-dents symbole du manque de distinction que l’on cache chez lui dans le placard de la cuisine pour ne les ressortir que le temps d’une invitation quand lutter contre la tradition serait inhospitalier, quand il faut supporter que ceux qui écoutent se grattent méticuleusement les interstices, concentrés sur la difficulté d’atteindre leurs molaires plus que sur ce que dit l’orateur qui semble vous menacer de son cure-dents. Jean en prend silencieusement un, regarde les pointes parfaitement affûtées, les teste du bout du doigt. À quoi pensent-ils tous les trois ? Ce qu’ils font de leur palillo est déroutant, inhabituel, inutile. Où va leur pensée ? Jean, rageusement, plante le sien dans le rond du point d’exclamation, comme un fragile personnage soudain debout au milieu de la rue déserte. Les trois autres sursautent, jette leur palillo. Les souvenirs fuient. Jean n’en saura pas plus.

proposition n° 5

C’est José qui a ouvert la porte de l’échoppe, une parmi ces dix mille petites maisons en calcaire construites au Second Empire pour loger les ouvriers et artisans du port de Bordeaux, une porte centrale flanquée de deux fenêtres symétriques, porte et vantaux vert-bouteille écaillés, un étroit soupirail, deux marches pour atteindre le sobre heurtoir, deux coups, silence, trois coups, c’est le code. Tiens, tu es là ; c’est pas ton heure ! Entre… Vestibule sombre, deux pièces côté rue, salon et cuisine, deux pièces côté jardin, deux chambres, les parents, les quatre enfants, porte du fond, toilettes dans le jardin luxueusement protégé par une véranda de fer forgé — métier du père — et de verre — métier de l’oncle — savoirs d’Asturies jalousement transmis après l’école à José, ses frères et ses cousins. On va dans ma chambre ? … Non au salon … Il y a mes parents ! … Je sais. C’est eux que je veux voir. … Ah ! Suis-moi. Papa, Maman, c’est Jean … BuenasBuenas. Le son de la télé est à peine audible car c’est l’heure de la sieste, que j’ai dû interrompre mais on ne le dira pas. Comment va ton grand-père ? Et ta grand-mère ? Et ta mère ? … Bueno ! L’accent est toujours là, les r roulent toujours bien qu’ils ne parlent plus jamais espagnol avec José, ni avec moi. L’espagnol, à part les salutations et pour compter — c’est comme cela que l’on démasque les agents secrets —, c’est fini, presque interdit. Vous n’allez pas jouer ? … Non. En fait … Si ? …. Voilà j’ai une photo à vous montrer. Je la pose sur le guéridon, napperon brodé que je bouscule. Tous se rapprochent, curieux. Je déplie l’Illustration. No pasaran ! voix grave du père, gravité … No pasaran ! voix aiguë de la mère, mélancolie … C’est qui, ceux qui ne passeront pas ? … T’as demandé à ton grand-père ? … Ben … Ils répondent tous : tu le sauras bien assez tôt … Bon ; je vais faire un café ; pour vous les enfants un verre de lait grenadine ? … Le père de José retourne s’asseoir, songeur, la photo à la main. On n’aime pas en parler, tu sais. Ceux… Comment dire ? Franco, les franquistes… les nationalistes. C’est pour cela qu’on est parti. Mais la page est tournée… … Je me suis assis dans le vieux canapé avec José sous une collection d’éventails. On se tait. Voilà… le lait est bien frais. Jean, tu as vu la nouvelle glacière dans la cuisine ?… … Ils ne passeront pas. Qu’est-ce qu’ils ne passeront pas ? … L’Èbre. Le fleuve. Tu connais ? Sais-tu comment j’ai connu ton grand-père ? Cuillère qui tourne dans le café … Et moi, ta grand-mère ? … Et pourquoi nous sommes là ? Comme lui ; comme ta mère… Ils songent. Le café refroidit et la cuillère tourne toujours. Je n’ose toucher aux mantecados qu’elle a posés sur le guéridon. … On n’aime pas parler de ce que l’on a perdu ; de ceux que l’on a perdus… Viens avec ton grand-père et on vous le racontera… Je comprends qu’aujourd’hui ils n’en diront pas plus. Mais il est bien assez tôt pour savoir !

