contribution auteur | Laurence Gourdon

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proposition n° 9

source de l’apocryphe
Comme un œil suspendu dans la brume, un feu rouge l’oblige à marquer un arrêt. Autour de lui rien de distinct — que ces longues formes mouvantes, soyeuses écharpes, étranges oripeaux, qui transforment les lieux, en abolissent les contours. Il sait qu’à sa gauche s’étend la grande esplanade de la place des fêtes. Lui revient alors une image, très précise – quelques fractions de seconde émergées du passé —, comme une photographie : il se voit, assis à côté de Julie, dans une auto-tamponneuse rouge, tous deux figés en mouvement, joyeux, souriants. Autour d’eux on devine la piste, la foule, la liesse, les odeurs mêlées de barbe-à-papas et de poudre à fusil, les éclats de rire et de voix, la musique des manèges et les jingles des machines. La fête foraine était alors un rendez-vous annuel attendu. Ils ont quatorze, peut-être quinze ans. Lui, il est tout entier tourné vers Julie, tout entier à sa joie d’être avec elle, d’entendre son rire. Troublé, aussi. Délicieusement troublé. Elle, elle a le bras droit sur le haut du volant, c’est elle qui dirige, elle s’amuse follement, tantôt évitant les chocs, tantôt les recherchant, avec cette énergie et cette franchise presque brutale qui la caractérisait. Ils sourient tous les deux, mais ils ne sont plus tout à fait tous les deux : tandis qu’il coince dans leur bulle, à mi chemin entre enfance et adolescence, elle, elle s’ouvre au monde… Le feu vert, lumière froide, l’arrache au passé et le rappelle à la réalité. Il démarre sans bruit dans la rue silencieuse où seules les têtes penchées des lampadaires saluent son passage, comme de mélancoliques corolles d’ancolies, luminescentes, veillant sur un champ d’asphodèles.

source de l’apocryphe
Le ferrailleur, ils l’avaient aperçu lors de la première visite. Alors que le représentant de l’agence, bien propre sur lui, balayait d’une main nerveuse son épaule gauche. Comme si la poussière des lieux allait imprégner, souiller, le tissu gris de sa veste, cette poussière qui pétillait dans la lumière crue de cet après-midi de mars, comme réveillée par l’entrée brusque du soleil quand ils avaient ouvert les volets. Ils étaient dans la pièce qui lui servait vraisemblablement de tanière quand ils avaient entendu la porte d’entrée, en bas, la lourde porte de chêne, jouer sur ses gonds et se refermer en résonnant comme un gong. Elle s’était attendue à voir débarquer un ours, un grand velu aux cheveux longs et au regard farouche. Elle entendait ses pas sonores ébranler les marches, se figurant le petit escalier étroit vacillant sous la charge brutale et répétée. Elle regardait incrédule la paillasse qui lui servait de lit, les quelques traces de vie, une tasse sur une caisse retournée, une chaussette hypertrophiée sur une pile de journaux jaunis. Dans les coins, partout, des amoncellements d’objets divers, où dominaient le fer rouillé et le cuivre terni. Elle était curieuse de voir la créature qui squattait ici, ce géant égaré dans une maison de poupée. C’était effectivement un colosse, mais jeune, quarante ans à peine, imberbe, la face large, aplatie, le regard clair, transparent. Lunaire. Il leur avait serré la main, mollement, presque sans les voir. On l’avait entendu continuer sa montée, redescendre plus lourdement encore, avec des cliquetis métalliques et des raclements inquiétants contre les murs. Le représentant avait toussoté, marmonné quelques explications, tapoté ton costume, et ils avaient poursuivi la visite, sans plus penser à cet étrange énergumène ni à l’incongruité de sa présence entre ces murs. Elle y repenserait, pourtant, plus tard.

source de l’apocryphe
Je me réveille à même le sol, sur la tomette rouge tapissée de poudre. Quelqu’un approche. J’entends un rire, je me recroqueville. Il faut que je m’éloigne de la porte, vite. Les pas se rapprochent. Je recule, sans me lever, je m’éloigne du mur, de mon encoche, mon refuge, laissant les traces de mon festin… Personne ne doit voir. Portant une main à ma bouche, je lèche mes doigts, ma paume, me tend en avant pour imprégner ma main de poudre, qui se colle, qui adhère à ma peau, de l’autre main je balaie vite les quelques traces restantes, je dissimule, j’éparpille mon trésor, mon secret, mon opium précieux. J’entends la serrure jouer, et tout en reculant encore, me détournant aussi, pour éviter la lumière, le cri cruel de la lumière, je lèche avidement la poussière blanche, qui tapisse ma langue, mes muqueuses desséchées, qui m’emplâtrent la bouche pour mieux la sceller, ne pas crier, ne pas gémir. La poignée s’abaisse, la porte grince, je suis presque à l’autre bout de la pièce, presque au coin, je m’immobilise, cachée dans le creux de mon bras, j’entends la voix, mais je ne comprends pas, j’ai peur des coups, mais rien ne vient.

proposition n° 8

Paul Meyer, né de mère française et de père inconnu en 1964 à Hambourg (Allemagne) est un photographe franco-catalan, connu pour ses expositions spectaculaires dès la fin des années 80 (Barcelone 1988, Paris 1989, Rome 1992, Ottawa 1993…) et pour ses écrits théoriques (L’image et ses sonorités, 1995 ; Expériences sensorielles, 1999…) dont certains préceptes ont fait école.

