contribution auteur | Marceline Putnai

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proposition n° 4

On est tout de suite enveloppé par le chaud une fois passées les deux lourdes portes à battants. Dans le hall, il y a deux tables, deux demi-lunes côte à côte posées contre l’immense vitrage. Quatre chaises peu confortables. Un distributeur de boissons renégat. Les reflets de lumière diffus venant de l’autre côté de la vitre caressent le carrelage et la surface beige des tables.

C’est l’heure où ils arrivent, chacun avec son sac. Les sacs sont très différents, certains sont minuscules et ne contiennent que le strict minimum, d’autres absurdement volumineux. Sacs à dos, sac en plastique de supermarché, sac de sport à bandoulière. Eux, ils sont un peu gauches, beaucoup marchent de travers ou boitillent ; ils sont empêtrés dans leurs vêtements d’hiver aux couleurs sombres, des dames ont l’air triste et fatigué. Des messieurs en pantalon de velours parlent un peu forts. Ils s’embrassent pour se saluer puis émargent la feuille posée sur une des demi-lunes ; ils disparaissent ensuite, avalés l’un après l’autre par le tourniquet devant lequel ils attendent à la queue leu leu.

Quelques minutes plus tard, ils réapparaissent de l’autre côté de la vitre, légèrement en contrebas. Ils sont immergés jusqu’aux épaules environ. La lumière est douce, leur peau est fragile et laiteuse. Ils sautillent lentement, c’est élégant et étrange dans cette sorte d’apesanteur ; ils continuent à embrasser les nouveaux arrivants et à parler fort sans doute. Ils sont muets désormais derrière la vitre. Ils forment un cercle et avancent en sautillant toujours. Sur la moitié du bassin ovale en face de celle qui jouxte la vitre, il y a un muret carrelé bleu marine assez haut. Un jeune homme s’y tient maintenant debout. Ça va commencer. Il est midi, ils n’ont pas croisé les enfants qui viennent de remonter dans le car, les lacets défaits, les manteaux boutonnés n’importe comment, les cheveux mouillés et les yeux rouges. Les enfants sortent toujours par la porte du fond, à côté du vestiaire collectif.

On a changé l’eau pendant les fêtes et la piscine est restée fermée pendant deux semaines. Les bassins ont été vidés et nettoyés. Ce sont de gros robots qui font le plus gros mais les finitions sont assurées par le personnel d’entretien, ils frottent la crasse qui résiste dans les joints et les petits goulets sont nettoyés avec des brosses à dents. Il paraît que c’est une puanteur et une infection quand les brosses attaquent le dépôt de crasse au fond du bassin.

Une dame de l’équipe de nettoyage a retrouvé dans une des réserves derrière les locaux techniques des effets personnels à côté d’un tuyau de chauffage. Quelqu’un a dormi et mangé ici. Quelqu’un a installé par terre un matelas bleu, un de ceux qui flottent et sur lesquels les gamins adorent courir avant de se jeter dans l’eau, au bout. On n’a rien sali ni endommagé. On a seulement oublié un demi-paquet de biscuits, un débardeur thermolactyl gris en taille L avec des trous dans le dos et une paire de lunettes de supermarché très usée, correction +4. C’est la plus forte correction possible pour ce type de lunettes. La dame de ménage se dit que s’il n’a pas d’autre paire, ça va être difficile pour lui. Elle pense qu’il s’agit d’un homme, sans pouvoir expliquer pourquoi.

Les techniciens, les maîtres-nageurs, les dames de la caisse et l’équipe de nettoyage sont tous au courant maintenant. On a posé le paquet de biscuit, le débardeur et les lunettes sur le bureau de la direction. Tout le monde les regarde. On réfléchit.

J’essaye de tendre davantage le bras pour gagner un peu d’amplitude et de vitesse. C’est vrai que l’eau est propre, on voit bien le fond. Il faut penser à tant de choses en même temps pour une nage efficace et fluide. On a l’impression que les bons nageurs glissent sans effort, sans éclaboussement ni écume. C’est trompeur.