proposition n° 4

C’est une trappe au dernier étage dans le plafond du palier. Pour l’atteindre je devais longer la bibliothèque de notre chambre, celle des couvertures roses, vertes ou rouge et or, de Tout l‘univers. Puis un vestibule sombre où sous le téléphone et l’annuaire, je laissais mon doigt glisser sur les agendas de quelques décennies, les albums photos étiquetés, les annales du baccalauréat et, étrangement, au milieu de tout ce bric-à-brac familial et pédagogique, les suppléments annuels de l’Encyclopedia Universalis que l’étroitesse lieu ne me permettait pas d’ouvrir et feuilleter à même le sol. Puis le monumental bureau de mon grand-père, mobilier de la renaissance espagnole aux têtes grimaçantes, sortes de gargouilles sculptées dans un sombre noyer que dominaient quelques portraits tout aussi sombres et un Goya dévoreur sous lequel je filais sans demander mon reste. Les livres y étaient enfermés derrière des portes ajourées bizarrement obstruées par des rideaux bordeaux comme s’ils étaient des objets précieux ou sérieux et peut-être pour ceux ˋ fermés à clef, licencieux. Puis le premier pallier, mur de livres aux couvertures colorées, ces « Univers des formes », ces catalogues d’exposition, ces recueils de reproduction de peintures et de gravures séparés de papier de soie, ces ouvrages que je pouvais dénicher, étaler sur la moquette, recopier, où je pouvais voyager dans tous les continents et tous les siècles, être tour à tour africain, japonais ou chinois, perse ou mésopotamien, devenir dessinateur rupestre, peintre de mythique chapelle ou de toile géométrique. Puis l’escalier vers le deuxième où des scènes de corrida, encre noire relevée de rouge, rudesse de l’enjeu et souplesse du mouvement que rendait le pinceau japonais, entouraient bizarrement un Don Quichotte et Sancho Pansa et provoquaient, chez les très rares copains que j’autorisais à monter, un arrêt à chaque marche. Puis le deuxième palier, toujours bordé de rayonnages, en simple chêne clair cette fois ouvert sur des tranches banches, paille ou jaune clair, papier lisse légèrement gaufré, écriture sobre — titre, auteur, édition — des livres sérieux de poésie, des romans sans illustration qui m’intimidaient. Ce pallier ouvrait sur la petite chambre de ma tante, un lit étroit qui glissait sous une enfilade de recueils — des livres de philosophie, m’avait-elle dit, qui se démodent très vite, sauf ceux-là sur l’étagère du bas que tu devras lire un jour — qui se transformait en banquette faisant face au bureau recouvert de copies, une ouverte en cours de soulignement rouge, de points d’interrogation dans la marge, et tout en haut, d’une écriture sèche, difficilement lisible, de commentaires dont je ne comprenais que la tonalité négative. Puis il se terminait sur la toute aussi minuscule chambre de ma mère, même lit étroit et bureau également surchargé de copies biffées de rouge, parfois de vert et, juste à côté de la fenêtre, d’une bibliothèque en espagnol que je n’ai pas assez explorée quand j’en avais le temps, parce que, juste à côté de sa porte, était posée l’espèce de canne-crochet que je saisissais, montais à bout de bras vers la trappe, enfilais dans l’anneau, tirais avec précaution, laissant la trappe basculer, l’escalier se dérouler dans un bruit métallique de ressort, occuper le palier devant les deux portes. Je montais précautionneusement les marches dominant le vide de la cage d’escalier, quel savoureux vertige, je saisissais le levier, relevant la trappe de tout mon poids jusqu’à ce qu’elle claque, escalier replié, serrure bloquée, me projetant dans l’autre monde, celui des vieux jouets, des vieux outils, des vieux livres, des vieux journaux, d’un coffre relevé qui me servait d’armoire, sur le couvercle duquel, transformé en porte des secrets, était restée, punaisée, une couverture de journal : L’illustration — une rue déserte — No pasaran ! peint sur une banderole barrant la rue.