Il connaît une enfance mouvementée du fait de fréquents déménagements. Sa mère, Béatrice Meyer, artiste et modèle cosmopolite, est convaincue des bienfaits de ce qu’elle appelle « l’école de la vie », et se méfie du « formatage scolaire », qu’elle considère tout bonnement comme un « lavage de cerveau à dimension industrielle ». Elle veillera donc elle-même à son éducation, avec un soin jaloux, jusqu’à ses 16 ans. C’est ainsi que depuis sa plus tendre enfance, Paul Meyer fréquenta avec sa mère, en différents points du globe, les cercles culturels les plus prisés et s’essaya à toutes sortes de pratiques artistiques, avec des personnalités de renom tels que Norman Veil, le peintre de l’absurde, Zitac Morne, le guitariste bègue qui lui fit rencontrer Bowie, ou l’écrivain Fred Naster, dont Le marché des chancres, recueil de poèmes à la diffusion confidentielle, resta longtemps son livre de chevet. Traversant les mers et les océans, vivant successivement en France (Paris, Marseille), en Espagne (Madrid, Barcelone), aux Etats-Unis (Boston), le jeune Meyer apprend très vite à maîtriser les langues (il parle couramment le français, le catalan, le castillan et l’anglais) et devient adepte du nomadisme, ce dont témoigne l’ensemble de son œuvre.

C’est à Marseille qu’il se découvre une passion pour la photographie : un ami de sa mère, Mr Anderson, lui fait découvrir le polaroïd couleur. Il a alors neuf ans. L’objet le fascine : plus léger et maniable que tous les appareils qu’il ait jamais vus (et il en a vus, les studios lui ayant servi de pouponnière), il offre une satisfaction immédiate dans un format étonnant. Le polaroïd reste aujourd’hui encore un de ses media favoris.
Paul Meyer présente sa première exposition, Reflex sonor / Reflejo sonoro, à Palma de Mallorca, au printemps 87, dans une des galeries avant-gardistes de la capitale majorquine. Il connaît immédiatement un grand succès. Il présente alors une dizaine de paysages, en grand format, chacun installé dans une pièce et accompagné un enregistrement sonore invitant le spectateur à une immersion totale. Il reproduira ce dispositif pour rendre compte de plusieurs de ses voyages (dans des lieux divers : Marrakech, New York, ou Zagreb, par exemple pour les grandes villes, mais aussi la plaine de Saône, la serra de Coliserola, ou les collines du parc national d’Urrho Kekkonen…). Par la suite, il poursuivra ses expériences scénographiques en travaillant avec différents artistes comme Pietro de la Salva ou Alma Krieir.

Comme tous les matins, il faisait encore nuit quand Luis a quitté la maison sans bruit. Il aime commencer ses journées la nuit, en faisant de longues promenades solitaires. Aujourd’hui il a pris la voiture, il a suivi la route qui grimpe en lacets de San Telm à s’Arraco, devinant dans l’ombre les petits murets de pierre qui jalonnent le parcours, traversant la forêt, laissant Andratx à sa droite ; ce matin il a eu envie de voir le lever du soleil sur les hauteurs de Paguera. Il s’est garé près de Cala Fornells, et il est monté à pied jusqu’à la Torre de Cap Andritxol. Personne sur les sentiers de terre rouge, quelques ombres félines se faufilant dans la garrigue odorante, des bruissements dans les grands pins, mais il ne cherche à repérer ni bêtes ni végétaux aujourd’hui. Il monte la côte de son pas élastique, emplissant ses poumons, faisant provision pour la journée de cet air iodé et parfumé, sa cam. Son indispensable cam. Il pense à Guillem, à la conversation de la veille. Il pense à son fils, qui va quitter l’île, comme lui-même a dû la quitter autrefois, pour les études, mais qui lui ne reviendra probablement pas, en tout cas pas pour y vivre. Guillem, qui a le goût du voyage dans le sang, qui trouve l’île petite et bornée, qui rêve de nouveaux horizons, de grandes villes, de dépaysement. Luis le comprend. Et pourtant… Il a voyagé, lui aussi, mais chaque voyage lui fut exil : sa terre, sa mer, sa langue, tout lui manquait. Ici, il est chez lui, depuis des générations, ici, il connaît les sentiers, les plantes, les mousses, les roches et leurs habitants ; ailleurs, les fruits sont fades et l’air étouffant… Ailleurs, il s’est toujours senti étranger, maladroit, malvenu. Il s’installe, dos à la tour, sort son thermos, son pain, son fromage de brebis enveloppé dans un torchon, et soupire. Il a une vue à 380°. Il entend les vagues se jeter contre la falaise en bas, il devine leurs franges écumeuses sur la roche noire. Il pense à Tio Juan, qui pêchait dans ces eaux, et qui prétendit avoir entendu Chopin, une nuit, jouer dans la baie de Santa Ponsa. Tio Juan qui légua à la famille son goût des légendes et de la musique. Plus loin, sur la baie de Palma, une lisière pâle découpe les reliefs de la côte : le soleil émerge tranquillement. Bientôt il incendiera la côte. Avec son canif, Luis se coupe un morceau de fromage. Lui, c’est ici qu’il est utile, pour mieux connaître, mieux préserver l’île. Mais Guillem… Comme sa mère, il a les ailes qui poussent, et sans doute son destin est-il ailleurs. Luis boit son café à petites gorgées tandis que l’horizon s’embrase, suspendant un temps toute velléité de réflexion. Toute la beauté du monde est là, il faut savoir la voir, l’entendre, s’y rendre disponible. Oui, Ailene a légué à son fils son goût de l’aventure, il a dans son sang le même crépitement, il partira, comme elle est partie de chez elle au sortir de l’enfance, et comme elle, peut-être, il construira son foyer sur des terres étrangères. Luis a eu la chance, évidemment, de trouver chez Ailene tout son content d’exotisme. Flamboyante Ailene. Leur fille, sans doute, restera avec eux, sur l’île, plus ancrée, peut-être… La lumière a gagné en intensité. Bientôt les premiers coureurs vont envahir les sentiers. Il exagère. Disons qu’il risque de croiser deux ou trois de ces énergumènes s’il s’attarde trop. Il range son petit barda et reprend son chemin, plus attentif à ce qui l’entoure. Il lui reste une bonne heure avant de devoir prendre la route pour l’université.