Ici, tout est aboli ; les maillots de bains sont comme les pyjamas d’hôpitaux, ils ne racontent rien ou pas grand-chose. Les corps parlent, un peu.

C’est idiot, ces vingt-cinq mètres dans un sens puis dans l’autre, mais tout le monde s’y efforce, dans sa ligne. On s’applique. C’est une parenthèse absurde et hypnotique. Plus de poids, plus de sol, plus d’appui, rien de solide si ce n’est ces deux murs à chaque bout du bassin que l’on repousse fort pour mieux repartir, plus de son sous l’eau.

J’aime les piscines. La piscine austro-hongroise avec des ardoises sur les cabines pour écrire son nom à Budapest, la piscine de centre thermal à Dax où des jeunes hommes très beaux font faire en silence des exercices à des dames qui portent des bonnets extravagants, la piscine du Cours de la République au Havre où les sans-abris venaient il y a longtemps prendre leur douche, la piscine art déco et son toit rond à Stuttgart où chaque bruit résonne trop fort et où on s’efforce au silence, la piscine chic à Lugano à quinze euros l’entrée et toutes ses dames très bronzées. Il faut deviner les gens des piscines. On les invente comme on habille des poupées, on essaye, on recommence. Parfois on est déçu à la sortie quand on les recroise tout recouverts de vêtements, d’accessoires, beaucoup plus lisibles.

— Qu’est-ce que vous écrivez ?
— Rien de précis, je passe le temps en attendant d’aller nager. L’entraînement commence dans vingt-cinq minutes et je ne savais pas où aller.
— Vous ne trouvez pas ça bizarre, cette grande vitre avec le bassin juste derrière ? Ça fait un peu aquarium.
— Oui, un peu, mais j’aime bien !
— Oui, moi aussi, j’aime bien, mais c’est bizarre. Ça ne vous gêne pas d’être assise là, à les regarder barboter.
— Non. Eux, ça n’a pas l’air de les gêner non plus.
— Oui, vous avez raison. Ils ont l’air de s’en foutre.
— Oui, je crois. Mais regardez bien, ils ne barbotent pas, ils sautillent plutôt !
— Oui, oui, c’est juste, ils sautillent. Vous n’imaginez pas à quel point d’ailleurs ils sont heureux de pouvoir sautiller encore.
— Si si, justement, c’est à ça que je pensais !
— Vous me feriez lire ce que vous avez écrit ?
— Oui, si vous voulez. Tenez.
Il cherche quelque chose dans la poste de son blouson bleu et jaune. Il repousse une mèche blanche qui lui tombe dans les yeux.
— Ah merde, c’est vrai, j’ai perdu mes lunettes.
— C’est ennuyant ça.
— Bon, qu’est-ce qu’on fait ? Vous pourriez toujours me le lire.
— Quoi, comme ça, ici ?
— Ben oui, vous me le lisez et en même temps, je les regarde de l’autre côté de la vitre. Comme un théâtre. Vous connaissez Pina Bausch ? Cela me rappelle toujours Pina Bausch. Kontakthof, c’est terrible, ce truc.
— J’y vais alors, vous êtes sûr ? Vous savez, c’est pas terrible.
— Ça fait rien, ça.
— Bon, je commence alors.
— D’accord ! Dites, vous avant de commencer, vous n’auriez pas un biscuit ?

proposition n° 3

Selon ce qu’on dit, Alexandre servait de modèle à Manet ou nettoyait ses pinceaux. Pris en flagrant délit alors qu’il sifflait en douce un verre de liqueur, le gamin est menacé de renvoi par le peintre. Quelques heures plus tard, l’enfant se pend dans l’atelier. Il se pend avec une corde fine qui est entrée profondément dans les chairs, ce qui fait qu’on a du mal à la couper.