No pasaran ! L’espagnol j’y suis tombé dedans tout petit puisque c’était la langue que l’on parlait souvent à table quand venaient des amis de mon grand-père, des collègues de ma mère, des artistes invités qui parfois prenaient une guitare et chantaient quelques chants que je savais transcrits — on me l’avait expliqué avec une telle ferveur — par Federico Garcia Lorca, un poète dont Maman et Papé disaient posséder tous les écrits, souvent en édition originale. Ils ne passeront pas ! Mais chaque fois que je posais la question. Qui étaient ces « ils » qui ne passeraient pas ? Silence. Une brume, ou un durcissement, du regard. Et l’éternelle réponse. Tu le sauras bien assez tôt. Je n’avais que la couverture, sans le reste du journal. Une rue désertée, sans ombre, peut-être nappée de givre, juste les rails d’un tramway ou peut-être les traces des charrois qui avaient disparu après le virage dans le hors-champ que dominait un ciel gris. Une banderole, le barrage éphémère des mots, « No pasaran ! ». Et, tout en bas, un numéro, une date « mars 1937 ». J’ai retrouvé, tout au fond du grenier, des piles de l’Illustration. Regardé, un par un. J’avais bien trois numéros de mars 1937 mais pas celui-là. Par contre. Une évidence. Tous parlaient de la guerre civile d’Espagne et de la Catalogne qui venait de tomber aux mains des Franquistes. Franquistes ? Mais j’avais bien compris que de ce sujet, à la maison, il ne fallait pas en parler. Ce jour-là. Je descendis, refermais la trappe, retournais dans ma chambre et fouillais aussi tous les Tous l’Univers. De la guerre civile, on ne parlait pas. J’essayais à nouveau. Maman ? Tu le sauras bien assez tôt ! Mamé ? Tu le sauras bien assez tôt ! Tatie ? Tu le sauras bien assez tôt ! Papé ? Pas la peine, ils s’étaient tous donnés le mot. Je remontais, détachais la couverture du journal et je partis chez mon copain José Perez, derrière l’avenue, dans le quartier des échoppes.

Que trouve-on dans les malles ou les coffres ? La vraie, la mienne, celle du grenier, était une malle de poste, assemblage de carton, de tissu goudronné, de sangles de cuir, de coins et de serrure en laiton. Une grande maison, des bibliothèques, une trappe sur un grenier, une malle et un vague souvenir de bibelots, d’une collection de soldats de plomb, hussards napoléoniens et de carnets. Comme des boîtes gigognes se refermant sur moi-même, concentrant tout ce que m’offrait cet univers en questions fantasques et fugaces. Je me souviens parfaitement du couvercle-porte de la malle. Mais cette couverture de journal, y était-elle ? L’ai-je vue à cette époque-là ? Et de quoi ne me parlait-on pas à table ? On parlait de tout… sauf des trois guerres. Comment ai-je reconstruit ces histoires, ce passé ? Que s’est-il passé dans ce grenier ? Qu’ai-je vraiment consigné dans les carnets, aujourd’hui perdus, que je pense avoir enfermé dans la malle ? Qu’ai-je vraiment découpé dans l’Illustration ? J’ai oublié. Tout cela, je l’ai oublié. S’il me reste le souvenir très précis des livres des bibliothèques que je traversais avant de monter au grenier, le reste s’est bizarrement envolé. Un trou, un vide, comme un cratère d’obus. Aujourd’hui la maison est vendue, les bibliothèques et le grenier sont vidés. J’ai gardé quelques livres de Federico Garcia Lorca et de Pablo Neruda. Mais il reste une image qui revient toujours dans mes rêves. Une malle sur laquelle était cloué : No pasaran !

On m’a posé une fois de plus la question il y a à peine quelques jours : d’où vient cette envie d’écrire, depuis quand ? Et je répondis invariablement : de l’envie de lire ; de cette profusion de livres qui m’entouraient et qui ne provoqua pas, miraculeusement, un rejet ; de ne pas rester passif, un être passif parmi les livres ; d’avoir un jour le mien où l’écriture deviendrait un objet matériel, vivant, feuilleté par des lecteurs ; qu’elle ne soit pas, ce que je pensais encore vrai deux chapitres plus tôt, la simple consécration d’années de correspondance, l’avatar de la lettre manuscrite devenue courrier électronique puis blog — quand mes correspondantes plus âgées que moi ne furent plus — le besoin de retrouver l’objet matériel, le livre qui fait de l’écrit une trace, une piste, un héritage à laisser. Jusqu’à cette image mentale, ce No pasaran !, réel ou fantasmé, ce No pasaran ! de la malle-armoire qui contenait les carnets. Ce sont eux, mes premiers écrits ; oubliés, enfouis. C’est cela qu’il faut que j’écrive demain ! Écrire mes carnets ! Les réinventer. Retrouver ce qu’il y avait alors et, si cela n’y était pas, ce qui aurait dû y être : la sincérité de l’oubli ; ou sa violence ? No pasaran ?

proposition n° 3

Quand de ses aïeuls on se fait un mythe, on veut le raconter souvent pour encore mieux y croire. C’est ainsi que le grand-père de Juan — il passa la frontière espagnole en 1937 et obtint le bac littéraire la même année que ses deux filles, dont il fut le percepteur, en 1939 — devint alors le héros d’un conte.