Xisco est installé à sa table habituelle, où désormais il passe la plupart de son temps. Il contemple la place, encore vide à cette heure, et touille son café. Il a gardé l’habitude de manger après le service, dans le calme de la sieste, même s’il ne participe plus au coup de feu. Son fils, derrière le bar, a pris le relai. Tout roule, pas d’inquiétude à se faire. D’ailleurs il ne reste qu’un couple de touristes en terrasse, et le vieux Toni qui s’est installé avec sa pile de journaux – il sera fin prêt pour la revue de presse à l’apéro, le lascar. Oui, il pourrait rester au village, s’occuper du jardin – prendre sa retraite, vraiment, enfin, se reposer. Mais sa vie est là. Le comptoir, la terrasse, la place ombragée, la vue sur Santa Eulalia. Santa Eulalia lui manquera aussi. Même s’il est rarement entré dans la nef, et n’a jamais visité le clocher. Il aime la force tranquille de l’édifice, sa pierre ocre, presque rose, qui absorbe la chaleur. Il aime le porche, sobre, élégant. Et la rosace, oui, toute en dentelles. Il se sent au centre du monde. Presque tous les jours de la semaine, excepté au cœur de l’hiver, il rencontre de nouvelles personnes, de nouveaux visages, il entend parler toutes les langues du monde. Et puis il y a les habitués, ses amis de toujours – même les emmerdeurs, il les regrettera. Il connaît les petites habitudes de chacun, il aime les coups de gueule des uns, les grimaces complices des autres. D’ailleurs voilà Ailene. Reverrait-il jamais Ailene s’il retournait au village ? Elle est comme sa fille. Il ressent un petit pincement, une fierté toute paternelle comme à chaque fois qu’il la voit. Oui, elle viendrait sans doute le voir. Elle fend la place de ses longues enjambées, ses cheveux au vent, flamboyants. Il n’a jamais vu une tignasse pareille, cette blondeur ambrée. Elle porte un cuir fin sur son jean, son sac en bandoulière. Elle l’a vu et lui sourit, en deux pas elle est vers lui et le prend dans ses bras — un gran abrazo. Elle a les joues fraîches et le regard rieur – il ne peut s’empêcher de la revoir gamine, toute pâle, avec son air colère d’oisillon trop tôt tombé du nid, tout écorché. Vilain petit canard ignorant sa beauté. Se méfiant de tout et de tous. Il l’avait apprivoisée, au fil du temps. Il l’avait écoutée. Conseillée.
Aujourd’hui, les rôles se sont presque inversés, c’est elle qui prend de ses nouvelles, qui l’interroge, soucieuse, sur ses maux d’estomac, qui l’incite à se rasseoir. Il refuse bien sûr, et lui offre sa table. Elle doit avoir quasi… cinquante ans. Cinquante ans ! C’est une enfant de pays, maintenant, sa peau brunie, sa nonchalance… Elle connaît toutes les subtilités du majorquin – quand elle est arrivée, elle ignorait jusqu’à l’existence de cette langue. Qui aurait dit à l’époque qu’elle resterait sur l’île ? Venue avec Erasmus – c’est elle qui lui a fait connaître Erasmus —, elle ne devait passer que six mois à Palma. Et cela fait… plus de trente ans qu’elle est là. Elle lui donne des nouvelles de Luis, de Guillem, de Rosa, elle en demande de Biel et de Francesca. Oui, même s’il part au village, il la reverra, bien sûr. Après une dernière accolade, il regagne le comptoir – après le café, il aime bien reprendre sa place. Bientôt les premiers habitués de l’après-midi vont arriver, c’est à lui de les accueillir. Biel en profite pour prendre une pause et rejoint Ailene. Elle a déjà sorti son paquet de copies, mais elle l’accueille gaiment, lui fait une place. Xisco sourit derrière son comptoir en les entendant rire. Il leur coule deux petits expressos bien noirs dans les tasses bien blanches. Il va les leur apporter lui-même. Il est peut-être là, le centre de son monde.

proposition n° 7

J’ai toujours, glissé dans une poche de mon sac à main — qui tient davantage de la besace que de l’accessoire de mode — un ou deux carnets, des petits formats aux pages blanches et jolies couvertures. Toujours sur moi également, une trousse (une dans mon sac à main-besace, une dans mon sac à dos), avec surtout un crayon de papier bien aiguisé, une gomme, et un taille-crayon avec réservoir, bien hermétique, et éventuellement un stylo noir à pointe fine et encre fluide. Ainsi, je suis parée : je peux prendre des notes, écrire, saisir mes pensées au vol, où que je sois. Je peux de surcroît utiliser mon téléphone : toujours prête, en toute circonstance.