Selon Beaudelaire qui en a fait un poème en prose, les parents du gamin, du fond de leur taudis, n’ont pas bronché quand le peintre bouleversé est venu leur annoncer le drame. On les voit bien, oui, les trognes ahuries dans leur taudis infect, abrutis de vinasse. La mère d’Alexandre se rend chez l’artiste peu après le drame pour récupérer la corde et le clou. C’est à elle qu’il la cède. Il a été sollicité par de nombreux voisins désireux de récupérer la relique.

Selon une croyance qui remonte à l’Antiquité, les cordes de pendus portent bonheur. On a vu du chanvre se transformer en or.

Selon les chroniques, Manet a été si impressionné par cette histoire qu’il a changé d’atelier. Il aurait eu quelques difficultés à se remettre sérieusement au travail.
Selon Alexandre, la vie était douce avec ce bonhomme-là. Il avait chaud, il était bien, parfois on lui caressait les cheveux. On lui parlait aussi, et les dames lui lançaient des friandises. Alexandre aimait les couleurs, la matière épaisse sur les toiles, les poils soyeux des pinceaux ou ceux plus drus des brosses. Il aimait aussi le petit chapeau rouge qu’il avait eu le droit de garder après que son dernier portrait eut été terminé. Il jouait au défilé des zouaves dans la rue et la porteuse de lait l’avait à la bonne. Un jour, il avait volé un peu de papier et un bout de crayon. Si on avait regardé au fond de ses poches quand on l’a décroché de son clou, on aurait trouvé ses jolis petits dessins maladroits tout chiffonnés.

Reste le cartel du musée Calouste Gulbenkian de Lisbonne, selon lequel Alexandre est une huile sur toile de 55 sur 65 centimètres intitulée L’enfant aux cerises.

proposition n° 2

Son cou ruisselle de sueur sous le lourd paletot noir. Il paraît qu’il a l’air plus grand avec ce manteau en astrakan, cintré à la taille. Il sent le givre fondu et la salive lui dégouliner dans la barbe. Ses sourcils aussi se mettent à fondre on dirait, il a de l’eau dans les yeux. Il tourne la tête furieusement, s’ébroue comme un chien et rit comme un ogre. Il vient de perdre son chapeau. Sa toque noire est derrière lui, posée sur la glace. Il fait demi-tour brusquement, les lames de ses patins mordent la glace. Il reprend de l’élan, il sent les muscles de ses cuisses, il retrouve sa vitesse, sourit.

Il se sent ours, il se sent loup, il se sent ogre, oui ! Ogre de ses cheveux noirs et épais, de son gros nez écrasé, de sa bouche édentée déjà, de ses sourcils broussailleux, de ses mains larges, épaisses, faites pour saisir, pétrir, tailler, trancher, couper. Il aime les manches ronds de sa faux et de sa fourche, l’odeur du cuir qu’il coud pour assembler des chaussures. La matière, il l’aime aussi tiède, molle et ferme à la fois sous les jupes des kazakhes, des ossètes, des tziganes et des filles de moujiks. Il se sent fou d’aimer vivre à ce point, d’aimer soumettre ce corps infatigable à tant d’épreuves, de le faire courir, sauter, marcher, chevaucher, se battre et aimer.

Il a envie de rugir, de hurler, de crier, de sortir de lui-même, d’être la glace, le froid, la neige, le chemin qui crisse sous les patins des traineaux, d’être le gibier traqué, la forêt de bouleaux, la hache qui tranche, l’arbre qui meurt, le feu dans le poêle.

Personne ne peut le voir, n’est-ce pas, là, maintenant, grand corbeau tragique sur son lac gelé ? Il glisse, encore et encore. Ici, on ne glisse pas comme à Moscou, pour l’hygiène ou les rencontres. Ses poumons le brûlent, il file, les pans de son paletot soulevés comme deux étendards sinistres. Il a assez tourné et vient s’étaler de tout son long près de sa jument.