Bien plus tard, quand la tante de Juan découvrit sur son blog cette fantastique histoire, le bac de son génial grand-père fut brutalement réduit au résultat d’un long parcours d’intégration d’adulte immigré, banalement indépendant de celui de la brillante jeune fille qu’elle était.

Quand les propres enfants de Juan lui demandèrent de raconter l’histoire de ce grand-père espagnol, les deux versions s’affrontèrent puis se mélangèrent, gardant du précepteur l’intelligence, de l’immigré le courage et devinrent le début du récit dont il connaît la suite.

Juste ce qu’il fallait pour faire de l’aïeul un roc.

proposition n° 2

… sa grande taille, ses cheveux toujours abondants à la mèche encore rebelle, sa voix de mentor qui usait et abusait parfois des métaphores haddockiennes et qui jouait des accents Robespierre, le port d’une mythique vareuse sombre, sobre, savant mélange de tradition prolétarienne et de combat intellectuel que complétaient des lunettes à large monture rectangulaire, rehaussant le regard perçant, attentif, parfois paternellement ironique, bref tout ce qui lui avait permis d’asseoir une autorité spontanée, naturelle, sur ce qu’il appelait chaleureusement et adroitement Le Peuple, il le retrouvait dans cette gigantesque sculpture encore un peu brute que Jaume P. finissait de patiemment assembler, composée de 7 060 885 petits cubes de matières diverses, bois, métaux, plastiques de récupération, témoignage de son enracinement populaire, des diversités défendues, de son engagement écologique, de son combat pour éradiquer le gaspillage. On avait enlevé l’échafaudage. Seule une nacelle permettrait à Jaume P. de poser les derniers cubes au centre des pupilles pour donner le signal. La foule anonyme avait été canalisée dans les symboliques avenues adjacentes, Léon Gambetta et Adolphe Thiers, et le square Stalingrad. Le cortège des militants surgissait alors de l’avenue de la Libération. Au centre du rond-point chacun ou chacune déposait au pied de l’édifice un exemplaire dédicacé de L’ère du peuple. Quand, à la suite du peuple soudain soumis, Jean-Luc M. s’engagea à son tour sur la Canebière, tout en bas de l’idole, quelqu’un retira un cube…

proposition n° 1

Paume face à l’interlocuteur, quatre doigts serrés et pouce écarté, jaune vif et liseré noir pour vivifier l’objet, une main droite pour pensée de gauche, une main qu’il agrafe consciencieusement tous les matins sur sa poitrine ou au revers d’une veste, une main qui milite silencieusement, qui semble repousser pour mieux accueillir, une main qui clame Touche pas à mon pote.

Eau. Javel. Trempage. Verdâtre sale. Eau. Javel. Trempage. Blanc coquille d’œuf. C’est mieux. Eau. Javel. Faire bouillir puis tremper, essorer, sécher. La veste de treillis est devenue totalement blanche, souple, démilitarisée. Feutre noir, feutre à l’encre de chine. S’appliquer. Dessiner. Utiliser toute la surface du dos. Un cercle. À l’intérieur une barre verticale et, partant du centre, deux segments obliques. Repasser, épaissir, s’assurer que c’est bien lisible. Et consciencieusement, reprendre le sigle, le multiplier en minuscule. Les imbriquer, les faire tourner, les emmêler, en couvrir le devant, les manches, le col, comme une chaîne, comme la chaîne pacifique qui fera demain le tour de France main dans la main. Eau, javel, trempage, afin d’obtenir une impression grise légèrement floue, douce, comme on imagine la paix et l’amour.

Au grenier s’empilaient les journaux et au milieu des stricts numéros du Temps les dessins à la plume, pleine page, des couvertures de l’Illustration. Une page avait été punaisée sur un coffre. Une rue désertée, sans ombre, peut-être nappée de givre, juste les rails d’un tramway ou peut-être les traces des charrois qui avaient disparu après le virage dans le hors-champ que dominait un ciel gris. Ce que le photographe figea pour l’éternité à Madrid en 1937 est une banderole, le barrage éphémère des mots, « No pasaran ! ». Mots violents qui perdurent, que l’on peut parfois lire encore, tagués en vert ou rouge sur les murets des cols pyrénéens, ou estampés en rouge ou noir sur les trottoirs des métropoles. Ayant hélas perdus, signe d’impuissance, la fulgurance du point d’exclamation.

proposition n° 3


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1ère mise en ligne 21 décembre 2018 et dernière modification le 4 mars 2019.
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