Oui, mais voilà, jamais je le les utilise. Je prends des notes, oui, titres de livres, noms de fleurs, listes de choses à faire, à écouter, à aller voir… Citations parfois. Ex libris ou pas. Mais écrire… Il est vraiment rare que j’écrive sur mes carnets, ou sur mon téléphone. J’ai longtemps trimballé des cahiers, des pochettes de feuilles blanches, dans le même but et avec le même résultat. J’ai appris avec le temps à voyager plus léger. En gardant quand même l’espoir : peut-être qu’un jour j’en aurais besoin pour écrire et que j’arriverais à le faire… Et alors ce serait vraiment dommage de ne pas avoir de petit carnet, de crayon de papier bien aiguisé, aiguisable à volonté, et une gomme. Ou au moins un téléphone.

Cela m’est quand même arrivé, quelques fois, j’ai écrit, j’ai pu écrire sur un petit carnet, ou sur mon téléphone. Mais alors il a fallu que je parvienne à me mettre dans ma bulle. A m’abstraire des autres.

Opération complexe : s’abstraire, c’est-à-dire s’isoler du tout auquel on appartient. Je n’ai pas de recette. J’ai bien essayé de profiter de moments de calme et de solitude, de m’installer devant un clavier, ou un cahier : ces stratégies se sont trop souvent avérées inopérantes. C’est la maladie qui m’a ramenée à l’écriture, cette pulsion quotidienne de mon enfance et adolescence. La maladie m’a abstraite du monde, et ce faisant a créé l’espace possible de l’écriture. Un immense espace pour écrire. Mais pour écrire quoi ?
Ah.

Il y a une impossibilité à laquelle je me cogne. Un mur. Impossible d’écrire sur ce que je ressens, sur ce que je vis directement. Impossible d’écrire sur ceux que je connais. Peur de trahir ? Pudeur ? En tout cas le mur est là, et je préfère le contourner, toute autre contorsion me file le vertige. Il s’agit d’écrire d’abord pour le plaisir, le vertige viendra après, peut-être. Pendant mes quelques mois de solitude (relative) et de désarroi (ontologique), j’ai retrouvé le goût des mots, le plaisir de créer des personnages, de raconter, de jouer, en fait ; j’ai retrouvé cette pulsion en passant par la fiction. Comme pour déjouer l’insoutenable pesanteur, j’ai choisi la légèreté. Aujourd’hui j’ai repris le travail, mais j’essaie de cultiver ma bulle. Souvent, c’est le soir ; parfois le matin ; quelques fois le w.end… Je n’ai pas (encore ?) d’habitude bien ancrée.

Quand les conditions sont réunies, et quand j’ai trouvé un sujet d’écriture, ce qui n’est pas acquis d’avance, il reste une étape avant l’écriture. Une étape rituelle, bien que jamais formulée, et que je découvre en écrivant ce texte. Qu’importe ce que je suis en train de faire — lire, cuisiner, fumer une clope, jardiner, écouter la radio, ou de la musique, finir de remplir des documents. Je peux être en train d’éplucher des pois chiches en prévision d’un couscous, quand, sans que j’y prenne garde, commence ce lent et fragile moment de bascule, comme si j’entrais physiquement dans une bulle, comme si j’en traversais la membrane invisible et qu’elle me voilait le réel immédiat. Alors il me semble, en arrachant la peau diaphane du petit fruit dur, en sentant cette chair translucide sur ma propre peau gonflée, blanchie, ridée par l’eau, que les métaphores cruelles de Kashichke, par exemple, s’incarnent sous mes doigts ; la pulpe en lambeau, comme striée de mes propres empreintes, se confond avec celle de mon index, tandis que les nervures du grain sec évoquent des crânes miniatures que je pourrais broyer entre mon pouce et mon index. C’est comme une voix off qui se déclenche quelque part ; le filtre de mots s’interpose, une musique en appelle une autre, des phrases se cherchent dans ma tête, des mots me titillent. C’est alors que je peux écrire. Je m’installe dans une pièce calme, de préférence sur un canapé ou un fauteuil, avec mon ordi portable sur les genoux et un mug à portée de main, rempli de thé bien chaud ou bien froid, ou d’eau, selon le moment de la journée. Je tape sur le clavier, j’efface, je déplace. Je bois un peu. Je relis, je reprends, je poursuis. L’horloge trottine, le chat ronronne, les voitures passent, le frigo zonzonne. Je soupire, je me lève, je vais faire un tour en cuisine, ou sur le balcon, pour fumer une clope, je vais nourrir le chat, je parle toute seule, à voix haute si je suis vraiment seule, dans ma tête la plupart du temps. Et je me réinstalle. Je relis, je reformule, j’ajoute, je retranche. Si quelqu’un vient et me parle, à ce stade, il est possible que je l’entende avec un léger décalage horaire. A ce niveau de profondeur, la bulle est quasiment insonorisée. Quand j’arrive à émerger, c’est que le texte est provisoirement fini, qu’une étape de travail est terminée, et qu’il faut maintenant laisser passer un peu de temps avant d’y revenir.