Il a la face enfoncée dans la neige épaisse, les yeux ouverts. Il s’écoute respirer bruyamment, follement. La grande machine s’était emballée, elle se calme maintenant. Il sent son sexe douloureusement dur s’apaiser lui aussi. Alors, il se relève, se déchausse, remet ses bottes et range les patins dans sa lourde sacoche accrochée au flanc droit de la jument.

Mais que faire de tout cela ? Ce soir, il faudra écrire, saisir une plume entre ses pognes sauvages et écrire, penché sur ses feuillets dans le silence et les odeurs de bois sec et de soupe. Et cela aussi, sans retenue, il passera la nuit courbé ainsi à gratter le papier.
Et rien ne sera jamais assez, il ne sera jamais repus, rassasié. Toujours plus de mots, plus de lettres, de phrases, plus de champs à faucher, d’arbres à couper, de veaux à faire naître, et aussi plus de cuisses, de hanches, de seins. Il pense après chaque jouissance à la prochaine qui devra être meilleure. Plus de chants, de paroles en l’air, d’alcools, de verres qui trinquent, de folies d’ivrogne.

Il sent quelque chose sur sa joue rugueuse et gelée. Un chien maigre à faire peur, galeux, errant, puant la charogne, lui lèche la barbe. Doucement il attire l’animal à lui. Il le soulève, le met au chaud dans le creux de son manteau, monte en selle et s’éloigne doucement. Lev se réveille calme et confiant.

proposition n° 1

1.

Une sente dans la forêt monte droit, traversant le chemin balisé. La trace commence sous les ronces, un arceau lourd de mûres en semble être l’entrée. Elle se poursuit, elle hésite, tourne à droite, un peu, à gauche puis disparaît là-haut sous la futaie.

On voit bien qui pourrait l’avoir imprimée dans l’humus, cette trace. On imagine quel genre de petit corps souple et chaud a pu marquer le paysage de ses habitudes. Il y a de l’étrangeté, de la magie dans ce sillage. Si on pouvait l’emprunter, on se perdrait à jamais. Ce sillon ne peut mener qu’à l’inconnu, vers une forêt plus profonde, plus intense, où les feuillages s’ébrouent puissamment, où l’herbe des clairières ressemble à une fourrure mouvante dans le vent fort.

Il faut du courage et de l’enfance pour affronter cela.

2.

Il marche et se retient encore. Il a très envie de courir. Son souffle court, le bruit qu’il fait en marchant, le gênent. La nuit tombe. Déjà, les sons sont plus forts. Maintenant, il sent clairement la présence derrière lui. Il sait qu’un regard est accroché dans son dos, au niveau des omoplates.

Il n’entend pas les pas de l’autre, cela veut dire qu’il prend soin, l’autre, de marcher exactement comme lui, avec le même rythme et la même amplitude. Il sent aussi le froid sur sa nuque découverte. Elle est vulnérable, sa nuque. Il va se mettre à courir, c’est certain. Oui, au prochain craquement, il va partir en trombe, ses bottes maladroites vont piétiner stupidement la terre molle. Il ne se retournera pas sur sa peur.

Se retourner la ferait à coup sûr exister.

3.

A ce moment-là, il faut décrocher. Ne pas répondre aux questions du pompier dans l’ambulance, ne pas regarder par la fenêtre l’aube blafarde de la campagne, ne pas essayer de se repérer, prendre la douleur comme un tremplin, exactement oui, comme un tremplin. Mettre sa conscience tout à fait ailleurs. Il y a un trou noir, un noir brillant et profond, lustré. Les bords du trou sont luisants, doux comme des muqueuses molles et désirables, on s’y jette. Cela doit être impérativement vertigineux, cette affaire-là, sinon cela ne fonctionne pas. On se précipite dans ce vertige ténébreux, dans ce gouffre sombre, on tombe à toute allure, on trompe tout le monde ainsi.
La douleur se fait avoir, parfois.



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1ère mise en ligne 4 janvier 2019 et dernière modification le 10 janvier 2019.
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