proposition n° 6

C’est un petit morceau de carrelage, conglomérat de terre cuite, mélange d’argile et de sable, de plomb et d’étain, façonné de main d’homme, brisé sans doute, avant d’être jeté à la mer. Il a sans doute eu une vie avant, quand il était carreau, sur les murs clairs d’un logis, scellé dans le béton par un mortier étalé à la truelle. Peut-être s’est-il fendu avant d’être posé, peut-être les murs ont-ils été démolis. Il est devenu débris. Jeté dans la grande fosse commune des gravats et des débris. La mer. Il traîne au milieu des galets minuscules en lisière du rivage, de ceux qui ruissèlent sous le pied quand la vague se retire, comme aspirés par elle, et qui se laissent porter par la suivante, inlassablement. Dans ses lents mouvements incessants, il se frotte aux autres galets, tintinnabulant presque insensiblement ; la vague l’enrobe puis se dérobe, le lime et l’arrondit, le polit et l’adoucit. Il est un peu plus long que large, presque plat, et d’aspect bifide : d’un côté orangé, granuleux, de l’autre blanc, lisse, brillant. Sa texture étonne au toucher, le doigt glisse sur sa glaçure lustrée, d’une grande douceur. Maniable de forme et plutôt léger, il ravirait je pense les amateurs de ricochets, il me semble idéal pour de longs lancés pour qui maîtrise bien la technique. Il faut trouver la bonne inclination, ajuster soigneusement l’angle de tir, bien tenir l’objet en main, face plate en dessous, et lui impulser un mouvement rotatif de grande vitesse, comme pour un frisbee. Il tourbillonne alors sur lui-même, frôlant les flots, il file véloce à la surface, sa face plate rebondit, infléchissant sa trajectoire, la redressant, la prolongeant, chaque rebond lui redonnant de l’élan, chaque impact entraînant des ondes circulaires, de plus en plus larges, de plus en plus loin, jusqu’à ce qu’il plonge enfin, disparaissant à la vue, englouti par les eaux profondes, à dix ou quinze mètres du rivage. Qu’adviendra-t-il alors de lui ? Sera-t-il pris dans les soyeux filets des algues ? Coincé dans les roches noires et poreuses, aux arêtes tranchantes, en compagnie d’oursins et de gros crabes ? S’enfouira-t-il au creux du sable, où de curieuses créatures viendront le frôler, le chahuter, et peut-être l’habiter ? J’imagine quelque coquillage, embrassant son flanc, sceller son attachement d’un baiser de bave, translucide, presque nacré, dont le fil solide les retiendra longtemps unis. Peut-être reprendra-t-il son lent ballet aquatique… Combien de temps lui faudrait-il pour rejoindre le rivage ? Lavé, caressé par les eaux, percuté parfois, raclé aussi, s’érodant inéluctablement, jusqu’à devenir minuscule, s’arrondissant toujours, s’allégeant encore, se délitant peut-être, jusqu’à devenir sable, sable grossier d’abord, puis poussière dorée et douce…

proposition n° 5

C’est l’heure rose. Le moment précis où tout est rose, le ciel, la mer, la lumière. Cela dure à peine quelques minutes. Ici, au milieu de la baie, la vue est saisissante. Tout autour il y a les falaises, leur roche rose, leur forêt de pins frémissante, qui, au loin, s’ouvrent sur la ligne d’horizon embrasée. A gauche, on voit la croix blanche de San Jaume, fière sur son promontoire, crucial point de repère, seule trace de construction. Le port est invisible d’ici, logé dans une échancrure de la côte, avec les maisons des pêcheurs. A droite, le relief capricieux et effrité évoque le visage d’une sorcière, son double menton, son nez tarabiscoté, surmonté d’une verrue, le pli amère de sa bouche adouci par la douce lumière crépusculaire. Ici, dans sa barque immobile, presque au milieu de la baie déserte, profonde, le pêcheur se laisse bercer par les vagues, leurs chuchotements apaisés, rythmés par leur battement régulier, qui fait mollement vibrer la coque, comme une pulsation nonchalante. C’est l’heure calme, il faudrait songer à revenir au port. Le bouchon de liège danse dans l’écume alanguie, clapote doucement, hypnotisant ; l’eau bruisse de murmures dont l’écho infime s’étire sans fin. Des bans de poissons effleurent l’embarcation, négligeant l’hameçon avec dédain – ils sont repus ; des milliers de bulles minuscules affleurent à la surface, comme autant de ricanements. C’est fini pour aujourd’hui. Connivence des mouettes, jamais avares de commentaires, agaçantes – bah oui, je vais lever mes filets, y’en aura plus pour vous, comme si je vous privais. On croirait entendre dans leurs commérages les intonations rageuses d’une femme – vraiment. Des bribes semblent audibles ; des syllabes ; des mots entiers – Partir ! Partir ! Partir ! Comment une mouette pourrait… une femme ? Il se redresse. La nuit est tombée, une faible lueur oscille, qui lui permet de se repérer ; il a dû s’endormir – la barque a dérivé jusqu’au sud-est de la baie.

— Partir ! Cette fois, il a entendu très distinctement. C’est une voix de femme, en effet. Péremptoire, mais affectueuse. Rien d’une mouette. La lumière vient du rivage – on dirait qu’il y a une maison, au milieu des pins, avec un balcon. – C’était une erreur d’accepter ! Allons à Valldemosa, je t’en prie… Partons ! Les yeux habitués à l’obscurité distinguent les contours rocheux d’une petite crique de galets, et la maison, dont la terrasse éclairée se découpe nettement dans les ténèbres. Comme une scène suspendue. Une silhouette d’homme, portant pantalon et chemise, fumant la pipe, arpente l’espace à grands gestes. C’est lui qui parle. Avec une voix de femme ! –- Le docteur avait tort, l’humidité vous ronge, cela ne te vaut rien. Un travesti peut-être ? –- Maurice et Solange s’ennuient mortellement ; nos habits moisissent, Chopin, il faut réagir. Allons à Valldemosa. Il y a en fond de scène le profil élégant d’un piano à queue, derrière lequel s’agite une autre forme, secouée par une toux caverneuse. — Vois-tu ? T’entends-tu tousser seulement ? Il nous faut être raisonnable mon ami. La femme, car c’en est une, on en jurerait, en dépit de son accoutrement viril, en dépit de cette allure autoritaire qui sied si mal au sexe faible, contourne le piano et se penche avec tendresse sur le malade, elle ajuste la couverture sur ses épaules. D’ici on n’entend pas ce qu’il lui répond, mais elle reprend, tout en le recoiffant avec une distraction toute maternelle, –- Je me moque bien du piano, il survivra au voyage, nous trouverons une solution… c’est de ta survie à toi que je m’inquiète ! Elle s’est blottie contre lui. Leurs ombres se fondent. Un long moment passe. Le pêcheur sans doute somnole. Il perçoit vaguement une étrange mélopée, un mélancolique chant de sirène, comme une valse, mais lente, lancinante, un deux trois, un deux trois, un mouvement tourbillonnant, qui se déplie et s’étire, se déplie et s’étire, un deux… trois, un deux… trois, une rêverie romantique…, qui s’estompe…, imperceptiblement…

De minuscules doigts de fée pianotent sur son visage, petites touches fraîches qui rebondissent cristallines sur les flots : il pleut. La nuit est noire, empesée de nuages grondants. La barque s’est échouée dans un ban de sable, tout au bout de la baie.

proposition n° 4

J’ai connu Santa Ponsa dans les années 70. A l’époque, la ville était bien plus petite qu’aujourd’hui ; la rue Ramon de Moncada, qui longe la baie dans toute sa longueur, faisait office de grande rue, avec quelques commerces, quelques restaurants et peut-être, déjà, une ou deux boîtes de nuit. Au milieu de la rue, il y avait une intrigante maison, abandonnée. D’aucuns n’y verraient qu’un vaste terrain vague qui soudain s’interpose entre deux boutiques et, derrière un muret festonné de grillage, offre une vue dégagée sur la mer. Pas de trace de construction. A peine devine-t-on, à travers la végétation buissonnante qui envahit la terre ocre, à ces confins, l’esquisse d’une terrasse surplombant la mer. Côté plage, trois étages plus bas, vue du rivage, c’est, clôturant une plage de gros galets et de gravats mêlés, une façade aveugle coincée entre deux immeubles. Un no man’s land, et des grands murs gris. Portes et fenêtres bâillonnées, obturées, obstruées. Murs bruts de mystère tournés vers le large.

A l’époque, les gens l’appelaient la maison du Docteur. Ils baissaient un peu la voix, prenaient des airs entendus, feignaient l’ignorance, ou feignaient de la feindre. Ma grand-mère, originaire de l’île, s’y entendait pour attiser le mystère. Enfant, j’ai enquêté à ma façon. On trouve toujours un morceau de grillage un peu souple sous lequel se faufiler. Dans l’étrange maquis du jardin, un jour, j’ai découvert une trappe toute ronde. Un autre jour, un lendemain d’orage, côté plage, j’ai vu que les barricades de la porte avaient bougé, et qu’un étroit passage pouvait être forcé. Avec une amie, nous nous sommes glissées dans la maison du Docteur. Je me souviens d’une immense pièce, grise, poussiéreuse, entravée de cloisons éboulées, de débris de toute sorte, et d’un petit escalier, à moitié en ruines, mais encore praticable : nous l’avions emprunté. Furetant dans les étages nous avions découvert les vestiges des chambres, des objets épars, chaises cassées, vaisselle brisée ; de la faïence au mur, par endroits ; et puis des sanitaires quasiment indemnes… La dernière volée de marches menait à la terrasse, à laquelle on accédait par la trappe ronde. La boucle était bouclée. Et pourtant, le mystère demeurait entier. Il avait même pris de l’épaisseur. Qui était le Docteur ? Qui était sa famille ? Pourquoi étaient-ils partis ? Pourquoi avaient-ils abandonné la maison sur la plage ? Que s’était-il passé ici pour que tout soit depuis si longtemps fermé, abandonné, contourné, finalement préservé ? Peut-être que ces murs avaient abrité une passion folle, un artiste en exil, un drame d’adultère, un crime atroce, les expériences d’un savant fou ? Peut-être que le Docteur avait joué un rôle important sous Franco ; que cette maison, isolée à l’époque, sur la côte, servait de QG à une faction de franquistes, ou de résistants, ou qu’elle avait été un repère de truands, de mafieux ? Aujourd’hui, deux boutiques ont timidement empiété sur le bout du bout du jardin de la maison du Docteur : on ne voit plus son jardin de la rue. Sur la plage, la façade est désormais murée, et masquée de végétation. Les nouveaux habitants ne soupçonnent sans doute pas son existence. Les anciens s’en souviennent-ils ? Et pourtant, résistant à l’épidermique fièvre de construction qui ronge jusqu’au moindre rocher de la côte, la maison du Docteur se dresse toujours, invisible.

Que voir là où plus rien n’est visible ? Pourquoi revenir à ce souvenir ancien, dont les traces s’effacent à mesure que s’éloigne mon enfance ? Que recèle cette boîte de béton close et camouflée, ce tombeau tabou, vanité de ces vies dont personne ne se souvient ? Quelques arabesques bleu pâle sur un carreau de céramique poli par le temps, quelques parfums d’aventure, de poussières, d’acres effluves et chargés d’iode, un petit goût d’interdit fouetté par le vent du large…

Qu’écrire à partir de ces bribes évanescentes, de souvenirs et rêves mêlées ? y a-t-il un fil à tirer, de l’étoffe à tisser ? De quelle histoire, de quelle réalité, de quelle matière cette maison vide, enténébrée, sera-t-elle la chambre noire ? Il faudrait y songer encore.

proposition n° 3

Si l’on en croit la mythologie grecque, Héraclès, fils de la belle mortelle Alcmène et du volage Zeus, est à l’origine de la voie lactée, lumineuse trajectoire au cœur de nos noires nuits. Plusieurs légendes en font état. Toutes sont d’accord sur un point : Héraclès a bu le lait divin du sein d’Héra, redoutable épouse bafouée de Zeus, pour devenir immortel. Mais toutes varient sur les circonstances.

Selon la première, c’est Zeus qui a ordonné à Hermès, son fils ailé, messager des Dieux, de profiter du sommeil d’Héra pour coller son fils illégitime à son sein,

Selon la deuxième, c’est Hermès qui en a pris la décision de son propre chef, considérant que tout fils de Zeus devait goûter à l’immortalité,

Selon la troisième, dans sa voracité l’enfant mordit le téton de l’irascible Héra qui, réveillée par la douleur, le repoussa brutalement, faisant ainsi jaillir le lait divin dans le ciel nocturne,

Selon la quatrième, l’enfant vorace s’étouffa en buvant trop goulûment ; il lâcha le téton en pleine montée de lait, propulsant ainsi le précieux liquide à travers la voûte céleste.

Reste le mystère incommensurable de ce voile lacté épandu sur le manteau de la nuit, de cette arche laiteuse et scintillante qui enjambe les siècles, immortelle.

proposition n° 2

Il ne se souvient pas s’il est rue Fortunée, il fait noir et seule une bougie qui tremblote dans un coin fait jouer les reflets sur les veines acajou du bois de lit, il cherche sa canne, trouve le froid pommeau si bien fait à sa main, retrouve le grenu des pierres turquoises qui en constellent l’or comme autant de grains de chapelet, ce contact le rassure, mais il peine à se soulever, sa jambe le fait souffrir… Il y a dans l’ombre des prunelles qui le dévisagent, un regard plein d’autorité et de bienveillance, qui plane dans l’air, qui le surplombe, immobile et vertigineux… il s’est peut-être endormi un instant, il lui a semblé qu’Holbein lui massait les tempes en lui expliquant les avantages de la sanguine, de l’encre noire et de la craie blanche, la bougie s’est éteinte mais la lumière filtre sous les épais rideaux mal refermés, et il reconnaît maintenant le portrait exécuté par Holbein, celui qu’il a dégoté à un prix dérisoire, il l’a accroché dans sa chambre, au-dessus du lit, sur les murs tendus de bleu soyeux, mais il ne sait plus quelle chambre quelle demeure, il marche maintenant dans un long couloir, dont il a perdu l’habitude, aussi se cogne-t-il aux crédences, manque de renverser une statue, un vase, ses pieds s’enfoncent dans un tapis épais qui semble courir qui veut l’emporter, il voudrait appeler Laure, Zulma, ou la dilecta, mais il a soudain peur d’éveiller la jalousie de sa belle Etrangère, il rassemble les pans de sa blanche robe de chambre et cherche sa petite table, dessus il y a la cafetière, il lui faut un café, il doit être minuit, mais il ne sait plus le jour le mois l’année, la maison est silencieuse, les idées fusent telles des fulgurances aiguës, il doit les coucher sur papier, il n’y a pas de temps à perdre, il ne sait plus si les images qui lui viennent en grand tumulte à l’esprit lui remontent du passé ou projettent l’avenir, lui, le visionnaire qui ne voit plus grand chose, il sait juste qu’il est urgent d’écrire, il barbouille une feuille maintes fois barbouillée, il faut finir (La Cousine Bette), tant d’autres projets encore à mener, mais ses initiales ont disparu de la cafetière, il ne les sent plus sous ses doigts, il s’affole, son souffle est court, son cerveau assailli de projets grandioses se congestionne, se consume du feu de ses passions, alors il tambourine à la porte, il ne sait plus le mot de passe, Laure, Laure, il faut m’aider maintenant, il faut appeler Bianchon, et tandis que claquent des boules de billard sur un tapis feutré, il griffonne encore quelques mots pour peaufiner sa phrase, il exulte, il a réussi, (La Grenadière) est prête pour la publication, et la rumeur de la salle monte jusqu’à sa loge, les rideaux s’ouvrent, découvrant la diva, qui d’un geste fait taire tout le public, dans un silence prodigieux, incandescent, il la voit : c’est elle, c’est Eve, elle est revenue, elle se penche sur lui, elle lui sourit…

proposition n° 1

Un air froid traverse l’espace par vagues, secouant les branches dénudées des bouleaux et des peupliers, – les bras chargés des sapins chuchotent à peine, dans un conciliabule sibyllin, avec des gestes feutrés empreints d’épais mystères bruissants. La nuit tombe. Sous un banc un morceau de plastique s’agite, décolle en flèche puis tournoie autour des balançoires, enfin se cramponne à la barre d’un tourniquet — grinçant sous la poussée invisible ; le plastique s’échappe, virevolte, se frotte aux buissons de buis ; la prochaine vague l’emportera sans doute, comme un oiseau qui picore, d’un point à l’autre de cette aire de jeu désertée ; peut-être même qu’un souffle plus puissant l’emmènera encore plus loin, qu’il dévalera la pente abrupte de l’allée qui serpente entre les arbres et les gros blocs d’immeubles, sombres à cette heure. Immobiles dans la tourmente, hiératiques, silencieux. Leur aspect massif pourtant contrebalancé par leur silhouette dégingandée : ce sont des cubes empilés les uns sur les autres, comme des dés qu’une main géante aurait versés, conglomérats hasardeux, défiant la gravité, habitats superposés, dont les faces percées de rectangles laissent deviner, parfois, par les minuscules fentes oblongues qui strient leurs volets fermés, en pointillés, des filets de vie.

Comme sous le coup d’un enchantement. Une poussière de fée invisible s’est déposée partout, estompant la réalité des choses, comme sur une photographie sépia. Les pas sont absorbés par l’étrange silence qui a envahi les lieux. L’absence de bruit résonne de l’écho des voix absentes ; les rires, les cris, les interpellations, les murmures, de tout ce chœur immémorial qui hante les lieux s’est évaporé dans la chaleur estivale. Les visages croisés chaque jour ont disparu, et toute trace ou presque de leur passage.
Les couloirs sont déserts, plus un pull oublié dans un coin, plus d’amoncellements de sacs, plus de papiers de bonbons ou de copies froissées, plus de traces noires sur le sol, de pain écrasé ou même de terre, de feuilles, d’humidité. Les sols sont secs, luisants, immaculés.
La salle de réfectoire est vide, ses baies vitrées ouvertes sur la cour morne et muette, ses murs blancs grenus mouchetés sommeillent, apaisés. Les tables restent alignées, séparées à intervalles réguliers par d’artificielles claustras lestées de piteuses plantes en plastique.
Tout dort, comme il y a cent ans sans doute.
Seule persiste l’odeur vivante, entêtante, entêtée, cette odeur mêlée d’enfance, de produits nettoyants et de bouffes de collectivité, cette odeur de cantine qui traverse les âges, résiste à tous les enchantements, et distille, fluide, la mélancolie.

C’est au moment où le sentier dans les pins semble définitivement s’égarer. Un pas de côté suffit. En pente douce, la terre rouge envahie de végétation épineuse, parfumée, cède vite à la roche, rêche, qui s’effrite en bord de falaise.
Ce jour-là la mer, la pluie, le ciel, la brume, l’écume, tout est liquide, iodé, galvanisant ; le vent vous fouette, la vue vous frappe.
A votre droite, une île se découpe dans la lumière grise, sa silhouette tourmentée évoque un dragon allongé, l’épine dorsale hérissée de pins. Au-dessus de sa gueule vorace ouverte au grand large, clignote, taquin, le feu du phare, à peine estompé par le flou de la pluie.
A votre gauche, la mer semble grossir les cieux, noyant l’horizon dans l’ombre de lourds nuages noirs. Ventrus, menaçants, grondants, ils se défient, se jaugent, se pressent, se rudoient, se jettent dans une course effrénée. Soudain l’un deux se perce : un jet d’eau puissant se déverse dans les flots, d’abord formant une courbe, puis s’épaississant, se redressant, se faisant puissante colonne, colossal pilier, faisceaux de trombes d’eau précipités dans la mer, qui se creuse, rejaillit, tournoie, en partie dans les airs, formidables giclées d’écume, en partie dans ses eaux, énormes vagues, vigoureux rouleaux, tant et si bien que la base de la colonne n’est plus que bruine, tandis que la pression du nuage s’apaise…
Alors, dans le gris lumineux du lointain, l’œil du dragon étincelle. Comme aspiré par la gueule ouverte du monstre, le typhon s’est évanoui, s’est dissout, a disparu.



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1ère mise en ligne 1er janvier 2019 et dernière modification le 4 mars 2019.
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